Esther se lacère la peau au gré de ses promotions sociales. Devant et derrière la caméra, Marina de Van, une personnalité radicale, réalisatrice d’un premier film digne de Buñuel.
Rendez-vous avait été pris dans un café de Beaubourg un jeudi de beaujolais nouveau, piquette survendue dont l’adage populaire voudrait qu’après en avoir ingurgité trois verres, on ressente la saumâtre impression de « pisser des lames de rasoir ». Ces mêmes lames de rasoir qui, précisément, ne manquent pas dans le premier film de Marina de Van, Dans ma peau. Lames acérées, aiguisées, au tranchant desquelles la cinéaste actrice se taillade les peaux, une heure et demie durant, en proie à une pulsion que le film se garde bien de vouloir expliciter. Poliment, sans sécheresse, elle repousse l’invitation de saison : « Merci, mais je ne bois pas de vin. »
Qu’elle ne tienne pas le vin, Marina de Van l’a prouvé : il y a au centre de Dans ma peau une scène de restaurant (scène difficile, peuplée de bavardages qui sont autant de pousse-au-meurtre) au cours de laquelle Esther, le personnage qu’incarne Marina de Van, est prise d’hallucinations, après quelques verres d’un très bon pinard. Visions étranges : son bras coupé en morceaux, détaché de son propre organisme, sa main possédée, tyrannisant la viande saignante dans son assiette, malaxant de ses doigts la cuisse du poulet avant de descendre à sa propre cuisse. Que celle qui a écrit cette scène préfère se raconter sans éthylisme, rassure : « J’ai 31 ans, je suis née à Paris, j’ai passé une large part de mon enfance et de mon adolescence à Saint-Germain-en-Laye, j’ai deux frères, et, après un bac littéraire, j’ai suivi des études de philo. L’année de l’agrégation, j’ai laissé tomber. J’ai préféré opter pour les Beaux-Arts ou la Fémis. Les Beaux-Arts n’ont pas voulu de moi : ils imaginaient une fille conceptuelle, et ils m’ont rejetée avec une formule que je n’oublierai jamais : « Vous êtes trop plastique ! » J’ai intégré la Fémis en 1993. »
Elle en sort en 1997 après y avoir mené à terme deux courts métrages. Le premier d’entre eux, Bien sous tout rapport, était déjà en soi une petite bombe, couronné partout, de Clermont à Chicago. Il fait surtout partie de ces courts qui ont agité le landernau français, de façon presque trop prévisible. Si bien que, pour le décrire, ce sont toujours les mêmes mots qui reviennent : « C’est l’histoire d’une fille à qui ses parents apprennent à tailler merveilleusement des pipes. »
Revoir ce court métrage aujourd’hui, avec Dans ma peau pour écho, c’est redécouvrir un film qui, par-delà ses provocations d’usage, manifeste un certain goût buñuelien dans l’ironie distante du jeu des acteurs, jamais criard, mais gardant fermement le cap d’un détachement placide, et surtout une charge non pas contre celles ou ceux qui gâchent la pipe avec les dents mais plutôt à l’encontre des familles qui ont un souci quasiment obsessionnel de la perfection. Du coup, qu’un tel ovni soit labellisé Fémis avait son sens, ou du moins gagnait en verdeur, en méchanceté : il s’agissait moins de provoc bourgeoise de bon aloi, façon « Chéri(e), fais-moi peur », que, en poussant l’absurde jusqu’au bout, de filmer comment on peut survivre dans une école censée enseigner la perfection cinématographique, à l’intérieur de laquelle ses pupilles portent déjà le poids d’une responsabilité à l’égard de leur position, de leur privilège, et du rendu immanquablement génial qui en découlera.
Marina, déjà, y interprétait le rôle principal et n’hésitait pas à aller au charbon. « Mes parents aimèrent bien le film quand je leur ai montré. J’avais organisé une projection vidéo sur l’écran télé familial, et je me tenais sous la télévision avec un carton à la main. Si bien que quand est venu le plan où je fais la pipe, j’ai brandi le carton pour cacher cette zone de l’écran que mes parents n’auraient su voir. Puis mes parents ont triché, et sont retournés le voir en salle. Est-ce que j’avais des problèmes à régler avec eux ? Oui et non. Mes frères jouent dans Bien sous tout rapport, et mon père, après lecture du scénario, a refusé d’interpréter le rôle du père dans le film. » Plus tard, tout en riant, elle se rappellera en vouloir encore à sa mère qui, à la suite d’un accident de voiture qui lui a écrasé la jambe à 8 ans, a jeté le pantalon taché de sang qu’elle portait à ce moment.
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Le souci de perfection que Bien sous tout rapport massacrait court encore, telle une lèpre, à l’intérieur de Dans ma peau. C’est durant une soirée où Esther, bien mise, est censée croiser des gens influents, susceptibles de l’aider à obtenir un poste, qu’en rôdant dans le jardin attenant à la villa, elle avance dans la nuit et s’enfonce dans des sables mouvants faits de tôles et de fers, dans lesquels elle s’entaille le mollet. Sans ressentir la moindre douleur, tenant à garder une certaine façade, elle rejoindra la fête, dansera, papillonnera, mondanisera, sans s’apercevoir que sous le tissu déchiré de son pantalon, sa plaie va s’ouvrir, son sang s’égoutter. Et que l’extraordinaire est justement qu’elle puisse continuer à faire comme si de rien n’était, à cacher sous un sourire de société, sous des ambitions, sous des projets, cette coupure qui, à force d’insistance, est devenue un pont entre son image et ce qui bout en elle.
La sauvagerie du film est lancée, qui ne surprendra pas ceux qui avaient vu Rétention, un autre de ses courts métrages. On risque une comparaison : il y aurait un côté Marnie dans cette Esther qui, comme l’héroïne d’Hitchcock, chaque fois qu’elle doit se plier à une sorte de prostitution sociale, voit ses blessures ressurgir. Ainsi, à chaque promotion d’Esther, la pression augmente d’un cran, et la pulsion à s’automutiler avec elle, comme seule réponse à la perfection et au rêve de confort que son fiancé (Laurent Lucas, désemparé) ou son entreprise attendent d’elle. « Je n’aime pas trop Marnie, que je trouve être un Hitchcock bavard, explicatif, psychanalytique. »
C’est en oubliant tout rapport de cause à effet que Marina de Van a précisément emmené son film sur une route très peu fréquentée au cinéma, où des séquences se frottent, se piquent, mais en feignant de s’ignorer, ne cherchant jamais à s’entremêler, mais voisinent, indifférentes : d’un côté la vie sous pression, la vie de couple, la vie de bureau, et, de l’autre, la vie à côté de la vie, la vie intérieure, planquée dans les sanitaires, dans une chambre d’hôtel, à se creuser la chair. Ce que les pressions sociales vous font à l’intérieur, ici finit par se voir à l’extérieur. « Je voulais qu’Esther soit ambitieuse, qu’elle soit de ces gens en qui on peut tous s’identifier, mais ses ambitions ne sont pas suffisantes. La plus forte pression émane d’elle, de son volontarisme. Mais ce qui est surprenant, c’est que ça ne l’annule pas, de s’abîmer. Il n’y a pas de dégradation de sa capacité à fonctionner en société. On peut être parfaitement présentable et complètement ravagée. Là, il y a un isolement. Cette fille s’est évidée. »
Ce scalp auto-infligé devenant une manière manifeste de dire au reste du monde « Je me casse » ou « Je m’arrache ». « Mais les symptômes d’Esher ne fonctionnent pas seulement comme réponse sociale : à vivre dans les projections que l’on se fait, on se crée immanquablement des lacunes. Le film s’est écrit sur un triple constat. On ne peut être un. Mais on ne peut pas être plusieurs sans être un paradoxe vivant. Et du coup, le présent, ou l’expérience, est une chose qui n’existe pas. » Cette fuite en elle de la sensation de douleur, l’absence de peur devant ce qui est pour tous un interdit (se blesser), cet appétit à ne reculer devant rien, à confondre la chair et l’image de la chair, est au c’ur de l’effet dévorant du film, qui pousse le spectateur dans des retranchements insoupçonnés de son pouvoir à croire en l’image, candidement et surtout par confusion généralisée. Elle-même est le fruit de cela, qui dit : « Une lame dans ma main ne m’effraie pas. Tout le reste, si. » A commencer par les explications de texte, les liens avec d’autres artistes, d’autres films. Même une comparaison avec les films de François Ozon, chez qui elle a joué (Regarde la mer, Sitcom) ou avec qui elle a coécrit ses derniers films (Sous le sable, 8 femmes), est ici de trop. « C’est un autre travail, ça n’a rien à voir. » On ose à peine évoquer Gina Pane, et à lui trouver des accents d’actionniste viennoise, on court à l’échec : « On m’a beaucoup parlé de Gina Pane, mais je ne voulais pas aller voir. Pour l’heure, je rejette en bloc toute mutilation consciente, programmée, dans le cadre d’un happening, d’une performance artistique, théorique. Je me retranche derrière le fil conducteur de mon film, qui repose sur un individu. »
Toute ressemblance avec Béatrice Dalle cannibale chez Claire Denis ou avec la PJ Harvey des deux premiers albums (avec ce corps effectivement très Dry) serait fortuite. Elle sourit à l’évocation de Cronenberg, boude à Bergman (Cris et Chuchotements, en hystérie féminine évidente) et ne soupçonne pas combien son film dialogue avec le mal-aimé Demonlover d’Assayas (elle ne l’a pas vu). Mais c’est encore elle qui propose la définition qui nous convient le mieux : « Un type qui a vu le film a laissé un message sur le répondeur de mon frère : « Ta s’ur elle est jolie et tout, mais on dirait que sa tête a été posée sur le corps d’Iggy Pop. » Lequel, sur Raw Power, chantait tout à la fois Gimme Danger et Penetration.
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