A une gauche qui s’étiole, l’accélérationnisme apporte peut-être la réponse. A quelques semaines de la COP21, le penseur Steven Shaviro nous explique comment l’accélérationnisme, l’une des théories sociopolitiques les plus radicales du moment, rebat les cartes face à la crise imminente.
C’est l’histoire d’un âne également affamé et assoiffé, placé entre une botte de foin et un seau d’eau, qui finit par se laisser mourir d’inanition faute de savoir par lequel des deux commencer. Connu sous le nom du paradoxe de l’âne de Buridan, cette fable illustre, en philosophie, un dilemme poussé à l’extrême. L’immobilisme qui en est la conséquence n’est pas sans commune mesure avec l’impasse dans laquelle se trouve aujourd’hui l’imaginaire de la gauche. Incapable de choisir entre modernité technologique et justice sociale, paralysée par la nostalgie, celle-ci semble actuellement se retrouver en panne de futur.
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Tel est du moins le constat que dresse l’accélérationnisme, l’une des pensées sociopolitiques les plus radicales du moment : les politiques actuelles sont incapables de générer les nouvelles idées qui permettraient de faire face aux menaces d’annihilation à venir. Face au déréglement climatique et à la destruction terminale de certaines ressources naturelles, tandis que la crise gagne en force et en vitesse, les mouvements antiglobalisation se sont révélés impuissants. Regroupant une myriade de penseurs d’obédiences diverses, s’alimentant aux pensées de Marx, Deleuze et Guattari, Nick Land mais aussi à la science-fiction, l’accélérationnisme propose d’accentuer les tendances auto-destructrices du capitalisme. Pour reconstruire, il faut d’abord détruire ; pour agir dans le présent, il incombe de brosser des fictions d’avenir. En 2013, Alex Williams et Nick Srnicek publiaient le Manifeste pour une politique accélérationniste, contribuant à faire connaître ces idées auprès du grand public. Un an après, le manifeste était traduit en français par la revue Multitudes.
Aujourd’hui, l’accélérationnisme demeure tout aussi polémique. Mais avec le temps (court, témoignant de la rapidité de diffusion de la pensée à l’ère 2.0), il s’est également vu interprété et nuancé de différentes manières. En art notamment, où le concept d’ « esthétique accélérationniste » faisait son apparition dans les colonnes de la revue en ligne e-flux. A son origine, le penseur et critique culturel américain Steven Shaviro, professeur de littérature et de cinéma à la Wayne State University à Detroit, auteur de plusieurs livres sur le sujet, dont No Speed Limit paru cette année. A quelques semaines de la COP21, la conférence sur le climat qui se tiendra à Paris en décembre, il revient avec nous sur l’accélérationnisme : le lien au marxisme, la relation problématique à l’écologie, mais aussi l’importance fondamentale de la science-fiction en particulier et de l’art en général – pour dessiner d’autres futurs possibles.
Comment définiriez-vous l’accélérationnisme pour quelqu’un qui n’en a jamais entendu parler ?
Steven Shaviro – L’accélérationnisme proclame que la seule manière de dépasser le capitalisme est de pousser sa logique à l’extrême, c’est-à-dire d’exacerber ses tensions internes en accélérant son développement pour de le faire imploser. Marx, déjà, tenait par moments un discours similaire. Notamment lorsqu’il parlait des contradictions du capitalisme, contradictions dont il faisait du communisme la résolution. Ce dernier mot est à prendre au sens de l’ »Aufhebung » dont parle Hegel – même si je ne suis pas certain que Marx emploie ce terme-là.
Plus spécifiquement, l’accélérationnisme se base sur la croissance exponentielle des médias de masse. Ce phénomène est perçu comme potentiellement émancipatoire – soit que les médias puissent être utilisés à des fins anticapitalistes ; soit que leur développement intrinsèque finisse de lui-même par déstabiliser le capitalisme. Dans tous les cas, les accélérationnistes s’opposent au système de pensée dominant chez les partis de gauche actuel, à savoir leur méfiance envers la technologie, leur organicisme, et leur insistance sur la primauté du local. A la place, ils s’appuient – consciemment ou non – sur un concept développé par Deleuze et Guattari dans L’Anti-Œdipe : la déterritorialisation [qui décrit tout processus de décontextualisation d’un ensemble de relations permettant leur actualisation dans d’autres contextes]. Selon eux, le capitalisme est animé de profondes tendances déterritorialisantes, bien qu’en dernier retour, ce soit toujours la reterritorialisation qui finisse par l’emporter par besoin de conserver l’état des choses. Pour la plupart des accélérationnistes, ce mouvement de déterritorialisation est potentiellement révolutionnaire.
On a coutume d’associer plusieurs penseurs à l’accélérationnisme : Ray Brassier, Nick Srnicek et Alex Williams, Benjamin Noys – à qui l’on doit le terme -, ou encore Armen Avanessian. S’agit-il d’ un mouvement?
Il serait plus juste de qualifier l’accélérationnisme de tendance plutôt que de mouvement organisé et unifié. Les penseurs que vous mentionnez l’ont interprété de différentes manières. En réalité, Benjamin Noys a inventé le terme pour dénoncer la tendance. Il trace une ligne qui part d’un certain moment dans la philosophie française des années 1970 (avec L’Anti-Œdipe, mais aussi L’Economie libidinale de Jean-François Lyotard et L’échange symbolique et la mort de Jean Baudrillard), et relie ces auteurs-là au philosophe anglais Nick Land, très influent dans le monde universitaire anglo-saxon des années 1990 (voir par exemple son livre Fanged Noumena), et à certaines des nouvelles pensées du début du XXIe siècle qui s’en inspirent.
Par la suite, des penseurs souhaitant donner une connotation positive aux thèmes exprimés par le terme se le sont approprié. A leur tour, ils l’ont investi d’une vaste palette de significations. Nick Land n’est pas un marxiste, mais célèbre plutôt les tendances destructives et déshumanisantes du capitalisme financier cybernétique. Srnicek et Williams, au contraire, sont des théoriciens politiques de gauche cherchant à établir une nouvelle de stratégie socialiste qui passerait par une utilisation progressiste des nouvelles technologies. Leurs recherches recoupent par moment celles des philosophies du réalisme spéculatif qui voient le jour au milieu de la précédente décennie. Le philosophe anglais Ray Brassier en est l’une des figures centrales – il est à la fois le traducteur en anglais de l’œuvre du français Quentin Meillassoux, tout en développant de son côté un système philosophique basé sur un rationalisme non-anthropocentrique. Armen Avanessian, quant à lui, s’inspire à la fois des analyses politiques de Srnicek et Williams et du néo-rationalisme de Brassier et de ses épigones.
J’espère que tout ce name-dropping n’a pas trop prêté à confusion. Ce qu’il faut retenir, c’est que l’accélérationnisme s’étend à une quantité de domaines : depuis les arguments politiques socialistes jusqu’aux célébrations délirantes d’un futur post-humaniste ou inhumain dominé par l’intelligence artificielle et relevant de la science-fiction.
Vous-même, comment vous positionnez-vous par rapport à ces penseurs ?
Ma propre position diffère quelque peu. Je prends au sérieux la probabilité d’une transformation radicale de l’expérience humaine sous l’effet des technologies digitales. Et en même temps, je m’intéresse aussi beaucoup à la manière dont la science-fiction peut spéculer sur ces évolutions pour envisager des scénarios de possibles, tant d’oppression intensifiée que d’émancipation potentielle.
Le but de l’accélérationnisme est de pousser le marché dans ses retranchements pour faire imploser le capitalisme – et ensuite ? Il n’est pas toujours très clair si l’accélérationnisme est conçu comme un moyen ou une fin…
J’espère grandement que l’accélérationnisme est le moyen et non la fin ! Il est effectivement possible de voir chez Deleuze et Guattari une célébration de la déterritorialisation comme fin en soi, mais pour ma part, il me semble que leur position est plus nuancée. Ils montrent comment les courants du capitalisme qui déracinent l’organisation de la société imposent en même temps de nouvelles logiques reterritorialisantes afin de contenir – ou d’exproprier – les forces mêmes ainsi déchaînées. Ils soutiennent également que la déterritorialisation mène à une sorte d’impasse nihiliste, qui doit, en conséquence, être tempérée par un dosage judicieux entre stratification et reterritorialisation – deux forces qui sont, avec un peu de chance, se révéleront moins opprimantes que celles à l’œuvre dans le capitalisme.
A mon avis, les développements technologiques récents prouvent qu’une société qui saurait assurer à tous un degré notoire de confort et de loisirs est une possibilité réelle. On a coutume de répéter que la mécanisation automatique des tâches entraîne chômage et appauvrissement des plus défavorisés, tout en augmentant un peu plus encore la fortune de la classe favorisée. Pour moi, l’apport de l’accélérationnisme est précisément de dire que ces technologies, une fois qu’on les libère de la propriété privée capitaliste, pourraient faire advenir une société de loisir et d’abondance à la place d’une société de la rareté comme c’est actuellement le cas. L’ironie du capitalisme est la suivante : il met en place des technologies de l’abondance tout en cherchant à imposer la pénurie.
Dans le résumé de votre livre No Speed Limit, l’accélérationnisme est défini comme “la progéniture bâtarde d’une liaison furtive entre Marxisme et science-fiction”. L’accélérationnisme est-il un néo-marxisme ? Quelle est votre position par rapport au marxisme ?
Je suis marxiste au sens où je suis convaincu qu’il ne sert à rien d’isoler les transformations technologiques qui bouleversent l’expérience humaine du fait indéniable que l’ordre mondial dans lequel nous vivons reste dominé par l’accumulation du capital et par la privatisation sans fin de biens qui, avant, appartenaient au domaine commun ou public. Les technologies digitales ont en réalité eu pour conséquence une intensification de l’exploitation de la force de travail, tout comme elles ont augmenté le spectre de ce qui est considéré comme pouvant être transformé en marchandise. Ce phénomène, des gens comme Michael Hardt ou Antonio Negri le désignent, en extrapolant à partir d’une phrase de Marx, comme la « subsomption réelle » par le capital non seulement du travail, mais de tous les aspects de la vie humaine – y compris la propriété intellectuelle, les humeurs et les expériences de chacun.
Pour le formuler différemment, l’analyse qu’a faite Marx des tensions internes du capitalisme semble aujourd’hui plus valide que jamais, alors qu’en même temps, ses prédictions – ou sa téléologie – ne se sont pas réalisées. Le capitalisme semble ne faire que s’intensifier sous l’effet des contractions mêmes dont il pensait qu’elles allaient engendrer sa perte. Ainsi, c’est de Marx que Joseph Schumpeter a tiré sa fameuse notion de « destruction créative » que tout le monde reprend à son compte aujourd’hui, tout en identifiant que celle-ci pouvait mener à la revitalisation du capitalisme plutôt qu’à sa perte.
C’est là que que la science-fiction peut s’avérer utile – ou plus précisément, c’est là que l’accélérationnisme infusé de science-fiction et de marxisme commence à faire sens. A mon avis, le marxisme a besoin d’une dose de science-fiction. Les discussions récentes autour autour du « capitalisme cognitif » et du travail cognitif et affectif font écho à la crise de la subsomption réelle, mais elles ne prennent pas suffisamment au sérieux les transformations technologiques. De l’autre côté, la position de ceux qui, comme Nick Land, mettent en avant les implications humaines des technologies digitales sans tenir compte du versant de l’économie politique est extrêmement problématique : ils en arrivent à célébrer la « destruction créative » sans prendre en compte les coûts humains et écologiques.
Justement, comment faire coexister accélérationnisme et écologie ?
Nous savons tous qu’il n’y a pas eu que le capitalisme qui eu des conséquences désastreuse sur l’écologie : le socialisme, dans les régimes du XXe siècle qui l’ont adopté, n’a guère plus épargné l’environnement. Aujourd’hui, les discours environnementaux mettent souvent l’accent sur la rareté et les limites. Ce faisant, ils ne font que répéter la peur de la pénurie qui a dicté la ligne de conduite des politiques capitalistes et du socialisme d’état stalinien. Or l’écologie doit cesser de se préoccuper uniquement de la pénurie, qui ne fait qu’accroître l’exploitation intensive. En fait, l’énergie abonde : ce sont nos efforts pour mieux exploiter l’énergie solaire, éolienne ou des marées qu’il nous faut intensifie. Ça peut sembler contre-intuitif, mais je pense que seule une approche accélérationniste du climat, c’est-à-dire qui cesse de concevoir l’environnement en termes rareté et de compétition, peut être à même de résoudre notre crise écologique actuelle.
Indéniablement, il y a une tonalité apocalyptique sous-jacente à l’accélérationnisme. Seriez-vous d’accord pour dire que sa rhétorique exprime une certaine éroticisation de la catastrophe ?
Malheureusement, c’est clairement le cas. Comme le formule Mark Fischer dans Capitalist Realism, un ouvrage d’une importance primordiale, il nous est plus aisé d’imaginer la fin du monde tout court que la réforme ou le remplacement du capitalisme. D’ailleurs, Slavoj Zizek et Fredric Jameson l’ont déjà dit avant lui, mais c’est Mark Fischer qui en a donne la formulation la plus profonde et méticuleuse. Trop de gens ont gobé l’argument de Margaret Thatcher qu’il n’y a « pas d’alternative » [le fameux « TINA »: « there is no alternative »] au régime actuel de privatisation, de marchandisation, etc. Encore une fois, la science-fiction vient ici à point nommé : en extrapolant la réalité présente et en imaginant différents futurs possibles, elle nous donne la capacité de nous rendre compte à quel point les pratiques contemporaines peuvent devenir maléfiques et destructives, mais aussi de réaliser qu’ »un autre monde est possible », pour le dire à la manière des alter-mondialistes.
Revenons à l’idée de science-fiction. Sur votre blog, vous mentionnez la nouvelle de science-fiction « Pop apocalypse » de Lee Konstantinou, dont vous voyez une préfiguration des thèmes accélérationnistes. Vous-même, vous écrivez souvent sur le cinéma. De manière générale, quel rôle la fiction peut-elle selon vous jouer dans l’élaboration de la théorie ? Est-il possible de lui assigner une fonction heuristique ?
L’art en général – et la science-fiction en particulier – est un mode d’extrapolation spéculative. Les meilleures récits de science-fiction sont ceux qui ne cherchent pas à prédire le futur de manière littérale, mais à développer des indices d’avenir (ou de ce que Deleuze appelle le « virtuel »), déjà implicitement présents dans l’état des choses actuel. En ce qui concerne les formes audiovisuelles (les films, les émissions télévisuelles, mais surtout les jeux vidéos et les clips musicaux), elles servent à exprimer la transformation de l’expérience subjective par les nouvelles technologies digitales. Aujourd’hui, nous habitons le monde de manière radicalement différente que le faisaient Merleau-Ponty ou d’autres auteurs de la phénoménologie il y a soixante ans. Les récits construits à l’aide des nouveaux médias aident à nous en faire prendre conscience. Alors pour répondre à la question : oui, je pense que les récits de science-fiction et les fictions audiovisuelles peuvent tous deux avoir une fonction heuristique. Ils nous aident à comprendre et à nous orienter parmi les nouvelles conditions de vie qui sont les nôtres.
Entre les colonnes d’e-flux, vous avez développé le concept d’ « esthétique accélérationniste ». Pourriez-vous élucider ce que vous entendez par ce terme ? Identifiez-vous des artistes travaillant déjà dans cette optique ?
Clairement, il n’y a pas de véritable échappatoire aux lois du marché : depuis les artistes dits plasticiens jusqu’aux illustrateurs, musiciens ou danseurs, tout le monde a besoin de trouver une manière de vivre de son art. L’une des préoccupations majeures de l’art du XXe siècle a été la transgression, tant au niveau de la forme que du contenu. Dans le champ de la « high culture », la culture du circuit institutionnel, avec l’urinoir de Duchamp, le morceau 4’33’’ de John Cage, ou encore les œuvres conceptuelles de la fin du siècle, a tenté de produire des œuvres qui résistent à la propriété privée.
Cette stratégie ne fonctionne plus vraiment au XXIe siècle, puisque que tout spectacle de la transgression y trouve son marché. En même temps, les producteurs de la culture de masse ont de plus en plus de mal à se faire rémunérer, puisque les grandes compagnies de distribution se saisissent d’une grande partie profit de leurs efforts. Voilà la raison pour laquelle je ne pense pas que les artistes d’aujourd’hui puissent parvenir à miner le marché. En revanche, ce qu’ils peuvent réussir à faire, c’est nous fournir l’occasion d’expérimenter par procuration comment les choses pourraient évoluer différemment. Ce que je nomme « esthétique accélérationniste », et que j’identifie plus fréquemment dans les productions de la culture de masse que dans la « high culture », est une manière de montrer les conséquences et les éventualités (pour la science-fiction) ou de donner une forme la réorganisation technologique de la sensation (dans le cas des clips musicaux).
L’émergence de l’accélérationnisme est étroitement corrélée au web en tant que medium : l’impact planétaire et la diffusion immédiate des nouvelles idées. Le manifeste accélérationniste avait pour titre « #accelerate », et de votre côté, vous tenez un blog tout en étant très prolifique sur les réseaux sociaux. Quel impact le web a-t-il eu sur la manière de produire de la théorie ?
Sans internet, il est peu probable que l’accélérationnisme aurait vu le jour. A cet égard, la mouvance se situe dans la lignée des diverses formulations du réalisme spéculatif, qui ont essentiellement été élaborées en ligne, via des blogs et des forums, autour de 2007. Je ne pense pas que la lecture et d’écriture rapide propre au web puisse remplacer des formes plus traditionnelles de rigueur académique – les livres et les articles critiques. Mais le web ajoute une dimension supplémentaire aux idées innovantes : elles peuvent se répandre plus rapidement, les personnes aux préoccupations similaires peuvent rentrer en contact plus facilement, et enfin, cela permet à des individus sans les qualifications universitaires habituellement requises de prendre part aux débats intellectuels tout en étant pris au sérieux. Ces aspects-là sont positifs, malgré les inconvénients notoires du discours d’internet : spam, harcèlement ou « doxxing ». Ainsi, on peut voir l’accélérationnisme comme la réponse à tous ces nouveaux paramètres en même temps que leur exemplification.
Propos recueillis par Ingrid Luquet-Gad
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