Deerhunter publie bientôt un album somptueux. Nous avons voulu poser quelques questions à Bradford Cox, ce fut un fracassant désastre : récit d’une interview chaotique.
Il est plus de minuit. De ce côté de l’Atlantique, les cernes du journaliste, en cascades jusqu’aux chaussettes, trahissent une certaine fatigue. Il veille pourtant en écoutant en boucle, comme il le fait depuis quelques jours, le nouvel album de Deerhunter, Fading Frontier, album immense qui accrochera, c’est déjà certain, l’une des places les plus élogieuses de son top de fin d’année. Il joue machinalement à l’excellent petit Skiing Yeti Mountain sur son iPhone, en attendant fébrilement que ledit appareil sonne : il attend l’appel de Bradford Cox, leader génial, passionnant et cabossé des Américains, également magnifique en solo sous le nom d’Atlas Sound.
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Il joue sans y penser, mais il réfléchit à ses questions, aux paroles très fortes, très directes, apparemment très intimes de Fading Frontier, à ses chansons kaléidoscopiques, ésotériques et merveilleuses, il réfléchit à cet excellent article, paru sur Pitchfork et qui raconte un peu le garçon, ses démons, les forces et les ombres qui l’ont mené vers ce disque -un grave accident en 2014, une dépression dure, la solitude brisée par son chien Falkner, la présence sur l’album de deux héros de cœur, James Cargill de Broadcast et Tim Gane de Stereolab, beaucoup de matière donc pour une discussion potentiellement profonde.
Le journaliste est fatigué, il est impatient, il est également un peu nerveux : il l’admire, mais il sait que Bradford Cox est un caractériel, un imprévisible, un « mauvais client » qui fait valdinguer interviews et interviewers, un interlocuteur capable du meilleur (parfois) comme du pire (notoirement souvent).
Cette nuit, en contraste absolu avec la beauté radieuse de Fading Frontier, ce fut le pire. Au point que c’en fut presque drôle, du moins risible, du moins risible un peu jaune. Comme un petit regard inhabituel et cru sur le revers colérique d’une médaille par ailleurs brillante, voici la retranscription littérale, humeurs comprises, de l’interview très chaotique de cette véritable tête de lard.
ENTRETIEN
Bonjour Bradford. Comment te sens-tu ?
Comment je me sens ? Je me sens angoissé, stressé, tu vois, parce que ce n’est pas possible d’avoir comme ça une conversation valable sur l’art, sur la musique, c’est une journée merdique, ridicule, désorganisée. Quinze minutes, une ligne qui grésille, c’est de la merde. Le label n’en a rien à foutre de l’art. Il veut juste que je produise du contenu, ils veulent que tu produises du contenu. « Du contenu ! Du contenu ! Du contenu ! Discutez bien, vous avez 15 minutes »…
(rires) Oui, je vois, c’est classique. Essayons alors de faire de ces 15 minutes…
(il coupe) Il n’y a rien d’intéressant dans tout ça. (énervé) Tu penses que l’attaché de presse du label est au boulot, en train de nous connecter au téléphone ? Non ! Ils ont sans doute missionné un stagiaire pour faire ça. Ce sont des putains de fainéants. Des porcs fainéants.
Il doit nous rester 12 minutes environ. Je vais te poser quelques questions.
(très énervé) Ne lis pas tes questions ! Arrête de lire tes putains de questions ! Déchire les ! Je n’ai aucune réponse à te donner à tes questions toutes prêtes. Je ne prépare pas mes réponses avant les interviews, moi. Essayons de discuter, plutôt.
Euh, ah, d’accord. Tu disais te sentir angoissé : quelle aurait été ta réponse à la même question il y a un an ?
Il y a un an ? J’en sais rien, le passé est mort ! (très long silence)
Allo ?
Je suis là. Je viens de répondre à ta question. Je ne me souviens pas de l’année dernière. Ca n’a aucune importance. Je n’avais pas enregistré mes chansons il y a un an. De manière générale, j’étais plus heureux, parce que je n’étais pas en promotion. Je ne veux pas qu’on me prête la moindre attention, tu vois ? J’en ai rien à foutre de l’attention. Je veux juste amuser les gens, qu’ils soient heureux en écoutant ma musique. J’en ai rien à foutre d’augmenter ma popularité, j’en ai rien à foutre d’être plus connu. Putain, j’en ai vraiment rien à foutre de tout ça ! Et je ne sens pas un grand intérêt des putains de gens pour la musique en ce moment.
Peut-être dis-tu alors dans tes paroles ce que tu ne veux pas expliquer en interview ?
Non ! Je ne dis rien dans mes paroles ! Je ne dis rien consciemment. Elles ne sont pas l’expression de mon opinion dans le format d’une chanson. C’est comme les dialogues d’un film. Ca vient de nulle part. Il n’y a pas d’intention. Pas de contrôle.
Même si c’est inconscient, il y a des mots sur All The Same, Living My Life ou Snakeskin qui…
Vas-y, vas-y ! Cite quelque chose !
Je n’ai pas les paroles sous les yeux, mais… Euh… Quand tu dis par exemple sur Snakeskin que tu étais crucifié dès ta naissance, c’est assez fort.
(énervé) Ca ne veut rien dire ! Rien ! Je ne pensais à rien quand j’ai écrit ça, ça sonnait juste bien avec la musique. C’est juste une couleur pour les mots. Ca ne dit rien sur moi, je ne parle pas de ma vie, je ne parle pas de mon expérience, je ne suis pas né sur une croix. Je ne suis pas très intéressant. Je suis peut-être la personne la moins intéressante à laquelle tu aies parlé, je ne sais pas.
Je ne sais pas non plus, je te dirai ça dans 12 minutes… (rire gêné)
Il te reste plutôt quelque chose comme 8 minutes.
(ndlr : Bradford Cox a été renversé par une voiture et sérieusement blessé l’année dernière, et a expliqué ailleurs, notamment dans l’excellent article sur Pitchfork déjà cité, que ce moment et la rude période qui a suivi furent un tournant important dans sa vie récente)
Que peux-tu me dire de l’accident que tu as eu en 2014…
(il coupe) Quoi, qu’est ce que tu veux savoir ?
En quoi t’a-t-il affecté, qu’est-ce qu’il a provoqué en toi ?
Je me suis cassé le pelvis. Tu vois ce que c’est ? C’est un os. J’en ai marre des journalistes qui essaient de donner de l’importance à un truc qui concerne ma vie privée, comme cet accident de voiture. Cet album n’a pas été écrit par un accident de voiture. Tout le monde essaie de donner l’impression que cet accident a changé ma vie. Ca a du être écrit quelque part sans que je ne le sache, je ne sais pas. Ma vie n’a pas changé. C’était juste difficile. (d’une voix lasse) Bon, en gros, je promenais mon chien, une voiture est arrivée, le conducteur n’a pas fait attention, il m’a renversé, je suis allé à l’hôpital et j’ai du rester des mois dans un lit, tu vois. C’était très déprimant. J’ai été pas mal déprimé, mais je connaissais déjà ça. C’est le fait d’être cloué au lit et de devoir être inactif qui m’a déprimé. Mais je crois l’influence de cet accident sur l’album est très exagéré.
Quelle a été, alors, l’influence principale de Fading Frontier ? Qu’avais-tu en tête quand tu as commencé à y penser ?
Je n’avais rien en tête. Parce que je ne crois pas au fait d’utiliser son esprit pour créer de l’art, je ne crois pas en l’utilisation de sa personne ou de sa conscience pour ça. C’est du narcissisme. Tout le monde pense contrôler son art. Pas moi. Il faut simplement être ouvert aux choses et les accepter. Je règle mon esprit dans ce sens, je…
(l’attachée de presse réapparaît sur la ligne et prononce quelques mots incompréhensibles)
(énervé) Pas maintenant ! Je ne sais pas ce que c’est. Ils nous interrompent, ce n’est pas ton téléphone, je ne sais pas ce qu’ils veulent, qu’on accélère sans doute. Je disais quoi ? (plus calme) Je n’essaie pas d’être dur avec toi, je ne veux pas que tu penses que je suis dans la confrontation, juste à cause de la barrière du langage… Ce que je veux dire, c’est que les gens font de l’art qu’ils pensent, putain… contrôler. Je pense que la meilleure manière de faire de l’art est au travers de l’ambigüité et de l’abandon du contrôle.
Cette ambiguïté est la « frontière qui s’efface » dont parle le titre de l’album ?
(énervé, pour changer) Ce n’est pas… Pourquoi tu cherches des réponses dans un dessin ou dans un titre ou dans les paroles ? Les réponses ne sont pas là ! Elles sont dans les essences des morceaux, dans la manière dont tu ressens chacune des chansons. Tu n’as pas besoin de traduire les paroles en allemand, en français, en espagnol ou en esperanto. On en a putain de rien à foutre de ce que je dis, c’est une vibration, la suggestion d’un sentiment. Tu comprends ce que je dis ?
Oui, oui. Tout à fait.
Je ne fais aucune déclaration, je ne dis rien, rien de ce que je dis ne pourrait avoir de l’importance. Tu aimes la musique ou tu ne l’aimes pas.
(un peu perdu) Tu as parlé de « vibration », et tu as invité…
(il coupe) Je regrette le mot « vibration ». J’ai immédiatement regretté de l’avoir utilisé.
Ah, OK. Comment décrirais-tu Fading Frontier avec tes propres mots ?
Relâché, non décoré… (long silence)
Le trouves-tu plus léger que les précédents ?
Non. C’est ce que les journalistes disent.
Plus lumineux, peut-être ?
(d’une voix lasse) Les journalistes, les journalistes, les journalistes… C’est leur blah blah. Plus léger, plus lumineux, plus heureux, plus optimiste, voilà ce qu’ils me racontent à longueur de journée. Comme s’il y avait un dessin unique. Je ne trouve aucun intérêt dans le fait de faire un album plus léger, ou un album plus lumineux.
D’accord. Revenons sur James Cargill de Broadcast et Tim Gane de Stereolab : pourquoi les avoir invités à collaborer sur Fading Frontier ?
Ce sont mes amis. (silence)
Ah, OK. Tu es fan de Broadcast ?
(énervé) Ce sont mes amis ! Mais oui, je suis fan de Broadcast, James est quelqu’un que j’aime, à qui je tiens, qui a des idées que je trouve très intéressantes. Donc, tu vois, j’ai pensé à lui. Je ne sais pas si ça répond à ta question. Même chose pour Tim. C’est un ami. Des gens qui me rendent heureux quand je leur parle.
Je vois. On a fini, ou avons-nous encore du temps ?
Personne ne nous a interrompus.
D’accord, parfait. (perdu dans ses questions) Penses-tu être un homme différent de celui que tu imaginais être, plus jeune ? Quel genre de personne imaginais-tu devenir ?
Je n’imaginais rien quand j’étais jeune. Ce que j’espère n’influence pas ce que je fais. Si tu espères très fortement que quelqu’un sera gentil avec toi, il y a de grandes chances pour que tu le trouves gentil quoiqu’il arrive. Si tu t’attends à ce qu’aller chez le dentiste soit douloureux, alors tu auras mal. Je ne sais pas quel genre d’individu je voulais être. Je suis un artiste. J’ai enregistré quelque chose comme 12 albums. (très énervé) Quel genre d’individu j’imaginais ? Mais qu’est-ce que c’est que cette question ? Qu’est ce que tu cherches ?
Je ne sais pas… A te comprendre, à savoir ce que tu attends de la vie…
Qu’est ce que tu veux que je te dise ? (énervé, toujours) Putain, tu t’attends à ce que je te dise « Je vais mourir demain » ? Que je te dise « J’espère vivre à jamais » ?
(énervé, à son tour) Oui, par exemple, si c’est ce que tu ressens !
Il n’y a pas un sentiment unique comme le bonheur ou la résignation. Je ne me soumets pas à une idée générale de déception ou de satisfaction, tu vois ? La vie est une suite d’essais et d’erreurs.
Alors quels seraient tes principales erreurs, tes principaux regrets ?
Je n’en fais pas, je n’en ai pas. Je m’en fous ! Je ne crois pas aux regrets. Et toi, quelle serait ta principale erreur ?
Je dirais que ma plus grosse erreur du jour a été de rester éveillé si tard pour ces 15 minutes d’interview avec Bradford Cox.
(confus) Mais as-tu apprécié le fait de veiller si tard ? As-tu fait ou accompli quoi que ce soit ?
Non, je n’ai rien fait de particulier : j’attendais l’appel.
Tu devrais changer tes habitudes de sommeil, alors. Cherche sur Google, tape « sleep hygiene » ! (il se répète trois fois)
(énervé) Ca n’a rien à voir avec mes habitudes ou mon hygiène de vie : j’attendais cette interview, je n’avais pas le choix.
Tu peux regretter quelque chose que tu as subi, tu ne peux pas regretter quelque chose que tu as choisi de faire, la manière dont tu passes tes soirées, ce que tu fais de ta vie.
(l’attachée de presse intervient et explique que l’interview se termine ici)
OK, merci, Bradford. Au revoir.
Goodbye.
Bye, Bradford.
Au revoir ! Et cherche sur Google ! Tape « sleep hygiene » !
Oui oui, d’accord. Au revoir, merci beaucoup, bonne journée !
Cheers ! Bye bye ! On va se dire au revoir combien de fois, 17000 fois ???
(bip bip bip)
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