Vendredi soir Savages donnait le dernier concert de sa tournée à la Gaîté Lyrique. Le groupe londonien nous a offert un grand moment de post-punk blanc, brûlant et forcément sauvage. On y était, on vous raconte.
Le concert s’ouvre sur une salle pleine à craquer. Le groupe monte sur scène, les lumières sont éteintes et quelques cris fusent dans la salle. On sent les quatre filles tendues. Un larsen en guise d’introduction, puis les coups de caisse claire, et le show démarre. Jehnny Beth, nom de scène de la chanteuse franco-anglaise Camille Berthomier, est nerveuse et ses gestes sont saccadés. Une lumière blanche et presque aveuglante monte progressivement. Savages impose d’emblée un atmosphère grise. Flying To Berlin retentit et cinq néons s’allument. Une voix tranchante se détache d’une lourde guitare portée par une musicienne androgyne. Le groupe est habillé en noir, seule la chemise blanche de la chanteuse se détache pour lui donner une allure de parfaite garçonne. Le public, littéralement subjugué, commence à s’agiter. On atteint la vitesse de croisière lorsque l’intro parlée de Shut Up se termine, que Jehnny monte dans les aigus et qu’elle lance le refrain (« and i’m cold, and i’m stubborn »). Entre détachement et chant habité, Jehnny est insaisissable. Elle danse par soubresauts et impossible de faire la part entre son stress et son tempérament félin. On commence à penser à Ian Curtis. La suite du concert nous donnera raison.
« J’ai mal au coeur »
Le morceau se termine et un magnifique contre-jour nous aveugle. Un grand silence règne dans la salle de la Gaîté. Jehnny Beth y remédie avec un simple « je ne commence pas quand que tout le monde ne pousse pas un gros cri » sur une guitare qui prend petit à petit de l’ampleur avant de s’arrêter pour la laisser introduire I Need Something New à cappella. Le morceau est brillant de clarté et nous parvient de l’ombre puisque c’est toujours le public qui est éclairé. Fuse alors une voix mordante et blanche. Jehnny twiste ses aigus et derrière son assurance transparaît sa fragilité incandescente et ses nerfs à vif. La guitariste joue du slide avant de nous envoyer des salves sonores. Elle finit par faire hurler son instrument, accompagnée par un batteuse tout en syncope et d’une bassiste qui passera le concert les yeux mi-clos, perdue dans son monde. C’est à ce moment là que l’on sent le groupe se détendre et prendre ses marques. Jehnny Beth n’en est pas moins nerveuse mais le stress reflue. Ses doigts dansent en l’air, comme animés d’une volonté propre, et elle se met à onduler. Une indéfinissable aura entoure cette chanteuse mi-distante, mi-aguicheuse. Elle est sur la défensive et n’en est que plus touchante. Ça ne l’empêche pas de mettre les choses au clair en nous balançant dans un français impeccable : « J’ai un premier rang qui envoie des textos pendant que je chante ! », avant de se mettre à nue de nouveau : « j’ai besoin de vous. Vous comprenez ou pas ? Moi ça me rend triste, et je veux pas être triste. Je veux vous donner le maximum, vous comprenez ? Sinon j’ai mal au coeur ».
Une transe presque parfaite
C’est là que le sort opère définitivement. On ne pense plus à rien, on danse par saccade à l’unisson avec le public de la Gaîté qu’on n’avait jamais vu pogoter avant. On a le droit à un solo de guitare noisy, porté par le sosie féminin et magnétique d’Edward aux mains d’argent. La version de She Will que le groupe livre est tout simplement dévastatrice, le refrain (« she will, she will… ») est répété comme un mantra avec de plus en plus de force. Hypnotique. Plus aucune inhibition du coté du public. Tout semble parfait et seul le trop de maîtrise nous fait quitter la transe. On aimerait que Savages lâche les chiennes et perde définitivement le contrôle. Mais Jehnny restera toujours dans une attitude ambiguë – entre défi et excuse, étrange mélange d’Alison Mosshart (The Kills) et de Barbara. Ceci étant dit, la tension sexuelle de You Must Feed Me est palpable. Le chant (« put me on my knees, i’m a dirty little dog« ), porté par une guitare cristalline, fait frémir.
Un rappel, une déflagration
La fin du morceau sonne aussi la fin du concert. Les lumières s’éteignent et le rappel formel (Savages reste sur scène) peut commencer. La bassiste, toujours haut perchée, pose le background sonore pendant que la chanteuse remercie tout le monde. Elle ne se presse pas et laisse lentement démarrer Fuckers, apothéose d’un concert en forme de déflagration. Les larsens font office de longue montée, préparant le terrain au fameux « don’t let the fuckers let you down ». Savages nous offre dix dernières minutes de rage pendant lesquelles la chanteuse dansera comme une boxeuse. Elles seront malheureusement perturbée par un fan plein d’amour qui monte sur scène pour embrasser Jehnny. Un dernier « don’t let them fuck you » et les lumières se rallument définitivement. Savages aura démontré en à peine une heure que l’on peut combiner rage et fragilité, puissance, bruit, et art des nuances. Ne lui reste plus qu’à apprendre à se salir. Le jour où il arrivera à perdre le contrôle, comme le chantait Joy Division, marquera le début dune nouvelle ère (post-)punk.