Restaurateur de Jour de fête et de Playtime, coauteur de l’ouvrage Playtime, François Ede raconte l’aventure de la résurrection du chef-d’ uvre de Tati.
Avant de devenir le restaurateur de Jour de fête puis de Playtime, comment voyiez-vous les films de Tati ?
François Ede Ma plus grande émotion de spectateur a été ma découverte de Playtime à l’Empire, dans sa version intégrale. J’avais 17 ans, j’étais étudiant. J’étais venu en Solex et je suis reparti en métro, oubliant mon Solex tellement le film m’avait ébloui. En 1988, j’ai rencontré Sophie Tatischeff, par l’intermédiaire de Claude Ventura, qui était un des producteurs de l’émission Cinéma cinémas. Ventura s’était aperçu qu’un des personnages de Jour de fête porte un jean Lévi-Strauss 501, détail incongru puisqu’il n’y en avait pas en 1949. Sophie lui a expliqué que Tati avait tourné une seconde version du film, avec un personnage de peintre qui jouait un rôle de narrateur dans les versions étrangères, que le film avait été tourné en couleur dans un procédé étrange datant des années 20 mais que le laboratoire s’était avéré incapable de tirer des copies. Ventura m’a mis en rapport avec Sophie, qui m’a emmené voir le négatif couleur dans la cave de Tati à La Garenne-Colombes. L’aventure de la version couleur inédite de Jour de fête a alors commencé, et elle a duré de 1988 à 1995, jusqu’à ce que le film ressorte en couleur l’année du centenaire du cinéma. Sophie m’avait parlé de Playtime et des soucis qu’elle avait avec le négatif en 70 mm, qui était parti dans un laboratoire espagnol parce que plus aucun labo français ne développait le 70. En 1992, j’y suis allé pour tirer une copie en 35, et je me suis aperçu que le négatif était abîmé.
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Quelles sont les différentes versions de Playtime ?
C’est un film qui a été coupé dans tous les sens et à plusieurs reprises. Il y a eu la première version de 2 h 33, celle de la présentation en exclusivité à l’Empire qui a duré six mois , en deux parties avec entracte, que Tati a coupée pendant les deux premières semaines de l’exploitation, parce qu’il s’apercevait qu’il y avait des longueurs. Selon les réactions des spectateurs, il coupait dans la copie de travail puis conformait directement les coupes dans la copie 70 mm. Pour l’exploitation dans les salles de seconde exclusivité, il a conformé le négatif original 70. Le film, qui durait alors 2 h 15, a été un échec commercial. Voilà pour la première série de coupes. En 1978, quand le film ressort, les exploitants ne veulent pas d’un film de plus de 2 h parce que ça leur fait perdre une séance dans la journée ; Tati doit couper encore un quart d’heure et arrive à une version de 1 h 59. Le travail de restauration consistait donc à essayer de rétablir au mieux cette version de 2 h 15, non pas « intégrale » mais qui semble être celle qui avait les faveurs de Tati, et dont il restait deux copies, l’une à Toulouse et l’autre à Lausanne, dans des états épouvantables. Ça a été la version de référence pour envisager une reconstitution. Mais où étaient les chutes ? On a retrouvé 250 boîtes au laboratoire LTC. Et on s’est aperçu que Tati n’avait pas coupé des séquences entières mais qu’il avait surtout raccourci ou supprimé des plans, surtout dans la première partie, la seconde étant exempte de graves mutilations.
La version d’aujourd’hui fait 2 h 04. Il nous manque donc encore 11 minutes par rapport à la version « idéale ».
On n’a pas tout retrouvé et, faute de temps, j’ai décidé de faire porter l’effort sur la première partie. Dans la seconde partie, il a coupé quelques secondes par-ci par-là, et il aurait fallu refaire tout le montage musique sans gagner grand-chose au final. Dans la première partie, en revanche, des choses étaient devenues incompréhensibles, comme la présence des trois faux Hulot au début du film. Cette multiplication de Hulot est d’autant plus importante qu’elle a été une des causes du divorce entre Tati et son public, frustré du Hulot des Vacances et de Mon oncle. Playtime est un film de rupture radicale avec ce que Tati faisait auparavant : c’est un autre Tati, qui n’a plus envie d’être Hulot mais avant tout un cinéaste.
Quels principes vous ont guidé pour cette restauration ?
Une restauration n’est pas un travail « artistique », il ne s’agit pas d’inventer mais de faire un travail raisonné d’investigation qui s’appuie sur des documents. Et le livre autour du film m’a permis de justifier de ce travail, d’en donner les faits et les clés pour éviter les légendes. Le labyrinthe des bureaux de la première partie était ainsi devenu une sorte de vidéo-clip incompréhensible dans la version de 1978. Il m’a fallu un mois entier, à partir des rapports de la scripte qui ont été conservés, pour rétablir les plans ou les bouts de plans manquants. Il n’était pas question de toucher au son, à l’inverse de ce qui a été fait pour Vertigo, où ils ont refait toute la bande-son de manière catastrophique. Il ne s’agit pas de refaire le film mais d’essayer de le reconstituer au plus près de ce que voulait Tati. Mais il est bien évident que si Tati était encore vivant, lui aurait encore inventé autre chose…
Combien a coûté cette restauration ?
A peu près 5,5 millions de francs (environ 840 000 euros) jusqu’à la première copie. Le drame est que ce négatif original 70 mm a été conformé à la version tronquée de 1978, qui n’a pas eu un succès fou. Il a donc fallu intervenir numériquement pour rétablir les choses manquantes qui semblaient essentielles, ce qui coûte très cher. Et il a aussi fallu refaire tout le mixage.
Notre chance, c’est qu’un passionné du grand format, Jean-René Failliot, a créé une petite structure consacrée au 70 mm, le laboratoire Arane-Gulliver, qui est devenu le meilleur laboratoire de tirage 70 mm du monde. Ces gens font de la haute couture et on en a bénéficié. Le 70 mm a compromis la carrière commerciale du film, et c’est aussi à cause de son format qu’il était devenu invisible, ou seulement visible dans des cassettes vidéo de qualité absolument dégueulasse.
Pourquoi Tati avait-il opté pour le 70 mm ?
Avant de choisir le 70 mm, Tati a hésité trois ans, mais ce format correspondait parfaitement à sa vision de cinéaste : des plans larges et une extraordinaire définition d’image, un piqué inouï sur les détails, puisque le négatif 70 fait quatre fois la surface d’image du 35 mm. Par exemple, les rosettes de la Légion d’honneur sur les portraits des dirigeants dans la salle d’attente du début : c’est un détail qui ne peut se voir qu’avec le piqué du 70 mm.
Tati était un autodidacte, quelqu’un qui a tout appris en faisant ses films, et le 70 mm l’empêchait d’avoir la profondeur de champ qu’il voulait, d’autant qu’il affectionnait les focales moyennes. Par une succession de tâtonnements, d’erreurs et d’échecs, Tati a résolu ce problème pour retrouver de la profondeur de champ, comme dans la séquence du long couloir du début, où il a triché sur la perspective en déplaçant les colonnes et demandé au comédien de piétiner sur place puis d’allonger le pas, pour qu’on ait l’impression que ce couloir est bien plus long qu’il ne l’est vraiment. Le comédien fait cent pas, je les ai comptés, alors que le décor est long de 40 mètres. C’est un exemple bouleversant de l’inventivité d’un cinéaste et de sa grande intelligence pour accorder le réel à sa vision.
D’où les reproches qu’on lui fait, sa propre scripte qui l’accuse d’être « Tati-llon », à cause de ce souci de perfection et de son incapacité à se déterminer sans avoir d’abord essayé les choses en grandeur nature. La genèse de Playtime remonte à 1959, quand Tati revient des Etats-Unis, mais le décor ne commence à se construire qu’en septembre 1964. Et pendant neuf mois, Tati transforme ce premier décor en véritable studio d’essais. Tati est un expérimentateur, mais un expérimentateur grandeur nature !
Pourquoi fait-il le choix du studio ?
Il a d’abord eu l’idée de tourner en extérieurs naturels. Il s’intéressait beaucoup à l’architecture et à la peinture, et il avait accumulé une documentation impressionnante sur l’architecture moderne. Mais éclater son tournage en plusieurs décors naturels était très compliqué, et il n’y avait pas de studio déjà existant assez grand pour y faire passer des autobus et des voitures. Il a donc fallu construire. Mais surtout, il voulait plier les choses à sa vision et se débarrasser de tous les éléments indésirables avec lesquels il aurait été obligé de composer en extérieurs naturels. Ce n’est pas un hasard si les très grands studios cinématographiques européens se trouvent tous au bord de la Méditerranée, à part Pinewood à Londres ; en construire un en région parisienne revenait à s’exposer aux intempéries.
Tati a été très malchanceux, l’année 1965 a été particulièrement catastrophique, avec même de la neige un 20 avril ! En plus, il y avait le problème du contraste et des raccords de lumière entre l’intérieur et l’extérieur, et donc la nécessité de tourner tous les plans d’une séquence à la même heure de la journée, pour obtenir le même ensoleillement. Il fallait donc tout le temps se battre contre le soleil !
Le projet de Playtime est pharaonique, mais il faut comprendre l’état d’esprit de Tati après le triomphe commercial de Mon oncle en France et aux Etats-Unis. Avec en plus un prix à Cannes. Tati est au sommet de sa carrière, il est conforté dans l’idée de se lancer dans un immense projet qui aura un destin international. Mais il tient tellement à son indépendance artistique et financière qu’il va vouloir produire et distribuer lui-même, en se passant d’une coproduction américaine qu’il aurait sans doute pu avoir. Il ne trouvera jamais de distributeur américain, parce que le film était trop désespérément lucide et trop éloigné des canons hollywoodiens. Or, sans une exploitation efficace sur le marché américain, Playtime n’était pas rentable, impossible à amortir sur le seul marché français, et même européen.
Le budget est parti de 2 millions de francs de l’époque pour enfler jusqu’à plus de 15. Le tournage de Playtime, c’est vraiment la force de l’utopie, avec Tati qui insuffle son énergie à toute l’équipe, qui mime le moindre petit geste du moindre petit rôle. Mais ça a été si dur que Tati y a laissé un peu de sa santé et en est sorti exsangue financièrement, puisqu’il avait hypothéqué sa maison pour pouvoir finir et encore, en arrachant une cinquantaine de pages du scénario et en renonçant à une fin complètement utopique techniquement, où les personnages devaient être projetés dans la salle ! Comble de malchance, Mai 68 arrive et les événements n’arrangent pas la carrière commerciale du film…
Comment Tati travaillait-il ?
Il s’occupait de tout, avec une précision chorégraphique et un souci d’invention permanente. Il faisait d’abord son cadre et mémorisait très précisément son espace. Puis il procédait par tranches d’espace, en commençant toujours par le fond, et revenait petit à petit vers la caméra. Dans Playtime, les actions sont démultipliées, et celles qui se déroulent à l’arrière du cadre comme le passage des voitures sont souvent ralenties, pour que l’œil du spectateur puisse les saisir, alors que celles de devant se déroulent à vitesse normale. C’est très subtil, et c’est lié à la faculté d’analyse et de promenade de l’œil à l’intérieur de l’image.
Lors des projections à Cannes ou à Chaillot, dans une très grande salle, on s’aperçoit qu’il y a les rapides qui détectent tout de suite le gag et se mettent à rire, et les moins rapides qui comprennent seulement quand ils entendent rire les premiers ou parce que ceux-ci leur montrent une partie de l’écran avec le doigt, ce qui est ce dont rêvait Tati. Du coup, il y avait différentes ondes de rires dans la salle, et ça prouve que le spectateur d’aujourd’hui a peut-être une lecture plus rapide et plus fine de ce prototype révolutionnaire qu’est Playtime.
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