Pour fêter les vingts ans de sa sortie, le premier album magistral de Portishead sera réédité en vinyle. Retour sur un album fondamental du trip-hop, dont l’influence résonne encore largement aujourd’hui.
Il y a vingt ans tout juste sortait Dummy, le premier album d’un groupe anglais portant le nom d’une bourgade côtière de l’ouest de l’Angleterre : Portishead. On y découvrait un chant torturé et une musique basée sur le rythme, la complexité et la superposition des sons. Et tandis que le groupe était encensé de tous, Bristol prenait ses marques de capitale d’un nouveau genre nommé trip-hop.
De Blue Lines de Massive Attack à Dummy
L’histoire de Portishead commence à la manière d’une success-story hollywoodienne : Geoff Barrow, assistant au studio d’enregistrement Coach House Studios, voit naître l’album Blue Lines de Massive Attack. Alors qu’il contribue à créer cette pierre fondatrice du trip-hop, le groupe le laisse expérimenter et enregistrer ses projets lorsque le studio est libre.
Barrow rencontre la chanteuse Beth Gibbons, avec qui il monte un groupe baptisé du nom de la ville qui l’a vu grandir. Le duo débute l’enregistrement d’un premier album avec l’aide du guitariste Adrian Utley, qui rejoint bientôt la formation. L’un des morceaux, Sour Times, est enregistré au Coach House Studios.
Poésie intime et maudite
Dummy voit le jour en août 1994 et fait rapidement l’unanimité des critiques: comme empoisonnées, les chansons de l’album écorchent le cœur et les tripes. La voix désenchantée de Beth Gibbons plane au dessus des instruments et délivre une poésie intime et maudite, digne d’un verset baudelairien. Elle y dévoile ses désillusions et ses amours perdus, comme lorsqu’elle scande en boucle “Nobody loves me / it’s true / not like you do” sur Sour Times.
Interviewé par Les Inrocks en novembre 1994, Geoff Barrow revenait sur l’album en évoquant le studio comme “un calvaire” pour la chanteuse. Tête pensante du groupe, il se concentrait sur la musique qu’il bâtissait aux claviers, enregistrait “brut”, pour ensuite trafiquer :
“Nous jouons à trois, en prise directe : batterie, basse et guitare. Ce qui devrait normalement constituer une maquette devient alors la base du morceau. Je sample ce que nous avons joué et concentre l’ensemble sur quelques pistes. Je trafique le son, j’ajoute des effets, d’autres échantillons. Ça donne ce son écrasé, intime.”
Une manière de produire qui fait figure d’ovni pour l’époque, ce que Barrow confirmait alors : “Les pros de la technique ne comprennent pas cette méthode, ils me traitent de gugusse. Mais le son de Dummy m’enchante : je n’ai pas besoin d’aller voir plus loin.”
« The Bristol Sound«
Si Massive Attack est le groupe fondateur du trip-hop, Portishead en devient rapidement la seconde figure de proue. Le groupe concrétise la réputation de Bristol comme capitale de ce nouveau style que certains nomment d’ailleurs “The Bristol Sound”.
La juxtaposition de samples qui font fusionner diverses influences (hip-hop, jazz, electro, soul, rock) donne lieu à ce son inclassable. Ses racines étant avant tout celles du hip-hop instrumental – tordu et retravaillé à outrance -, le style est baptisé “abstract hip-hop”, avant d’obtenir la contraction qu’on lui connaît. Vaste champ d’expérimentations, le trip-hop n’a que peu de caractéristiques invariables. Ses seuls mots d’ordre sont un tempo lent et une ambiance mélancolique, planant à 1000m au dessus de la stratosphère.
À l’image du mouvement Madchester quelques années plus tôt et quelques centaines de kilomètres plus au nord, Bristol est marquée à jamais par la vague trip-hop. Et la consécration de Dummy y joue pour beaucoup : l’album est élu meilleur de l’année 1994 par plusieurs titres de la presse britannique et le groupe se voit auréolé l’année suivante du prestigieux Mercury Prize, coiffant au poteau les mastodontes de l’époque (Blur, Oasis, PJ Harvey). La voix fragile de Gibbons, les samples de jazz mais surtout les titres imparables de Dummy (Roads, Numb, le tube mondial Glory Box) cristallisent un plébiscite total autour de Portishead.
Une réédition sobre et inattendue
L’annonce d’une réédition de Dummy avait de quoi surprendre. En 2011, Geoff Barrow déclarait catégoriquement au magazine Rolling Stone être contre toute formes de rééditions car “elles ne sont qu’une manière pour l’industrie d’extorquer plus d’argent auprès des fans”, ajoutant que le groupe ne s’y contraindrait “que s’il y était forcé par un label ou un contrat.”
Pourtant, à l’occasion de ce 20e anniversaire, Dummy sera bien réédité, uniquement en vinyle. Mais le groupe a souhaité une célébration sans fanfare : pas d’exclusivités à la clé de ce pressage, ni même de démos ou de versions live. Pas question donc de toucher au passé, ni de s’attaquer au son originel de l’album : “Les chansons resteront enregistrées exactement comme dans la version originale”, a déclaré le groupe sur son site.
Un espoir de nouveauté se profile tout de même à l’horizon : Adrian Utley aurait évoqué l’idée d’un quatrième album dont l’enregistrement serait proche. Le guitariste aurait annoncé l’enthousiasme de tous les membres du groupe à retourner en studios, soulevant que “l’enthousiasme comptait pour beaucoup dans l’univers de Portishead.” Tant qu’il y a de l’espoir.
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