Il existe deux clichés répandus et contradictoires à propos du vin. Soit, version gros rouge qui tâche, c’est un breuvage de beauf franchouillard, une plaie de notre société qui ne sert qu’à trouer les estomacs, exciter les chauffards, pousser les maris à battre leur femme, gonfler le déficit de la Sécu et, plus généralement, maintenir […]
Il existe deux clichés répandus et contradictoires à propos du vin. Soit, version gros rouge qui tâche, c’est un breuvage de beauf franchouillard, une plaie de notre société qui ne sert qu’à trouer les estomacs, exciter les chauffards, pousser les maris à battre leur femme, gonfler le déficit de la Sécu et, plus généralement, maintenir le prolétariat dans sa triste condition en tentant de la lui faire oublier. Soit, version grand cru, c’est un élixir élitiste, l’hydromel des nouveaux dieux contemporains que sont les membres de la haute, une boisson inaccessible au commun des mortels parce qu’elle coûte très cher et qu’il faut être agrégé d’ nologie pour savoir l’apprécier.
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La sortie de Mondovino, le documentaire de Jonathan Nossiter documentariste américain installé à Paris, surtout réputé en France pour ses films de fiction Sunday (1997) et Signs and Wonders (2000) , aura au moins le mérite de largement nuancer ces deux visions extrêmes et d’enfoncer un clou qui nous est cher : le vin fait partie du champ culturel, au même titre que la musique, les images ou les livres. La robe d’un vin, c’est comme le papier d’un livre ; son nez, c’est la facture stylistique d’un film ; son goût et sa texture, c’est la mélodie et le texte d’une chanson et on peut croiser ces équivalences dans tous les sens.
A propos de sens, le vin, à l’instar de la nourriture, a un avantage sur le cinéma, la musique ou la littérature : il sollicite non seulement l’ouïe (joyeuse détonation du bouchon qui saute et délicat glouglou du versement) et la vue (toutes les nuances du jaune paille au grenat profond), mais aussi l’odorat et les papilles. Le vin est une matière, quelque chose d’organique et sensuel qui, plus que les autres arts, passe par l’intérieur du corps. Et si le vin est un art, Mondovino nous rappelle utilement que c’est aussi une culture : comme le reste de ce qui occupe habituellement ces pages, le vin possède une histoire, différentes écoles, divers mouvements et approches, des stars et des figurants, son classicisme (les grands bordeaux ?) et son baroquisme (les crus nettement améliorés du Languedoc ?), un public, des fans ; comme le reste, il passe par les fourches caudines de la rentabilité, du marketing, de la critique, de la presse ; comme le reste, il renferme ses authentiques et talentueux serviteurs et ses imposteurs, il est écartelé dans une éternelle dialectique entre l’essence de l’art et le gasoil du commerce. En d’autres termes, le vin justifie-t-il les moyens ?
Alors, que l’on soit néophyte, amateur occasionnel ou dégustateur patenté, que l’on soit coutumier des petits vins conviviaux, gouleyants et peu onéreux ou que l’on casse à l’occasion sa tirelire pour éprouver la noblesse indicible d’un grand cru, il faut admettre que le vin est un sismographe aussi valable qu’un autre pour mesurer les mouvements existentiels, politiques ou sensoriels du monde. C’est de tout cela et d’autres choses que parle Jonathan Nossiter. Entre le gros rouge qui tâche et les grands crus qui fâchent (le porte-monnaie), le vin peut aussi être l’affaire et le plaisir de tous. Santé !
Serge Kaganski
ENTRETIEN > Comment est née l’idée d’un documentaire sur le monde du vin, que vous connaissiez déjà en tant qu’ancien sommelier ? Aviez-vous l’intention de faire un film sur le vin, sur la mondialisation, ou sur le goût ?
Jonathan Nossiter Je ne peux pas concevoir quelque chose de plus ennuyeux que de faire un film sur des gens en train de boire des canons que le public ne peut pas partager. C’est pire que le plus mauvais des pornos : c’est priver le spectateur de son plaisir. J’ai donc toujours fui l’idée de faire un film sur le vin. Il se trouve qu’un jour, il y a cinq ans, je suis arrivé chez les Montille (célèbre famille de vignerons ndlr), qui possèdent une dizaine de crus, au cours d’un voyage en Bourgogne. Je suis fan de leur vin depuis plus de vingt ans. On a discuté en partageant une bouteille qu’ils avaient sortie de leur cave, un Taillepied 1985, une perle rare, quelque chose qui ne se partage pas comme ça. J’y suis retourné il y a trois ans. Hubert de Montille a sorti deux bouteilles de sa cave et j’ai passé le déjeuner à essayer de deviner quel cru c’était, en me lançant dans des arguties d’expert snob. A la fin, je lui ai demandé : il n’en savait rien ! Pour moi, ce fut une leçon d’humilité et une leçon de plaisir. Si l’un des plus grands vignerons de France n’est pas capable de reconnaître l’une de ses propres bouteilles, c’est qu’il n’y a pas de vérité absolue. Comment faire passer l’esprit du vin à un spectateur ? Le folklore habituel qui accompagne ce monde, le bla-bla snob, m’ennuie.
Comment avez-vous travaillé avec tous les acteurs du vin (vignerons, importateurs, dirigeants de la multinationale Mondavi, Robert Parker, critique du magazine Wine Advocate, Michel Rolland, nologue et consultant) que vous avez filmés ? On sent que vous ne les traitez pas tous de la même manière, qu’ils n’ont pas tous le même rapport à votre caméra.
J’ai pensé au cinéma des Ophuls, père et fils, qui sont pour moi les plus grands cinéastes. Dans les films du père, Max (Madame de, Lola Montès, Le Plaisir…), il y a les plus belles scènes baroques du cinéma. Le fils, Marcel (Hôtel Terminus, Veillées d’armes), lui, s’inscrit dans une tradition du documentaire militant. En apparence, on ne peut pas concevoir de cinémas plus différents. Et pourtant, on voit le père dans le fils, car les deux cinémas ont en commun cette tension entre quelque chose d’imaginé par avance et une espèce de soif de saisir l’imprévu. C’est ce que je cherche dans mes films.
Quand je suis arrivé chez les Mondavi (clan familial américain à la tête d’une multinationale produisant plus de cent millions de bouteilles dans le monde pour un chiffre d’affaires d’un demi-milliard de dollars par an à l’époque du tournage du film ndlr), j’ai été encadré et surveillé par les attachés de presse. Ils m’ont conduit vers les Mondavi comme si j’allais voir le pape, m’ont fait attendre une heure et demie dans une pièce, enfermé au milieu d’une cave pour touristes. Il y avait trois chargés de communication dans la pièce pour surveiller chaque parole. Je n’ai pu que décider de cadrer de très près les frères Mondavi, pour faire abstraction de l’espace qu’on m’imposait de saisir, ce qui donne à leur interview cette ambiance étouffante.
Il y a des gens maintenant qui ne sont pas très contents. J’ai appris qu’en Italie le film avait provoqué des remous. Il y a eu une grève chez Frescobaldi (famille de Florence, à la tête du deuxième négoce de vin de Toscane, en joint-venture avec les Mondavi sur plusieurs marques ndlr), à la suite de la présentation de Mondovino à Cannes et de ce qui y est dit sur le soutien de cette famille au fascisme. Mais je n’ai jamais triché avec quoi que ce soit, ni avec la présence de la caméra ni avec mes intentions.
Est-ce pour vous un film militant ?
C’est un film militant, parce que le vin pour moi est le vecteur de ce qu’il y a de plus beau dans la civilisation occidentale. Je crains que ce ne soit en péril, mais je pense aussi qu’il y a de plus en plus de vignerons qui prennent conscience qu’il y a une guerre dans l’univers du vin, et que défendre l’identité personnelle, dans un monde qui tend à tout homogénéiser, c’est un acte de résistance. Ce qui m’intéresse, c’est la complexité des choses. Se dire contre la mondialisation, c’est bête. Le discours devient parfois un peu trop simpliste. Le vrai problème, c’est la concentration excessive de pouvoir et d’argent dans les mains de trop peu de gens. Il n’y a pas d’un côté les bons et de l’autre les méchants. J’ai gardé de mon père, ancien journaliste engagé et sceptique, le besoin de remettre en question des gens qui ont trop de pouvoir. Mais j’insiste sur le respect humain : si on partage avec quelqu’un du pain et du vin, c’est très difficile de rester méchant ou cynique. Il y a quelque chose de sacré dans le vin. Même en rencontrant des gens avec lesquels je ne partage aucun avis sur le monde, j’ai été reçu de façon généreuse. Le vin exige la tolérance, même de la part de quelqu’un comme moi, qui ne suis pas toujours très tolérant naturellement.
Mais n’est-ce pas aussi une façon hypocrite de masquer des rapports de force, des tensions ? Le filtre de l’amour du vin n’est-il pas une manière de fuir une certaine réalité ?
Non, ce n’est pas hypocrite. Il faut aller au-delà de ses a priori quand on arrive chez quelqu’un. Si Mondovino pour moi est un mélange de joie et de violence, c’est qu’il nous permet de voir des mécanismes humains et sociaux. Le vin a toujours été le reflet de la civilisation. Si on avait pu faire un film en 1655 sur le monde du vin, on aurait tout compris sur le moment politique et culturel : les aristocrates anglais qui commençaient à imposer leur goût, les résistances de l’Empire français… On aurait pu faire la même chose cinquante ans avant J.-C., et découvrir que le vin français est en fait une invention romaine. Ce sont les Romains qui ont planté les vignes en Gaule, en Ibérie et chez les Saxons. L’implantation des vignes était un acte de conquête, de colonisation pour civiliser les barbares. Les Etats-Unis aujourd’hui, c’est l’empire dominant. Le vin est la seule chose sur Terre qui lie l’agriculture et la haute culture. Une tension entre quelque chose de très simple, essentiel, sans prétention, et les plus grandes ambitions de chaque époque et de chaque culture.
Votre film raconte la fabrication du nouveau goût dominant, aujourd’hui mondialisé, créé aux Etats-Unis dans les années 80. Les responsables de cette révolution se réclament d’idéaux politiques démocratiser un milieu européen aristocratique, élitaire, de caste très éloignés de la réalité de leur brutale domination sur le marché. Un surprenant paradoxe ?
J’ai été sidéré d’entendre leur discours. C’est le même que celui de la Maison Blanche sur l’Irak. Je pense que l’on vit un moment historique, dramatique et que l’on bascule vers une catastrophe. Bush est sans doute le plus grand criminel politique de l’histoire des Etats-Unis, mais il ne faut pas oublier que Reagan lui a ouvert la porte. Le monde du vin est le reflet de cela : Robert Parker, grand critique du Wine Advocate, surpuissant, responsable de l’hégémonie de ce nouveau goût mondialisé, se voit comme un défenseur de la démocratie, un héritier de Ralph Nader (militant de le défense des consommateurs et candidat écologiste aux présidentielles américaines ndlr). Il est convaincu du bien-fondé éthique de sa mission.
Son arrivée sur le marché du vin date du début des années 80. Parallèlement apparaît Robert Mondavi, hyperambitieux, qui révèle le vin aux consommateurs américains. Cela correspond aussi à un moment politique très particulier aux Etats-Unis : l’arrivée de Reagan au pouvoir, avec son dédain pour tout, son envie de faire table rase du passé, qui ouvre en grand les portes à l’arrivisme et au matérialisme. A Bordeaux, les vignerons commencent à paniquer, voyant que les Américains et les Japonais, aux palais pas très aiguisés, plus habitués au sucré, commencent à s’intéresser au vin. Or, le vin californien est naturellement sucré. En 1982, l’été est très chaud en France. Les vins de Bordeaux deviennent par conséquent presque « californiens », très sucrés. Parker, avocat au départ, qui goûte du vin depuis cinq ans à peine, et qui s’est fait son goût avec le vin californien, apprécie naturellement ce millésime et le défend. Les prix montent et se calent sur le haut cours du dollar. Parker devient aussitôt célèbre pour avoir prédit avant les autres que le millésime 82 serait excellent. Le consommateur américain s’impose sur le marché. Et le consommateur français, beaucoup moins averti qu’il ne le croit, commence à suivre. Ça a révolutionné le goût international.
L’importateur américain Neal Rosenthal, l’un des personnages de Mondovino, se définit comme un « résistant ». Contre quel type d’ennemi ?
Il voit la guerre du goût dans le monde du vin comme un reflet de la guerre générale. La résistance, ce n’est pas un acte idéologique, c’est un acte éthique. Le mélange d’un acte de civilisation et l’instinct animal. Tout ce que j’aime dans le cinéma Ophuls, Fellini, Bresson, Cassavetes, Pasolini , c’est la conjonction de quelque chose de féroce, d’animal, d’instinctif et d’un grand amour de la civilisation. Pour Neal Rosenthal, son métier d’importateur comme le marchand Kanhweiler pour Picasso ou comme un distributeur de cinéma est un moyen de lutter contre l’imposition d’un goût unique. Ce n’est pas le reflet d’une idéologie. Le maire socialiste d’Aniane (village de l’Hérault dont les habitants ont refusé l’implantation d’un domaine Mondavi ndlr), qui défendait le projet néolibéral de Mondavi, est-il de gauche ? Qu’est-ce que résister à Mondavi, si on accepte de collaborer avec Bernard Magrez, pdg de William Pitters (négociant international en vins ndlr) ? Il n’y a pas de vérité absolue.
Vous défendez l’idée de terroir comme lieu d’ancrage de la résistance à la mondialisation du goût. C’est pourtant une notion qui a toujours été utilisée de manière réactionnaire.
Il y a deux grands mensonges à propos du terroir. Il y a ceux qui l’emploient pour des motifs réactionnaires, quasi fascistes. Et l’autre danger : lorsqu’il est employé par dérision, par des gens qui veulent nous faire croire que le terroir n’est que l’histoire d’idiots qui suivent aveuglément la tradition. Ce sont deux incompréhensions de la notion de terroir. Un terroir est toujours en transmutation. Aux Etats-Unis, où la marque est plus importante que le terroir, on plante des vignes, on se met à produire un cépage, et on déclare que la production qui en découle vaut 200 euros la bouteille. C’est absurde. C’est l’expression d’une impatience et d’un pouvoir. ||
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