Dirty Beaches n’est plus. Les obsessions d’Alex Zhang Hungtai résonnent désormais à travers le spectre et les contours flous du projet Last Lizard – aux mouvements aussi incertains.
« A quoi bon vivre, si ce n’est que de solitude ? Vaine pensée que celle du dernier lézard. » Ainsi s’achève le poème de Yukio Mishima. L’oeuvre de Dirty Beaches révèle la nature profonde de l’artiste taïwanais, illustre la condition humaine dans sa dualité – l’expression d’une lutte acharnée (Mirage Hall, God Speed, Dune Walker) et d’un repli sur soi (In Dreams, True Blue, A Hundred Languages) ; autant d’éléments réconfortants, de remparts aux angoisses de notre époque, de moyens de s’en prémunir et de laisser éclater sa haine.
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Alex Zhang Hungtai prend soin de les dissocier, en déployant à travers des sonorités obscures sa rage, son amertume, et en réservant une partie de son répertoire aux mélodies détachées, aux reflets de paysages et de décors aperçus de jour (Golden Desert Sun, Shangri-La, Goodbye Edmonton), ou de nuit (Dusty’s Diner, West Coast Bird, North East Station) – lesquels imprègnent ses souvenirs, lui permettent de s’évader.
Ses obsessions subsistent parmi les fragments d’une œuvre tentaculaire (six albums, une myriade d’eps et de splits, enregistrés aux côtés de Xiu Xiu, Tonstartssbandht, Ela Orleans, U.S. Girls et Generic Shit, de bandes originales et de divers projets parallèles). Stateless constituait le reflet d’une époque révolue, l’œuvre de substitution ayant favorisé le transfert, la mue d’un artiste affecté par un climat hostile et nauséabond.
Au-delà de ses aspects cinématographiques, la musique de Dirty Beaches évoquait (à la manière d’un ouvrage biographique, d’un carnet de voyage) les aspects les plus intimes de son quotidien, étendus à différents niveaux : le contexte social, le domaine sentimental, ses dérives et de multiples expériences culturelles – partagées entre Taïwan et Hawaii, entre le continent nord-américain (New-York, San Francisco, le Canada) et les terres d’une Europe fantasmée (Lisbonne et Berlin).
Le poème de Yukio Mishima résonne désormais à travers les différentes facettes du projet Last Lizard. Dirty Beaches n’est plus.
Logé au cœur du quartier de Neukölln, à l’abri des frimas de l’automne, Alex Zhang Hungtai répond au questionnaire de l’interview, distrait par l’air mélancolique de Laura – la version orchestrale de Clifford Brown, enregistrée en 1955. « Je suis revenu à Berlin. Il est 16:31, la nuit s’apprête à tomber, certains sont en train de décorer leur appartement, à l’approche des fêtes de Noël. » Sa vision se disperse aussitôt, la nostalgie et la solitude semblent le hanter à jamais.
Tu parais désormais sous les traits de Last Lizard. En quoi consiste ce nouveau projet ? Est-ce là un clin d’œil au poème de Yukio Mishima ? Au personnage de Last Life In The Universe ?
J’ai vu Last Life In The Universe (de Pen-ek Ratanaruang, ndlr) lorsque j’étudiais à l’université. Il m’a profondément marqué et a laissé une empreinte durable. D’une certaine façon, Last Lizard a trait à la fatalité, au caractère inéluctable de la solitude. Cela requiert de la détermination mais j’ai fini par l’accepter. Je me laisse guider par les événements, sans savoir où cela va me mener. Il peut s’agir d’une voie sans issue, d’océans que je n’ai jamais vus. Je suis ravi d’ignorer tout cela. C’est la raison pour laquelle j’aime autant ce job.
Tu as débuté le projet Dirty Beaches il y a dix ans de cela. Peux-tu nous parler de tes débuts dans la musique, de ce qui les ont précédé ? L’abandon de DB répond-il à un réel besoin, à un impératif quelconque ?
Lorsque je suis retourné à Montréal en 2005, j’ai enchaîné les jobs difficiles, dégradants : la plonge dans certains restaurants, la cuisine dans d’autres, des diners notamment, j’ai aidé des mecs que j’avais connus sur Craigslist à déménager des meubles… J’ai produit un nombre important d’albums en parallèle et personne – en dehors de mon entourage et de Fixture Records – n’y a prêté attention. Dirty Beaches s’apparentait à un projet de groupe, même si je l’ai démarré seul, par nécessité. En sillonnant les routes des Etats-Unis pendant trois ou quatre années, en me produisant tant de fois à travers le pays, le projet a pris de l’ampleur. Ce regain de notoriété m’a permis d’y intégrer certains proches, des musiciens talentueux. Ils m’ont accompagné lors de mes tournées et ont participé à la création de certaines œuvres.
A la fin, Dirty Beaches n’était plus que le reflet d’une époque, la nostalgie de la vingtaine et de ce mode de vie si particulier, partagé entre la musique et les jobs à mi-temps. J’ai 34 ans, j’ai compris qu’on ne pouvait partager certaines choses. Il fallait que je passe à autre chose. Quand tu ne peux plus vivre ni aimer de la même façon… Tu le sais d’emblée, quelque chose ne tourne pas rond.
« Fathers are the gods, saints, idols that guide you, or the devil that you can never reconcile with. » Tu sembles entretenir des rapports particuliers avec ton père, auquel tu rends hommage dans Badlands. Ces souvenirs ont-ils imprégné ton œuvre ?
Mon père me répétait tout le temps ça quand j’étais jeune. C’est difficile de grandir dans ces conditions. J’étais rongé par la culpabilité, cela a rendu certaines relations impossibles. J’envie ceux qui n’éprouvent jamais ce sentiment, leur façon de vivre sans se préoccuper de ce qui les entoure, du mal qu’ils peuvent faire et ce, sans ne jamais demander pardon.
Mon père n’a jamais été un artiste, il a chanté dans un groupe de doo-wop le temps d’un été, lorsqu’il avait 16 ans. C’est tout. Il est de la vieille école, je ne m’y serais jamais mesuré si je l’avais rencontré pendant son adolescence. Ma famille est essentiellement composée d’hommes forts, d’éminentes figures masculines. Mon grand père travaillait sur le port de Shanghai, avant la seconde guerre mondiale, et mon père, lui, conduisait une moto, accompagné de sa meute, et les problèmes allant de pair. Moi, je ne suis qu’un froussard qui s’exprime à travers sa musique. L’influence de mon père a débuté avec Badlands et s’est terminée de la même façon. Cet album lui était en partie adressé. Désormais, j’écris pour moi, à propos des gens qui ont de l’importance à mes yeux, que j’aime, et de tout ce qui m’importe dans cette putain de vie.
Je mesure la chance que j’ai d’être en vie, et je sais tirer de la satisfaction de tout ce que j’ai pu obtenir par moi-même, en suant sang et eau, au cours de ces dix dernières années. Je suis extrêmement impulsif, et parfois si têtu que cela peut aller jusqu’à nuire à ceux que j’estime, et l’a déjà fait. Ce n’est pas ce que l’on m’a inculqué et j’en ai honte. Puis tes parents deviennent eux-mêmes hypocrites, leur état se dégrade et tu te rends compte que rien ni personne n’est infaillible. Le fait d’admettre ses torts prime alors sur le reste. Et cela s’avère compliqué en définitive. Le fait d’avoir pleinement conscience de ce que l’on est peut être destructeur.
Tu as émigré et voyagé à de nombreuses reprises, entre Taïwan et Hawaii, entre l’Europe et le nord de l’Amérique. Quel regard portes-tu sur ces différentes expériences ? As-tu un quelconque point d’attache, un lieu où l’on t’attend, qui te comble et t’apporte du réconfort ?
Mon mode de vie influence chacune de mes créations. Je n’ai nulle part où aller, et j’ai fini par l’accepter. Je pourrais retourner à Taiwan ou à Hawaii, à la recherche d’un foyer, mais ce n’est pas viable, d’un point de vue financier. Certaines personnes me manquent énormément. Je pense rejoindre le continent nord-américain au printemps prochain et passer du temps dans chaque ville. Je ne m’y produirai pas, je resterai simplement avec certains de mes proches et je continuerai à composer, à produire de nouvelles œuvres çà et là. Un road trip à travers les Etats-Unis, à la recherche de vieilles connaissances.
J’ai beaucoup de mal avec les périodes de transition, celles qui surviennent entre chaque étape. Elles ne mènent nulle part. Elles ne font qu’accentuer ma peine et en me tiennent éloigné de ce qui m’importe, de ce qui est à ma portée et m’attire continuellement.
Tu affirmais avoir guéri tes maux, t’être débarrassé (en partie) de tes démons en voyageant à travers l’Asie, en retrouvant l’océan Pacifique. Quel rapport entretiens-tu avec la nature ?
J’ai passé une partie de mon adolescence à Hawaii. J’avais tout oublié de ma jeunesse et de l’importance de la nature – qui y est fortement présente – lorsque je suis retourné à Montréal. Je n’y pensais pas. Je me suis rendu compte, lors ma tournée en Asie, en 2013, que je n’avais jamais revu l’océan Pacifique. Cela faisait neuf ans. Lorsque j’étais jeune et que ça n’allait pas, je m’y réfugiais, je restais étendu là et mes problèmes s’évaporaient aussitôt. Dirty Beaches était peut-être le fruit de ce manque inconscient, que j’ai tenté de déprécier pour ne plus y penser.
Ta discographie semble correspondre aux différentes étapes de ton parcours, à la manière d’un journal intime. Comment peut-elle exprimer de telles obsessions, un tel rapport à la réalité, et permettre à l’auditeur de s’y projeter sans l’influencer pour autant ?
La réalité se forme à partir des souvenirs de chacun, d’une approche subjective, spécifique. Si la mémoire collective fait partie intégrante de l’histoire et ne peut être altérée, la mémoire individuelle, quant à elle, est affectée par le temps. Il en est de même pour la musique que je produis. Mon œuvre sera à jamais le reflet – quelque peu déformé – de ma propre vie. Elle conserve ses aspects les plus fragiles, ses tourments, ses troubles émotionnels. J’aimerais pouvoir y inclure les moments de bonheur mais cela me gêne. J’ai peut-être honte, inconsciemment, de laisser exploser ma joie en public. A vrai dire, je n’en ai aucune idée.
Ton écriture et ta musique semblent répondre à des pulsions, à des instincts. Peux-tu nous décrire le processus de création de ces œuvres ?
Cela peut paraître étrange, mais j’associe la musique à un sport de combat. Elle me rappelle la boxe, d’une certaine façon. Le fait d’apprendre de nouvelles techniques sans être capable de les maîtriser. Tu expérimentes, tu t’efforces à produire de nouvelles choses, tu en évalues chaque aspect, notamment les réactions que cela engendre. Plus tu t’exerces, plus l’exercice stimule tes facultés mentales. La sincérité et le fait d’être attentif restent des priorités. Si tu n’es pas assez concentré, pas assez prudent, tu peux tout perdre, la motivation comme la combativité.
Ton oeuvre évoque également le septième art, comporte de nombreux aspects cinématographiques. Est-ce là une volonté de ta part ?
Ce n’est pas intentionnel. Je ne pense pas faire partie de ces artistes. Je ne m’applique pas vraiment, je suis plutôt du genre à brûler les étapes et j’ai échoué à de nombreuses reprises. Mais j’évolue plus rapidement que tous ces connards qui n’ont pas cru en moi.
La musique constitue-t-elle un élément vital, nécessaire à ta survie, une manière de purger ton âme ?
Oui, c’est exactement ça. Elle me permet d’exister. Je travaille énormément, j’essaye d’apprendre et de m’améliorer, de me former en autodidacte. Pour cette raison précise. Sans cela, je serais comme l’un de ces pauvres types, je produirais sans cesse la même chose, je vivrais de la même façon pendant des années. Je ne pourrais plus me regarder dans le miroir. Ainsi, je ne dois cesser d’évoluer. GODSPEED
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