Clubs interdisant les photos, DJ laissant éclater leur colère à l’égard des smartphones : les tensions entre les acteurs de la musique électronique et les nouveaux médias est de plus en plus palpable. Le dancefloor dernier lieu de résistance à l’égotisme 2.0 ?
La vidéo a fait du bruit dans le (plus si) petit monde de la musique électronique : le 29 novembre dernier, Richie Hawtin, grand nom de la techno de Detroit, poussait une lourde enceinte sur une admiratrice zélée venue le filmer de trop près lors du festival Time Warp à New York, faisant tomber à la renverse la fan collante et son iPhone. Si l’artiste s’est excusé depuis (et plaide même l’accident), son geste est révélateur de l’hostilité croissante des promoteurs, clubs et DJs envers les nouveaux médias: appareils photo, portables et caméras sont malvenus sur le dancefloor.
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Berghain puis Trouw : appareils photos et portables bannis
Plus personne ne l’ignore, le temple berlinois Berghain a toujours protégé l’intimité de ses invités en bannissant les appareils photos et autres appareils ; cette interdiction contribuant ironiquement à la légende et surtout à l’hystérie médiatique qui entoure ce lieu. Depuis quelques mois, les smartphones se voient même affublés de stickers à l’entrée pour camoufler leurs objectifs.
Toujours soucieux de ne pas être en reste, le club amstellodamois Trouw a pris, pour sa dernière année, des mesures similaires, congédiant son propre photographe. Des initiatives saluées par les DJs : dans une tribune publiée en septembre, DVS1 dénonçait l’omniprésence oppressante des caméras perçues comme autant de regards menaçants, le crépitement incessant des flashs qui l’empêchent de s’évader, interrompent ses rêves éveillés. Irrité par le manque de respect croissant de la foule, le DJ regrettait les 90s :
« Découvrir cette scène était un truc spécial ; ça n’était pas encore produit et consommé en masse ; faire partie de cette communauté était comme être invité au sein d’une famille. Vous étiez conviés à partager des expériences avec tous ceux qui étaient sur le dancefloor avec vous. […] Réseaux sociaux, caméras et téléphones n’étaient pas un enjeu à l’époque. Les clubs et les soirées n’existaient que pour la musique et l’instant. »
Facebook, Youtube, Shazam et Boiler Room : la colère de Steffi
Dans une interview donnée en Novembre, Steffi, la résidente du Panorama Bar, évoquait elle aussi longuement la colonisation croissante de la culture club par les réseaux sociaux. Dans son viseur : Facebook, qui soumet artistes et labels à la loi du clic et à l’économie du like, Youtube et la haine paresseuse de ses commentateurs anonymes, ou Shazam, qui gâcherait selon elle la spontanéité et l’unicité du moment. Cette DJ intransigeante, à l’éthique implacable des puristes, regrette aussi ce voyeurisme grandissant, et dit haïr les objectifs. A cet égard, le nom de son nouvel EP, The Power of Anonymity, sonne comme un message politique.
A propos de Boiler Room, l’organisation qui organise et retransmet en live puis, sur Youtube, des performances musicales devant une foule de danseurs invités, Steffi ne mâche pas non plus ses mots, lors d’une interview à DJ Broadcast:
« Je ne voulais pas le faire. Nick (Höppner, manager du label, ndlr) m’a suppliée. Je ne le sentais pas du tout. Avoir une caméra braquée sur les doigts pendant qu’on joue, c’est du délire ! […] Je ne le ferai plus jamais. »
La plateforme suscite des polémiques : l’an passé, par exemple, la violence sexiste et homophobe présente dans les commentaires poussait des Berlinois à organiser un kiss-in lors d’une performance de Tama Sumo, rappelant ainsi aux oublieux que “house music stands for love”. De l’autre coté de la caméra, Boiler Room attise aussi l’exhibitionnisme d’une partie des danseurs qui s’y rendent, dont ce Tumblr ne manque pas de noter régulièrement le comique. Aimantés par les objectifs et agglutinés aux DJs, certains poussent même le vice jusqu’à vérifier sur Twitter qu’ils se trouvent bien dans le champ de la caméra…
En transformant une expérience musicale et charnelle en un spectacle interactif, superficiel et formaté, ou encore à cause de la curiosité malveillante qu’elle ne manque pas de provoquer, la plateforme semble loin des idéaux d’égalité, de partage et d’émancipation des origines de la musique électronique.
Malgré les critiques, Boiler Room semble n’être qu’un premier pas vers l’invasion totale des caméras sur le dancefloor : les développeurs de BarSpace, par exemple, rêvent d’un futur proche où chacun pourrait, à l’aide d’un iPhone et de cameras épiant chaque dancefloor, juger l’ambiance d’une soirée avant de choisir ou non de s’y rendre.
Le dancefloor comme lieu de résistance ?
Dans le roman Je sors ce soir, Guillaume Dustan célébrait la boite de nuit comme une véritable hétérotopie, un lieu où l’on vient oublier ses soucis et s’isoler du reste du monde : “C’est ça que j’aime la nuit : la communication réduite à l’essentiel”. Presque vingt ans plus tard, ce n’est plus tant la communication mais la télécommunication qu’il semble falloir limiter. Richie Hawtin, DVS1 ou Steffi, chacun à leur manière, posent une vraie question: et si, à l’époque de la connectivité totale, de l’égotisme 2.0 et de la surveillance permanente, le dancefloor devenait un lieu de résistance ? Celui d’une expérience sensorielle primitive centrée sur l’ici-maintenant et une forme de pleine conscience ; ou bien un espace de partage fait d’amitiés d’un soir ou plus, du frôlement de corps qui transpirent, de complicités muettes et de sourires anonymes.
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