Professeur de science politique à University College London, coauteur de « La Gauche radicale en Europe » (éd. du Croquant, 2013), Philippe Marlière revient sur l’ascension de Syriza jusqu’à son arrivée au pouvoir ce 25 janvier. Selon lui cette coalition de la gauche radicale a su opérer un « tournant réaliste » et incarne désormais une « nouvelle social-démocratie ».
La coalition de la gauche radicale Syriza a remporté les législatives en Grèce ce 25 janvier. En 2009 elle était encore inconnue du grand public. Que s’est-il passé ?
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Philippe Marlière – La victoire de Syriza était attendue depuis quelques mois étant donné le discrédit total de Nouvelle Démocratie – le parti conservateur au pouvoir – et en particulier de ses politiques d’austérité à la solde de la Troïka qui ont infligé des souffrances absolument inouïes au peuple grec depuis plusieurs années. Mais quand on regarde l’évolution électorale de ce parti dans l’histoire récente, on s’aperçoit qu’il a connu une progression extraordinaire, qui n’a pas d’équivalent en Europe hormis Podemos en Espagne, mais dans des conditions différentes.
En 2009, aux élections européennes, Syriza ne dépassait même pas la barre des 5 %. Son ascension s’est faite en trois étapes : aux premières législatives de 2012, la coalition obtient 16 %, puis aux législatives qui ont lieu dans la foulée 27 %, et ce dimanche 36 %. En l’espace de cinq ans, un parti marginal est donc devenu le premier parti grec.
Cette percée électorale rapide, mais par paliers, de Syriza s’explique par l’effondrement de l’économie du pays, les mesures d’austérité très violentes qui ont été prises et la chute rapide de la social-démocratie. Mon hypothèse est que Syriza s’est positionné sur tout ou partie du terrain anciennement occupé par le Pasok, sans devenir pour autant un parti social-libéral. C’est pourquoi Syriza incarne, selon moi, une nouvelle social-démocratie.
Qu’entendez-vous par « nouvelle social-démocratie » ?
J’opte pour cette étiquette parce que Syriza n’est pas un parti révolutionnaire, il suffit de regarder son programme : il est de facture réformiste et radicale. Historiquement, la toute première social-démocratie était marxiste, anticapitaliste, et comprenait des individus comme Lénine, Rosa Luxembourg ou Jean Jaurès. A partir des années 1920, elle a fait un choix réformiste, parlementaire, allant jusqu’à prôner l’économie mixte et à s’accommoder du capitalisme, tout en ayant des objectifs égalitaires très prononcés. Selon moi, Syriza incarne une nouvelle social-démocratie car ses membres sont des réformistes radicaux sur le plan économique. La nouveauté réside dans l’ouverture à de nouvelles thématiques : l’environnement, le féminisme ou un libéralisme culturel marqué.
Y a-t-il eu un recentrage politique de Syriza entre 2009 et aujourd’hui, pour parvenir au pouvoir ?
Le Syriza que l’on connaît aujourd’hui n’est pas très différent du Syriza de 2004 en terme d’organisation : le KKE (Parti communiste grec) ne faisait pas partie de la coalition à l’origine – notamment parce qu’il est très eurosceptique et qu’il y a des désaccords profonds sur l’euro et le maintien de la Grèce dans l’UE. Les défections du Pasok vers Syriza ont été peu nombreuses et ont surtout concerné des cadres et des conseillers qui ont rejoint la direction de Syriza.
Mais en 2013, Syriza est devenu officiellement un parti, et non plus une coalition de partis de type Front de gauche en France. Le parti reste toutefois organisé en courants. La raison pour laquelle Syriza est devenu un parti est institutionnelle : le parti arrivé en tête rafle un bonus de 50 députés à condition qu’ils soient rattachés à un parti. C’était aussi une façon d’unifier le parti, de renforcer la direction regroupée dans le courant majoritaire, Synaspismós. On peut dire que Syriza est constitué d’une matrice communiste et marxiste, mais il est aussi traversé par des courants issus de l’écologie et des mouvements sociaux.
La tendance au recentrage était déjà présente dès 2004 avec Synaspismós, mais elle s’est accentuée à partir de 2012 sous la conduite d’Alexis Tsipras. Il a compris qu’avec l’effondrement du Pasok, il y avait une chance historique d’occuper l’espace déserté par le Pasok et de gagner de larges pans de son électorat. La première élection de 2012 fut peut-être la dernière que Syriza a menée avec un programme radicalement de gauche. Ensuite, il s’est agi de développer un réformisme radical, mais « réaliste », « crédible » aux yeux d’un électorat centriste qui n’avait jamais voté pour Syriza. L’habileté de Tsipras a été de comprendre cette opportunité et de convaincre son parti de soutenir ce projet réformiste radical. Voilà pourquoi je parle de nouvelle social-démocratie.
La personnalité d’Alexis Tsipras semble déterminante dans la conquête du pouvoir par Syriza. Quel est son parcours ?
Il a d’abord été membre des jeunesses communistes dans les années 80, en tant que lycéen. Il s’est fait ensuite remarquer comme leader des mouvements étudiants dans les années 90. Il a été secrétaire des jeunesses de Synaspismós. En 2008, il est devenu secrétaire général de Synaspismós à l’âge de 33 ans. Très vite il a participé au mouvement des Places, il était présent comme citoyen grec luttant auprès du peuple. Alors qu’il était très impliqué dans la vie interne de Syriza, Tsipras n’a jamais eu l’image d’un apparatchik. Sa légitimité politique repose beaucoup sur cela. Évoluant dans une formation de gauche radicale, Tsipras a toujours été un modéré. À la tête de Synapsismós, puis de Syriza, il a toujours tenu un discours pédagogique, calme, sans lyrisme ampoulé, sans agressivité rhétorique. Ses propos apaisent, ne clivent pas. Avec sa jeunesse, c’est l’une des clés de son succès. C’est un point commun avec Pablo Iglesias, le leader de Podemos en Espagne, qui a été un des leaders du mouvement des indignés. Tous deux ont à peine la quarantaine, ce qui marque aussi un tournant générationnel. Ni l’un ni l’autre n’ont collaboré avec le Pasok ou le PSOE.
http://youtu.be/w_XbPY0nqVc
Qu’entendez-vous par « tournant réaliste » de Syriza ?
Il y a une chose qui me frappe quand on écoute attentivement les discours et les passages TV de Tsipras et Iglesias, c’est que tous les deux souhaitent vraiment gouverner afin de changer les choses concrètement. A l’inverse de l’extrême gauche préoccupée par des questions d’idéologie, ils sont pragmatiques, ils essayent de comprendre les tensions qui traversent la société, et ne plaquent pas des idées préconçues sur une réalité en total décalage. Tsipras s’entoure d’ailleurs de chercheurs en sciences sociales, et Iglesias est lui-même un politologue. Dans les deux cas, ils ont le souci de vouloir réformer la société sans plus attendre. Ils ne veulent pas perdre de temps dans des querelles idéologiques de premier ou de second ordre. C’est une posture que les peuples comprennent.
Comment Syriza va-t-elle pouvoir tenir ses engagements économiques et sociaux, tout en devant gérer la dette de la Grèce ?
Syriza va tenter d’obtenir l’annulation d’une partie substantielle de la dette – de toute façon il faudrait une croissance de 3,5 % pendant 5 ans pour que la Grèce puisse faire face à ses échéances de remboursement ce qui est totalement irréaliste. Il faut donc la renégocier, et payer le reste selon un mémorandum révisé. Le dernier pilier de son programme consiste à relancer la croissance en ayant la possibilité de faire quelques entorses au pacte de stabilité européen : il faudra que l’Etat fasse des dépenses et investisse pour relancer la consommation. Si ce n’est pas du réformisme radical et de la social-démocratie, qu’est-ce alors ?
En face d’eux ils vont avoir des adversaires déterminés : Merkel, Junker, Moscovici … Il va y avoir un bras de fer. On rapporte que Merkel s’accommoderait d’un départ de la Grèce de l’eurozone. Il n’est pas évident qu’elle y ait intérêt. Tsipras va jouer sa crédibilité politique prochainement sur les négociations portant sur la dette.
Comment voyez-vous les semaines à venir pour le nouveau gouvernement dirigé par Syriza ?
Pour les néolibéraux invétérés qui peuplent les institutions européennes ou qui sont à la tête des gouvernements européens, Tsipras reste un diable gauchiste. Les réformes et les compromis qui seront proposés seront toujours présentés comme des demandes excessives. On peut s’attendre à ce qu’il y ait deux réactions : celle des peuples, grec et européen, qui pourront afficher leur soutien à l’action de Tsipras ; et celle de la vieille social-démocratie, en particulier du PS français. Des membres de l’aile gauche du PS sont sincèrement satisfaits de la victoire de Syriza.
Je ne crois pas en « l’hypothèse Syriza » en France, qui consisterait en un effondrement rapide du PS et à son remplacement par le Front de gauche, comme cela s’est déroulé en Grèce. Peut-être cela surviendra-t-il un jour, mais je ne crois pas que les conditions soient réunies aujourd’hui : les politiques d’austérité n’ont pas des effets aussi violents en France qu’en Grèce sur les classes moyennes. Il y a donc de grandes chances pour que le PS continue de dominer la gauche.
Ce qui pourrait faire la différence, c’est un rassemblement unitaire de la gauche française, rassemblant le Front de gauche et des morceaux significatifs du PS. Cela pourrait amener une partie de l’électorat socialiste à voter Front de gauche plutôt que pour le PS, surtout dans les circonscriptions où le PS présente des candidats sociaux-libéraux.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
La gauche ne doit pas mourir ! Manifeste des socialistes affligés, de Philippe Marlière et Liêm Hoang Ngoc, éd. Les liens qui libèrent, 2014, 13,50 €
Philippe Marlière vient de publier un article au sujet de Syriza sur son blog.
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