Toile denim, culture populaire et lumière de plateau télé au programme au Palais de Tokyo à Paris, où l’artiste Korakrit Arunanondchai révèle, dans une déflagration sensorielle extravagante, les enjeux de la mémoire à l’ère du divertissement. Entretien.
Il est Thaïlandais, mais a fait ses classes à New York. Il a débuté en organisant des fêtes dans des entrepôts avec ses amis artistes, mais hérite de l’état d’esprit de l’aventure de l’esthétique relationnelle, née en France, au Palais de Tokyo. Au croisement des disciplines, entre bouddhisme et rave new age, c’est justement au Palais de Tokyo que Korakrit Arunanondchai, 29 ans, expose l’épilogue d’une série d’expos qui l’aura mené des bancs de l’école au prestigieux MoMA PS1. Nous l’avons rencontré, pour parler denim, drones et drôles de noms.
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Après New York, Kansas City et Londres, cette expo au Palais de Tokyo vient achever un cycle intitulé Painting with history in a room filled with men with funny names…
Korakrit Arunanondchai – En réalité, l’expo au Palais de Tokyo est conçue comme un épilogue aux trois premières expos, elle vient donner une conclusion et formuler une sorte de synthèse.
Revenons au début. La trilogie débute en 2012. Quel en a été l’élément déclencheur ?
Il n’y a pas vraiment d’origine assignable. Ma pratique artistique se développe un peu comme un organisme vivant : elle se nourrit d’éléments extérieurs. Le cycle est né à la croisée de plusieurs événements. La maladie dont a été atteint mon grand-père, qui s’est mis à perdre la mémoire a fait que je voulais travailler autour de la mémoire. C’était aussi ma dernière année à la Columbia University de New York, où j’étudiais, et lors d’ une visite d’atelier, j’ai évoqué le futur avec mon professeur, l’artiste Rirkrit Tiravanija : comment, après l’obtention de mon diplôme, j’allais envisager mon retour en Thaïlande, comment je pourrais adapter mon travail à un contexte différent. Et surtout, j’avais 24 ans à l’époque, j’allais en avoir 25. Or en Thaïlande, une croyance populaire veut que ce soit un âge qui porte malheur : les esprits du passé reviennent, c’est l’année du passage à l’âge adulte, qui impose de faire des choix. Certains deviennent moines, d’autres végétariens – moi, j’ai commencé cette trilogie.
A la même époque, j’ai commencé à m’intéresser à l’art vidéo. J’avais alors en tête de faire un projet autour de la mémoire et du temps, tout en gardant certaines des propriétés de la peinture abstraite. La trilogie Painting with history in a room filled with men with funny names parle de cela : il y a la volonté de créer une symbiose entre tous ces éléments. Le fil narratif, à travers du personnage du peintre sur denim, n’est apparu que rétrospectivement. A présent, je réalise que le cycle parle de l’évolution de ce personnage et du chemin qu’il parcourt pour devenir peintre. En Thaïlande, le roman d’apprentissage d’un personnage est quelque chose de très répandu, que l’on retrouve fréquemment dans l’art traditionnel. Beaucoup d’artistes asiatiques traitent de la question des racines et des identités passées.
Quel est le statut de ce peintre sur denim ? Est-ce personnage de fiction ?
Je ne parlerais pas de fiction, mais plutôt de représentation, ou d’avatar. L’idée de représentation est à prendre au sens large : le peintre me représente, l’expo au Palais de Tokyo en est la dernière présentation, mais beaucoup d’autres éléments rentrent en compte. En appelant le cycle « Men with funny names », je faisais aussi référence à la représentation qu’induit automatiquement la figure de l’artiste : être Warhol, être Jackson Pollock, c’est être en adéquation avec une certaine image préconçue de l’artiste. En devenant artiste, on devient une entité un peu abstraite : un nom, un « funny name ».
Me représenter par le biais du personnage du peintre sur denim permet d’ajouter une épaisseur supplémentaire. Lorsque je suivais les cours de l’artiste Liam Gillick, il avait coutume de dire, sans doute de manière un peu ironique, qu’à l’avenir, tout le monde allait avoir accès à une éducation artistique de haut niveau, que tout le monde allait avoir une pratique artistique. C’est une belle idée. Aujourd’hui, avec les réseaux sociaux, nous faisons tous un travail de mise en scène, mais souvent, en cherchant un effet de transparence absolue. On le voit aussi chez beaucoup d’artistes du courant post-internet. Or c’est dans l’épaisseur de la représentation que se niche la part de l’art ; faire advenir cette distance, voilà quoi consiste ma pratique d’artiste, et l’art tout court.
Vous avez évoqué Liam Gillick, mais aussi Rirkrit Tiravanija, deux artistes majeurs de l’esthétique relationnelle, une mouvance dont le Palais de Tokyo a été le creuset au début des années 2000 sous la direction de Nicolas Bourriaud. Quel rapport entretenez-vous avec l’esthétique relationnelle ?
Lorsque l’esthétique relationnelle est née, j’étais encore au lycée en Thaïlande. Toutes ces choses, je n’en ai eu qu’une connaissance de seconde main. De nombreuses personnes m’interrogent au sujet de mes liens avec Rirkrit Tiravanija. Il est effectivement l’une des raisons pour lesquelles je suis rentré en école d’art ; je voulais être son élève pour voir comment il arrivait à faire le lien entre sa pratique à New York et son héritage thaïlandais. Il a été mon professeur, et j’ai fait un stage à ses côtés en 2008. Durant le stage, il n’était en fait jamais là. Je devais classer des livres das son atelier, et c’est comme ça que je me suis familiarisé avec son travail : j’ai lu tous les articles à propos de son travail. C’est aussi à cette période que j’ai lu Esthétique relationnelle, le livre de Nicolas Bourriaud paru en 1998.
Pour être franc, je pense que toute forme d’art est un outil pour percevoir le monde. Ce qui veut dire que l’esthétique relationnelle nous a surtout fait prendre conscience de choses qui existaient déjà : lorsque l’art conceptuel est né, on s’est soudainement rendu compte qu’en fait, tout art est conceptuel. Lorsque j’étais étudiant, à Rhode Island à New York, tout le monde organisait des expos et des fêtes, la scène était très dynamique, et le plus important, c’était d’être ensemble. Je faisais déjà des installations où la musique jouait un rôle important, et j’organisais aussi des fêtes dans des entrepôts. L’expérience artistique naissait à partir d’interactions sociales. Du coup, lorsque j’ai lu Esthétique Relationnelle, je me suis dit que ce que le livre prônait, ça allait de soi : nous le pratiquions déjà.
Je ne dirais pas que je suis de l’école Rirkrit Tiravanija – si tant est qu’une telle école existe. Ce qui est certain, c’est que j’ai passé beaucoup de moments enrichissants avec lui dans plusieurs contextes. D’ailleurs, ma mère était sa prof au lycée, mais ça, je ne l’ai découvert que plus tard. Le cinéaste Apitchapong Weerasethakul est une autre source d’inspiration majeure pour moi. J’ai assisté à l’une de ses masterclass à l’université. Dans l’expo au Palais de Tokyo, il y a un certain nombre de clins d’œils à son travail. Au sol dans la première salle, on peut apercevoir un morceau du poster du film Oncle Boonmee. Et les personnages aux yeux rouges de la seconde salle en sont directement inspirés. Il y a même des extraits de son film insérés dans la vidéo.
Rirkrit Tiravanija et Apitchapong Weerasethakul sont deux artistes thailandais de renommée internationale, sans doute les deux artistes qui viennent le plus facilement à l’esprit lorsqu’il s’agit d’évoquer les représentants actuels de l’art thaïlandais. Pourtant, la scène artistique thaïlandaise locale reste, elle, relativement méconnue à l’extérieur…
Cette scène existe, même si elle n’est pas très soudée, et que beaucoup des artistes, effectivement, exposent surtout à l’étranger. Je n’y suis moi même pas encore vraiment connecté, mais j’aimerais l’être davantage. Je travaille à montrer tous les épisodes du cycle simultanément en Thaïlande. A priori, ça sera pour février prochain. La trilogie traite aussi beaucoup d’une idée préconçue de la Thaïlande et de l’exotisme en général. Le fait que l’on pense beaucoup à Apitchapong Weerasethakul en visitant mon expo, c’est aussi en parce qu’il montre souvent des forêts vierges, que l’on a coutume d’associer à la Thaïlande. Mon film s’y déroule aussi, mais c’est une réalité qui ne m’est pas du tout familière : j’ai grandi dans une grande ville. Comme nous l’évoquions, ce film est une représentation de moi-même : comme si j’étais un peintre sur denim vivant dans une forêt vierge exotique.
Pourquoi ne pas juste avoir montré la vidéo ? En quoi était-ce important de l’inclure au sein d’un espace physique très présent ?
Je suis parti de l’idée d’ “expanded cinema”, un terme inventé par le cinéaste expérimental des années 1960 Jonas Meckas : le cinéma traverse l’écran, et des parties de la vidéo vont se matérialiser dans le monde des objets. Je voulais que le spectateur puisse se sentir autant que possible en immersion dans le film. Des procédés simples le permettent : par exemple, inclure dans la vidéo des séquences filmées dans l’espace d’exposition. Ce n’est pas de l’esthétique relationnelle, mais l’effet recherché est similaire.
L’expo est construite à la manière d’un “palais de la mémoire” très désorganisé : le visiteur traverse cette peinture monumentale, il en perçoit des fragments, mais ne peut pas voir l’ensemble. Lorsqu’il regarde la vidéo, il accède au point de vue du drone, il flotte au travers de l’espace, et perçoit le dessin du dessus et en entier. Ce dessin qu’on ne peut voir dans son intégralité qu’au moyen du drone était une manière de montrer comment nous sommes de plus en plus dépendants de la technologie pour percevoir la réalité.
Le sens de la visite fait en sorte que l’on passe d’abord par l’installation, appelée “Le Corps”, avant d’arriver dans la seconde salle, “L’Esprit”, où est montrée la vidéo : on a dont d’abord un ressenti physique de l’espace, puis les deux expériences fusionnent. L’idée centrale est la notion d’empathie : entre l’espace physique et la vidéo, entre le corps et l’esprit. Le visiteur effectue une sorte de transhumance, matérialisée par le couloir de feu dans lequel il doit passer pour se rendre de l’un à l’autre.
Pensez-vous qu’aujourd’hui, le rôle de l’artiste soit celui-là : de connecter différentes expériences, de faire le lien entre différents champs de la création ?
C’est en tout cas l’une des choses qu’un artiste pourrait faire, et qu’il peut choisir de faire aujourd’hui, l’une des possibilités engendrées par le monde plus ouvert et connecté qui est le nôtre. J’ai utilisé ce drone parce qu’il s’agit du premier à être en vente libre sur le marché. Il s’agit d’une révolution comparable au moment où a été commercialisé l’appareil photo Canon 5D, avec lequel il devenait possible de faire de bonnes vidéos. A l’époque, tout le monde s’était mis à faire de l’art vidéo. Désormais, le consommateur peut devenir producteur, la technologie est accessible à tous. C’est super, mais en même temps, de nouveaux problèmes de sécurité et de vie privée se posent lorsque le grand public a accès à ce type de pouvoir. J’essaye de garder une tonalité positive dans l’expo, bien qu’il y ait des zones d’ombres.
La musique occupe une place fondamentale dans votre oeuvre. Vous collaborez avec de nombreux musiciens, notamment Boychild…
http://youtu.be/sUpuiHj3ETI
Pour cette expo, c’est surtout Harry Bornstein qui a fait la musique, avec qui je travaille depuis un petit bout de temps. La musique, comme mode de communication non verbale, créée un espace unifié. C’est une manière de venir ajouter une trame, un récit à quelque chose qui n’en avait pas. On en revient à l’idée empathie, le thème central de l’expo, où l’animisme rencontre les technologies modernes de représentation. L’empathie est un sentiment que Boychild, par ses performances, parvient très bien à capter. Elle provoque des émotions très fortes impossibles à verbaliser. Je l’ai rencontrée il y a deux ans, alors que nous faisions une performance chacun dans notre coin simultanément. Nous sommes devenus amis, et nous allons continuer à travailler ensemble : elle est devenue un personnage de mon oeuvre.
Nous avons beaucoup évoqué les idées de futur, de temporalité, ainsi que l’évolution initiatique d’un personnage qui vous ressemble. Vous-même, comment vous voyez-vous dans 20 ans ?
Lorsque j’ai commencé ce projet, il n’était pas censé devenir une trilogie. Justement, avec ce projet, je voulais imaginer le futur de mon personnage. Et puis, je me suis rendu compte que ce n’était pas possible de l’imaginer : il faut tout simplement travailler avec le temps, réagir au présent. Au final, pour imaginer ce à quoi ressemblerait ma vie dans trois ans, j’ai dû travailler à ce projet pendant trois ans. Le temps de l’art avait besoin de coïncider avec le temps de la vie. Dans le futur proche, je voudrais faire un long-métrage, mais ça sera avant dans 20 ans : je suis déjà en train de rassembler mes troupes !
Propos recueillis par Ingrid Luquet-Gad
Korakrit Arunanondchai, « Painting with history in a room filled with people with funny names 3 », du 24 juin au 13 septembre au Palais de Tokyo à Paris
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