Le réalisateur de Sixième sens revient avec Le Village, l’étrange histoire d’une communauté qui se retranche à la campagne derrière des valeurs obscurantistes. « Un acte d’espoir », pour M. Night Shyamalan. Sérieusement ?
Le triomphe américain du Village, après ceux de Sixième sens, Incassable et Signes, place le jeune M. Night Shyamalan (34 ans) dans une situation exceptionnelle. Il est le seul auteur à œuvrer à ce niveau-là de l’industrie (mégabudgets, stars, mégarecettes) et à y imposer ses règles à rebrousse-poil des normes courantes de fabrication. Il y a donc un phénomène Shyamalan, et les valeurs traditionalistes américaines (familialisme, religiosité diffuse et, pour ses deux derniers opus, retour à la terre) prônées par ce fils d’immigré venu d’Inde ne sont probablement pas étrangères à l’envoûtement qu’exercent ses films languissants sur les foules. Mais Shyamalan est-il sérieux ? mystique ? allumé ? ou seulement un affreux truqueur qui a mis au point un système imparable ? Tentative de pénétrer la part obscure d’un homme affable et coquet prénommé Nuit.
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ENTRETIEN > Votre film est ambivalent sur le choix des personnages de se réfugier dans une communauté de type amish.
Je pense que leur décision de se couper du monde est un acte d’espoir. Je suis dans leur camp. Je me suis inspiré d’une histoire vraie qui a eu lieu à la fin du XIXe siècle. A cette époque, en Amérique, des gens ont quitté les villes pour partir dans les bois et y fonder des villages où la tradition serait maintenue. Comme si nous, aujourd’hui, nous plaquions tout pour fuir le stress, la surpopulation, la course à l’argent, l’individualisme, la menace terroriste. Si vous quittiez Paris aujourd’hui, vous voudriez trouver le calme d’un village à la campagne, vous voudriez une vie plus simple…
Ce n’est pas mon désir. Mais les protagonistes de votre film ne se contentent pas de s’installer à la campagne, ils fondent une communauté et se donnent un grand nombre de règles qu’on peut trouver obscurantistes.
Oui, à partir de là, j’ai imaginé une communauté qui se donne des règles que je ne qualifierais pas, moi, d’obscurantistes, mais de strictes. C’est dans la logique de leur décision. Ils sont prêts à tout pour pouvoir croire à nouveau en l’humanité. Le personnage de William Hurt, qui est historien, croit en cette idée que tout a commencé à aller de travers aux Etats-Unis après la guerre de Sécession, quand les Nordistes ont remporté la guerre et ont entrepris une industrialisation forcenée. C’est à partir de là que l’argent est devenu le principal centre d’intérêt des gens. Ce n’était pas comme ça avant. J’étais conscient que les actes de ces personnages étaient discutables, mais je tenais avant tout à ce que les choses ne soient pas tranchées, à ce que le débat reste ouvert jusqu’à la fin du film.
Etes-vous croyant ?
Je crois en quelque chose, en une force, quel que soit son nom. J’ai une part de spiritualité, mais je ne crois pas en une religion orthodoxe précise. Je trouve que les religions devraient être des bateaux qui vous conduisent au rivage. Il ne faut pas rendre un culte au bateau. Le bateau n’est qu’un bateau. Mais à l’évidence il y a un rivage pour tout le monde : pour un enfant africain, pour une vieille femme japonaise, pour un Islandais de 33 ans, pour moi, pour un adolescent parisien, etc.
Doit-on voir dans ce Village une fable sur l’Amérique de Bush ?
Souvent, les spectateurs croient que le conseil des anciens symbolise Bush, obsédé par ce qui se passe à l’extérieur et qui pourrait menacer les Etats-Unis. De mon point de vue, ce n’est pas la bonne métaphore. Quand j’ai écrit le scénario, j’ai imaginé au contraire que ce conseil a peur de Bush. Ils n’aiment pas le monde extérieur, ils n’aiment pas tous ces mensonges, cette avidité, cet argent, cette manipulation. Ils en sont arrivés là parce qu’ils rejetaient le gouvernement, ils trouvaient le monde corrompu, ils ne croyaient en rien, ils ne pensaient qu’à se tuer. Je ne pense pas que la technologie par exemple soit fondamentalement un bien pour l’humanité.
Elle permet pourtant de faire des films.
Je déteste les ordinateurs ou les salles de montage. Ce que j’aime, c’est le cinéma le plus simple : un plan avec deux personnes qui se parlent. La technologie n’est qu’une distraction. Imaginez que, plutôt que d’aller dans un supermarché, vous cueilliez les fruits sur l’arbre ou que vous ayez la chance de connaître le nom de la personne qui a cuisiné la tarte que vous achetez, que vous sachiez qu’elle s’appelle Sarah. Alors vous achetez une tarte de Sarah plutôt que d’avoir systématiquement affaire à une caissière anonyme. Tout cela se perd aujourd’hui, et c’est dommage. Nous achetons des produits emballés dans du plastique, nous les mangeons sans savoir d’où ils viennent. Je n’aime pas les ordinateurs et le montage parce que ça éloigne de l’humanité.
Vous sentez-vous un étranger aux USA, ou avez-vous le sentiment de décrire ce pays en lui appartenant complètement ?
J’ai profondément le sentiment de voir les Etats-Unis avec distance. Je trouve que tout y va trop vite aujourd’hui, qu’on y passe à côté de l’essentiel. L’Amérique, qu’est-ce que c’est ? Les immigrants les plus ambitieux des différents pays européens qui se sont réunis pour réussir. C’est ça, l’obsession : réussir dans la vie. Moi-même, je suis le fruit de cette ambition : mes parents ont émigré aux Etats-Unis par ambition. Donc, j’ai ça dans mes gènes. Mais j’ai aussi un autre gène qui me dit : « Ralentis, tu manques l’essentiel. Tu confonds réussite et bonheur. La réussite, ce n’est que la surface des choses. » Il y a toujours ce conflit en moi. Mon idée du paradis est de partir vivre dans une cabane près d’un lac.
La communauté de votre dernier film pourrait se fissurer à partir du moment où on découvre que le père ment…
Oui, ça, c’est ce qui arriverait aujourd’hui. Mais pas en 1880. Ou pas parmi mes cousins indiens, même aujourd’hui. Si le père de l’un d’entre eux lui dit : « Je dois te dire quelque chose : j’ai volé la société qui m’emploie. Nous avons cette maison parce que j’ai volé », mon cousin ne le dénoncerait pas. Il pleurerait et il lui pardonnerait. Mais un adolescent occidental d’aujourd’hui dirait : « Va te faire foutre, papa. Tu es cinglé ! Je ne te croirai plus jamais. » Mon héroïne a suffisamment confiance en son père pour se dire que s’il a fait quelque chose de mal, c’est pour une bonne raison supérieure.
Donc vous pensez que certaines finalités justifient un mensonge. Si on fait un parallèle avec la politique américaine récente, cela évoque le mensonge de Bush sur les armes nucléaires irakiennes…
Mon sentiment, c’est que Bush a clairement merdé, à 100 %. Là-dessus, il n’y a pas de débat. Mais la question est : a-t-il menti sur les motivations d’aller en Irak ou a-t-il simplement merdé en étant sincère ? Je ne connais pas la réponse à cette question-là et je ne crois pas que quiconque la connaisse. Mais de toute façon il a tort, et il y a des élections en novembre.
Votez-vous ?
Oui, mais je me sens tellement aveugle…
Que pensez-vous de votre statut assez unique à Hollywood, qui vous permet d’imposer de longs plans-séquences et une grande indolence dans le récit ?
Les très bons chiffres de démarrage du Village aux Etats-Unis ont tendance à me faire penser que les mentalités changent. Mais surtout, au fond, je sais que mon film fera partie de ceux dont on se souviendra. Je pense qu’Hollywood, pendant un moment, va attribuer le succès de mes films à leur climat d’angoisse, aux retournements de situation. Et puis, un jour, on comprendra qu’il ne s’agit là que d’ornementation. Et que mes films vont rester pour d’autres raisons, qui sont mes choix de mise en scène : l’intimité, la durée, le dialogue, plutôt que le spectaculaire.
A propos du retournement final du Village, façon Sixième sens, diriez-vous que c’est votre signature ?
Non, et je viens de vous expliquer pourquoi. D’ailleurs, il n’y en avait pas dans Signes. On m’a étiqueté comme ça. Et Hitchcock aussi, alors qu’il l’a fait dans un seul film sur quarante ! Je n’ai aucun problème à imaginer mes cinq prochains films sans retournement final. Même si l’idée que la vraie nature d’un film soit révélée très tard ne me déplaît pas. ||
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