Avec Sam Mendes à nouveau aux commandes, le dernier épisode des aventures de James Bond combine la noirceur d’usage des années Daniel Craig à une surenchère d’autocitation discrètement amusée. Après Skyfall, nouveau carton en vue.
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Daniel Craig est bien la meilleure raison de regarder un James Bond depuis ses débuts dans Casino Royale (2006). Son charme de fauve et son charisme brut ont rafraîchi la formule quinquagénaire et bien rodée de la franchise. Grâce à son Bond tourmenté et sérieux, le “changement dans la continuité” (terme chéri par les producteurs de 007, les maisons de couture et les politiciens) satisfait les fans, en rameute de nouveaux, et opéra à plein régime dans Skyfall (2012), qui atteint la barre symbolique du milliard de dollars au box-office mondial.
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Si le réalisateur Sam Mendes a beaucoup regardé les Dark Knight de Christopher Nolan (lui-même fan de Bond, la boucle est bouclée) et son héros cabossé face au tumulte contemporain (le terrorisme), les quatre Bond de Craig doivent beaucoup à l’acteur, propulsé coproducteur de Spectre.
Depuis Sean Connery, le physique avantageux de 007 n’avait jamais été autant fétichisé : sa sortie de l’eau en maillot dans Casino Royale, sa tête statufiée évoquant le Mont Rushmore dans le générique de Quantum of Solace et son image torse nu, caressée par de nombreux bras féminins et tentacules façon hentaï dans celui de Spectre, sont les atours d’un vrai produit d’appel.
Tout cela est en accord avec le Bond selon Craig, encore plus arrogant et sûr de lui que Connery (“il n’y a pas assez de place pour moi et votre ego”, lui lançait Eva Green dans Casino Royale). Dans Spectre, cette confiance en vient à contaminer d’emblée la mise en scène, dans un grisant plan-séquence d’ouverture à Mexico City (merci La Soif du mal), où James Bond emballe sa girl, surveille un méchant et marche nonchalamment sur des toits d’immeubles pour aller tuer ce dernier. Le cool absolu.
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La botte secrète de Craig/Bond est que son mâle alpha sait être bêta, vulnérable, qu’il joue l’amoureux transi/trahi dans Casino Royale, l’orphelin, fils à maman et même possiblement bisexuel lors d’un sous-entendu adressé à Javier Bardem dans Skyfall, ou accepte pour Spectre la ballade tout en falsetto de Sam Smith dans la BO (très calquée sur Earth Song de Michael Jackson). Ici, Bond est même prêt à balancer de dépit son flingue comme Clint Eastwood, tenté par la retraite, jetait son badge à la fin de L’Inspecteur Harry.
Une scène résume tout : pour épargner à un personnage le visionnage d’un film où un proche meurt à l’écran, Craig n’a qu’à lui dire “regarde-moi”. Narcissisme et pudeur protectrice. Le péché mignon de l’acteur est aussi sa tendance à se faire capturer, ligoter et malmener sur une chaise. Mais la corde à nœuds artisanale de Mads Mikkelsen, qui chatouillait les testicules de Bond dans Casino Royale, garde l’honneur face à la perceuse ici bêtement hi-tech du méchant.
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De l’ego aux vanités en peinture (ces natures mortes avec crâne humain qui soulignaient la futilité de l’existence), il n’y a qu’un pas. “Les vivants sont morts”, annonce un carton avant d’embrayer sur le carnaval mexicain de la Fête des morts, où Bond et des milliers de figurants sont habillés en squelettes.
On croyait James Bond porté sur le pop art (le body-painting doré de Goldfinger), le surréalisme (les yeux géants du générique de Spectre et de bien d’autres Bond ont l’air de sortir de chez Dalí et de son travail pour La Maison du docteur Edwardes d’Hitchcock) et méfiant envers l’architecture moderne (ici, le bâtiment tout en verre d’une simili-NSA abrite forcément des gens louches).
On ne l’imaginait pas pencher pour le gothique et le surnaturel. C’est le prétexte aux meilleures scènes du film éclairées dans des teintes trompeusement dorées par le chef op Hoyte Van Hoytema (Her, Interstellar). Londres et Rome ont l’air ainsi désertes et Mexico City grouille littéralement de morts. Bond part à la recherche d’un “roi pâle” (hasard ? c’est le titre du dernier roman inachevé de David Foster Wallace), comme s’il s’était égaré dans True Detective sur les traces du “roi en jaune”.
Le Spectre du titre, organisation terroriste imaginée dans les sixties comme un conseil d’administration d’une grande entreprise du meurtre, se réincarne en assemblée de secte dans un palazzo romain, comme dans une party dans la pénombre juste avant les partouzes d’Eyes Wide Shut.
Un climat morbide bienvenu dans une franchise souvent seulement tendue entre tourisme exotique et show-room technologique : il sert les thèmes du film (personnages mourants ou que l’on croyait morts) et s’inscrit dans le double discours créatif des films depuis vingt ans (GoldenEye) : on célèbre le héros en intégrant (un peu) sa critique.
Du temps de Pierce Brosnan, il se faisait remettre tout le temps à sa place par les femmes. A partir de Skyfall, qui fêtait les 50 ans de 007 comme dans un mausolée, on admet que le héros est l’équivalent de la Grande Faucheuse en smoking mais aussi un mort-vivant, pimpant quoique toujours un pied dans la tombe. Qui n’en finirait pas de dépasser sa date limite de péremption culturelle.
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Tous ces squelettes et crânes ont été déjà vus dans James Bond il y a près de quarante ans. Dans Vivre et laisser mourir (1973), son imagerie vaudoue pour rigoler, son Baron Samedi et sa tireuse de tarots. Incidemment, le Bond favori de Daniel Craig et Sam Mendes. C’est toute la beauté de 007 de se régénérer via un de ses épisodes ringards.
Car la première référence de la série est elle-même : chaque nouvel opus pose les sempiternelles questions : “le film respecte-t-il la formule ?”, “à quels autres Bond rend-il hommage ?” Officiellement, Spectre est le premier Bond “normal” de Craig, celui où il n’est plus un débutant (Casino Royale), a autour de lui son patron M, la secrétaire Miss Moneypenny et son quartier-maître ès gadgets Q, couche avec trois femmes (minimum) et affronte un méchant visant la domination mondiale dans un volcan (un cratère de météorite en fait, ça fait chic).
Spectre est truffé de références aux Bond vintage (la bagarre dans le train façon Bons baisers de Russie, la poursuite en téléphérique de Moonraker) comme à ceux de Craig. Un palais de miroirs pour les fans et pour Bond, Narcisse ultime. Pour le reste, Spectre est le Goldfinger de Craig (clinquant, avec des baisses flagrantes de rythme), un peu plus drôle que d’habitude (une poursuite de voitures déceptive à Rome n’aurait pas dépareillé chez Roger Moore) tandis que le marivaudage usuel entre Bond et Moneypenny fonctionne mieux entre lui et Q (Ben Whishaw, délicieux). Ambiance bromance.
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James Bond ne serait rien s’il ne louchait pas un peu sur les images d’aujourd’hui et l’air du temps. Soit la série TV (les films de Craig tentent une arche narrative), les films de superhéros et les gros titres des journaux. Confronter Bond à un jumeau maléfique/revers de la médaille façon Batman vs Joker marchait à peu près dans Skyfall mais tombe à plat quand il faut déterrer une relation personnelle, très tirée par les cheveux, avec le grand manitou du Spectre, Franz Oberhauser.
Christoph Waltz y est meilleur dans l’amusement pincé (Inglourious Basterds forever) que dans la mégalomanie pure. Il arrive tout de même à dissiper l’ombre parodique du Dr. Evil d’Austin Powers et son petit doigt levé.
Quant à la comparaison avec un concurrent de cette année (Mission: Impossible – Rogue Nation, tourné dans les mêmes pays, l’Autriche et le Maroc), les deux agents vont dans des directions opposées. Bond est un jouisseur, Ethan Hunt un fonceur. Chacun ses goûts.
A côté, le QG des services secrets anglais devient une sous-intrigue pour une saison de 24 heures chrono, où un projet de réseau de cybersurveillance mondial et de frappes par drones menace d’enterrer l’espionnage à l’ancienne que représenterait Bond (où, comme le résume M, “un permis de tuer est aussi un permis de ne pas tuer”). Un curieux plaidoyer pro-Edward Snowden (le mot “démocratie”, rarement entendu chez Bond, résonne ici) quand Skyfall n’était pas très fan de WikiLeaks (avec Javier Bardem en Julian Assange cinglé).
Le Spectre, lui, ne cherche plus le chantage à la bombe atomique comme dans les années 60, mais investit dans l’industrie pharmaceutique et le trafic d’êtres humains. C’est bien sûr plus flippant. Mais preuve que Bond est vraiment vieux jeu, on pense à David Lean (Lawrence d’Arabie) lors de son excursion en Rolls Royce dans le désert.
Si vous voulez prendre des nouvelles du Royaume-Uni, prenez le pouls de Bond, qui dit en substance : “nous sommes cool, nous avons Harry Potter, Damien Hirst et Downton Abbey mais c’était mieux avant quand nous avions un rôle à jouer dans le monde”.
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Et les Bond girls ? Bilan mitigé. Monica Bellucci, après tant de réclamations de fans et avoir été recalée de Demain ne meurt jamais (1997), est enfin une Bond girl, ou plutôt woman et qui n’a plus l’âge d’être sa fille. Mais elle passe très vite dans un instant milf, au bord de la parodie Roger Moore (on s’embrasse, tu me donnes des infos).
Léa Seydoux est Madeleine Swann, psy dont le nom proustien invoque le fantôme du grand amour frenchy de Craig/Bond, Eva Green/ Vesper Lynd. Il lui aurait fallu un rôle plus consistant qui tranche entre la demoiselle en détresse et l’héroïne qui botte les fesses.
Intense, Seydoux fait au mieux avec le peu de temps qu’on lui donne pour fendre l’armure de 007. Entre les deux, son irrésistible sourire, enjôleur et carnassier quand il faut tacler Bond, et de beaux moments ivres dans une chambre d’hôtel à Tanger. Mais le fantôme de Vesper persiste.
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“James Bond reviendra”, est-il écrit à la fin de chaque générique depuis près de cinquante ans. Oui mais sous les traits de qui ? A entendre Daniel Craig, las, en promo (“Si je fais un autre Bond, ça sera pour l’argent”, déclarait-il à Time out), la réponse est en suspens tant l’acteur a une relation compliquée avec son personnage, conscient de ses limites (“c’est un misogyne”) mais pas dupe de sa carrière mitigée hors Bond.
Les bons débuts de Spectre (avec 63,8 millions de dollars, c’est le meilleur démarrage au box-office britannique depuis… Skyfall) et un cinquième film prévu au contrat de l’acteur annoncent un bras de fer financier et créatif – Craig tient beaucoup à la patte arty de Mendes qui, lui, n’a pas envie de rempiler. Plus fort que le Spectre ou les femmes fatales, le vrai ennemi de James Bond reste bien le succès.
Spectre de Sam Mendes, avec Daniel Craig, Christoph Waltz, Monica Bellucci, Léa Seydoux (G.-B., E.-U., 2015, 2 h 28)
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