Il était le vendredi 13 novembre au Théâtre de la Colline pour assister à une représentation de son spectacle, Fin de l’Histoire. Christophe Honoré raconte comment sa soirée a brutalement basculé.
Depuis deux semaines, le Théâtre de la Colline accueille un spectacle que j’ai mis en scène, Fin de l’Histoire. Vendredi, j’étais venu assister à une représentation. Je m’étais installé discrètement en bout de rang, près de la porte de sortie côté cour. J’avais prévu de prendre des notes mais, comme souvent, je n’ai rien écrit. Il doit être 22 h 30 quand je remarque que plusieurs personnes quittent la salle puis, derrière moi, je ressens une agitation, et je vois un groupe entier de scolaires qui se lèvent de leurs sièges et se dirigent vers la sortie.
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Je m’étonne un peu, je commence à ronchonner quand une femme qui bosse au service de la médiation culturelle du théâtre apparaît dans l’encadrement de la porte de sortie. Elle semble en panique. Elle me fait signe, elle m’appelle par mon prénom, me supplie de la rejoindre. Je me lève sans comprendre, je me dis qu’il a dû se passer quelque chose avec ce groupe de scolaires, que je vais me faire engueuler par un prof… Nous sortons de la salle, elle me propose de m’asseoir, dit qu’elle a une mauvaise nouvelle.
La décision me revient d’arrêter ou non la représentation
Brutalement, je pense à ma famille, ma fille et j’entends à peine quand elle m’annonce que des fusillades ont éclaté dans le quartier et qu’une prise d’otages a lieu au Bataclan. “Qu’est-ce qu’on fait ?, me demande-t-elle. Arrête-t-on la représentation ?” Je suis prêt à suivre les décisions qu’on prendra sans comprendre tout de suite qu’elle attend de moi que je la prenne, cette décision. Il reste une demi-heure de spectacle, avec l’équipe d’accueil on s’accorde alors pour juger qu’on peut aller jusqu’au bout, que peut-être les gens sont plus en sécurité ici que dans les rues, qu’il ne faut pas créer de panique.
Je retourne dans la salle, je croise une professeure, elle me dit qu’elle est navrée, ce sont les parents qui ont prévenu leurs enfants, leur ont demandé de sortir d’ici au plus vite, qu’ils les voulaient près d’eux. Je les comprends. Je vais me rasseoir. Bêtement je ne peux pas m’empêcher d’être à l’affût, de guetter la porte comme si quelqu’un pouvait surgir ici et nous briser. Sur scène, les comédiens se lancent dans la dernière séquence, celle que nous appelons “Nos Argentines”.
L’artifice a soudain un goût insupportablement obscène
Le comédien qui joue Witold Gombrowicz hurle qu’il ne veut plus jamais choisir, qu’il veut être un homme isolé : “Entre, c’est devenu ma résidence, ma vraie patrie”, et confusément je me dis qu’aujourd’hui il va devenir impossible de revendiquer cette indépendance, de refuser de choisir son camp. Impossible de proclamer l’inachèvement comme la forme idéale de nos vies.
Les bruits violents envahissent le plateau, les fumées s’installent, notre apocalypse de théâtre se met à régner : cendre, faux sang, lumières vives, explosions… L’artifice a soudain un goût insupportablement obscène, je me sens honteux, j’aimerais que tout se termine au plus vite, que les gens dans la salle rentrent chez eux, qu’ils restent vivants. L’angoisse me fait trembler, je lutte contre des idées emphatiques et bêtes.
J’entends les premiers applaudissements, et je traverse le décor
Derrière moi, la porte s’ouvre, c’est la même femme, je ressors de la salle. Elle m’explique qu’il faut faire une annonce, prévenir le public des quartiers à éviter, des lignes de métro coupées, elle me demande si je veux bien le faire sur scène. Je dis oui sans réfléchir et descends par la grande pente pour rejoindre le plateau.
J’entends les premiers applaudissements, et je traverse le décor pour rejoindre mes comédiens qui saluent. Certains me lancent des regards interdits, ils s’étonnent que je sois présent aux saluts, moi qui déteste ça. Je m’empare d’un micro et je balbutie quelques mots, j’essaie de sourire, d’être rassurant et, dans un premier temps, personne parmi les centaines de spectateurs face à nous ne réagit.
Débute la ronde des messages que tous les Parisiens ont reçus
Les gens restent assis, comme s’ils attendaient une suite, une confirmation, comme si ces pauvres mots balbutiés ne leur racontaient rien de l’horreur qui se jouait dans les rues toutes proches. Je pense “il faut rentrer chez vous”, mais je ne sais même pas si je le dis. Je pars avec les comédiens vers les coulisses. On partage ce qu’on sait, et on ne sait presque rien. On allume nos téléphones.
Débute la ronde des messages que tous les Parisiens ont reçus à partir de 23 heures, qui demandent plus ou moins maladroitement si nous sommes en vie, qui disent de ne pas bouger, de prendre des chambres d’hôtel, qu’avenue Parmentier, où j’habite, tout est bouclé. Plan Rouge Alpha, ne pas sortir, sauf nécessité absolue, qui disent le nombre de morts, qui ordonnent de ne pas bouger d’où on est, de ne pas prendre de scooter, de ne pas rentrer chez nous… Et il nous faut peu à peu admettre que cette nuit, chez nous, c’est où la mort détruit tout.
Je me demande si les terroristes ont fait la tournée des cafés
Passé minuit, je me décide à rejoindre A. dans son appartement à Belleville. Rue des Pyrénées, avenue Simon-Bolivar, rue de l’Atlas, je ne croise pas grand monde. Je gare mon scooter devant le Café Chéri qui a déjà fermé ses portes. Je me demande si les terroristes ont fait la tournée des cafés du quartier avant de choisir les lieux visés : pourquoi le Carillon plutôt que le Chéri ou le Floréal, qu’est-ce qui a décidé de la pertinence de la cible ?
Combien de repérages, de trajets refaits en voiture ou à pied, de bières commandées au bar avec le regard qui analyse les lieux, jauge la fréquentation des tables, de la proximité des commissariats de police… et je me dégoûte à tenter d’imaginer comment peuvent réfléchir des hommes comme eux. Je traverse le boulevard de Belleville, d’une fenêtre s’échappe des voix heureuses qui entonnent un “joyeux anniversaire”.
Abrutis par les images, les récits des tueries
Avec A., on se disperse entre les images de BFMTV sur l’ordinateur, les messages rassurants ou bouleversés sur les téléphones, mais je remarque qu’on a emmêlé nos pieds et nos jambes, dans le besoin de se sentir à deux, à la fois protecteur et protégé. Nous nous couchons tard, abrutis par les images et les récits des tueries.
Dans le lit, me reviennent des mots du spectacle, des mots empruntés à Bernard Bourgeois qui explique qu’aujourd’hui le terrorisme fait réagir à des événements qu’il est difficile de considérer comme constitutifs de l’Histoire, mais qui sont plutôt “des coups trouant et affolant le devenir historique, suscitant par leur négativisme des ripostes également négatives, plus policières que proprement politiques”. Quelle pourrait être demain la nature d’une riposte positive à ceux qui nous promettent la mort pour avoir osé profiter pleinement et librement de la vie ?
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