La guerre des civilisations que l’Etat islamique entend mener sur notre territoire se fonde sur une jeunesse radicalisée en très peu de temps. Pour vaincre l’EI en France, il nous faudra aussi gagner le combat idéologique.
Au cœur du drame qui vient de frapper Paris et Saint-Denis, de cette guerre qui touche désormais le sol de France, une image s’impose. Ils étaient jeunes. Ils “avaient des visages juvéniles” dit un témoin du Bataclan. Des “hommes jeunes” confirme la hiérarchie policière.
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Des tueurs à peine entrés dans l’âge adulte et qui n’avaient pour but ultime que de mourir, en donnant la mort, en se donnant la mort, et en tuant d’autres jeunes. Ces jeunes vivant en France, de toutes origines, de toutes religions, de toutes nationalités, sont devenus des cibles symboliques. Des cibles à détruire. Sur des lieux de vie et de plaisir, sur des lieux de culture et de symbole de la nation aussi.
De toute évidence, le Bataclan symbolise la fête, la musique et la culture en partage. Des jeunes, femmes et hommes mélangés, dansant et aimant la vie. Un moment de fête. Le Stade de France symbolise la jeunesse aussi, avec ces supporters passionnés pour un match exceptionnel face à l’Allemagne, mais aussi ces familles avec ces pères et ces mères qui sont venus avec leurs gamins pour un moment festif.
Tuer la jeunesse, c’est annoncé que la guerre sera totale
Le Stade de France est aussi une cible médiatique par excellence, touchant un match que la France entière regarde, symbolisant l’équipe nationale métissée à travers cette équipe mais aussi la banlieue en frappant à Saint-Denis. Tout un symbole. La jeunesse encore aux terrasses des cafés et des restaurants qui venaient partager un moment festif et de plaisir, où hommes et femmes étaient ensembles et profitaient de cette soirée douce…
Tuer la jeunesse, c’est clairement annoncé que la guerre sera totale. Tuer des populations “civiles”, c’est annoncer une guerre totale. Ces tueurs, ces kamikazes, sont eux-mêmes issus de la jeunesse. L’un d’entre eux est né à Courcouronnes, dans la banlieue sud de Paris. Il s’appelait Omar Ismaïl Mostefaï, il allait avoir 30 ans le 21 novembre.
D’autres tueurs venaient de Belgique, d’une des 19 communes de Bruxelles-Capitale, à Molenbeek-Saint-Jean, qui connaît une forte présence radicale. Un carrefour européen de l’islamisme en guerre avec l’Occident. D’ailleurs, le terroriste du Thalys, El Khazzani, y avait trouvé ses armes, Amedy Coulibaly également, et Mehdi Nemmouche y avait séjourné. Tout cela s’inscrit dans une globalité du mal, dont nous ne pouvons faire l’économie d’une analyse sur le temps long.
Une vision de guerre globale
Ils ont tous le même profil, et ils sont en guerre contre l’Occident et la France. Ils sont pour la plupart nés ici, et pourtant ils haïssent ce pays et sa jeunesse. Ils ont fait le “voyage” vers la Turquie pour la plupart, ont connu l’embrigadement de Daesh (Omar Ismaïl Mostefaï est parti en Turquie en 2013 et était fiché depuis 2010), beaucoup ont connu l’échec scolaire, ont été de petits délinquants, ont leurs familles qui vivent encore ici, en Europe.
Le lien est aussi fait, désormais, avec les réfugiés avec la découverte d’in supposé passeport syrien, et pour l’opinion les réfugiés sont désormais associés à ce potentiel terroriste. La Pologne comme d’autres pays ont déjà pris la décision de fermer leur frontières par peur de ces “terroristes” qui se cacheraient dans la masse des réfugiés qui arrivent en Europe.
C’est en terme de géostratégie une vision de guerre globale, touchant les quartiers populaires en France, les autres pays européens, mais aussi les réfugiés qui arrivent en Europe en ce moment. Une guerre mondiale donc. On le sait, l’anti-occidentalisme est devenu l’idéologie croissante dans l’ancien tiers-monde, le pôle de fixation des radicalisme qui tentent de prendre le pouvoir, en souvenir avec l’histoire passée, avec le temps des empires, perçue comme une immense humiliation. En Inde avec le gouvernement actuel, en Afrique avec Boko Haram ou au Mali, au Moyen-Orient d’Al-Qaeda à Daesh, dans le Caucase, cette haine de l’Occident est devenue le moteur de l’histoire.
Une rupture majeure en matière de terrorisme
Avec ces attentats, nous entrons donc dans une période de guerre nouvelle. La notion de “guerre” est juste pour qualifier ces événements tragiques, celle de “terreur absolue” aussi. C’est une rupture majeure avec les trente dernières années que la France a connu en matière de terrorisme. Notamment en lien avec la guerre civile en Algérie, en 1995 (avec par exemple Khaled Kelkal) et en 1996 avec le GIA et la vague d’attentats contre les RER.
Ceux des années 1980, de l’Asala notamment à Orly en 1983, ceux du mouvement d’Abou Nidal, de Carlos ou du Hezbollah, et ceux de la rue Copernic et de la rue des Rosiers en 1980 et 1982, et plus récemment ceux de Toulouse en 2012 ou de Charlie Hebdo et de l’Hyper Casher porte de Vincennes. Désormais, la guerre touche le sol de France, avec des images, des drames, des bilans meurtriers qui font entrer les Français dans une guerre proche, de notre quotidien.
Nous entrons dans une période de guerre qui ressemble à celle que la France a connu avec les attentats du FLN à partir de l’été 1958, mais aussi avec les attentats de l’OAS qui ont touché directement l’Hexagone. C’était il y a plus d’un demi-siècle. Notamment avec l’attentat du Strasbourg-Paris le 18 juin 1961. La bombe alors avait tué plus d’une vingtaine de personnes et fait une centaine de blessés graves. Ce fut l’attentat le plus meurtrier en France depuis… 1805. Avec les événements de 2015, nous sommes entrés dans un trauma équivalent.
Une situation de fragilité identitaire évidente
Le lien avec cette période lointaine de la guerre d’Algérie est évident, notamment dans l’imaginaire de ces grands-parents qui ont connu cette époque et ont le sentiment de revivre cette terreur aujourd’hui voyant que leurs petits-enfants sont potentiellement visés ; comme le lien avec la crise qui traverse les quartiers populaires depuis trois décennies d’où sont issus la grande majorité de ces terroristes islamiques, ce qui en fait une guerre qui nous oblige à réfléchir autrement sur ce qui se passe, en lien avec l’histoire récente de notre pays et son rapport au monde.
Ces “gamins” qui s’engagent dans une guerre contre l’Occident, sont dans une situation de fragilité identitaire évidente. D’un seul coup, perdu en Occident, incapable de trouver leur place, perdu dans leurs quartiers et dans la délinquance, ils trouvent tout à coup, d’un simple clic sur internet, une offre de mort qui leur donne le sentiment d’une destinée.
Ils ont dès lors le sentiment d’une libération et de devenir surpuissants, de pouvoir se venger d’une société qui les a exclu. Avec cette “offre” de Daesh ou des autres mouvements radicaux islamiques, ces nouveaux automates-zombies se transforment en fanatiques et sont près à mourir après endoctrinement, pour tuer et surtout tuer ce qui sont du même pays qu’eux.
Une jeunesse perdue en quête de destin
Aucune excuse ici, juste une tentative d’explication sur ce qui se passe et s’explique sur le temps long. En remontant le fil de l’histoire, jusqu’au temps des colonies et de la guerre d’Algérie, en passant par les banlieues et l’histoire des flux migratoires.
Les failles identitaires de ces kamikazes ne se limitent pas aux seuls migrants et aux familles musulmanes, puisque plus d’un tiers des radicaux qui s’embarquent pour le Moyen-Orient sont des convertis. Ils ont le sentiment, eux aussi, d’hériter de la marginalisation de ceux qui les ont précédés. Pour cette jeunesse perdue, en quête de destin, le radicalisme et le terrorisme deviennent la solution.
Dans le long traumatisme lié à l’histoire – et on me pardonnera de revenir à ce thème sur lequel je travaille depuis plus de vingt ans notamment avec l’ouvrage La Fracture coloniale en 2005, De l’indigène à l’immigré en 1998 ou Le Grand Repli en 2015 –, il faut comprendre que cela demeure une sorte d’onde de choc qui passe de génération en génération. La fin de l’histoire coloniale n’a pas mis fin au traumatisme de cette histoire. L’impact est terrible sur cette jeunesse perdue, qui n’est pas d’ici et plus de là-bas, qui est perdu dans son destin et ne se sent ni d’Occident, ni d’Orient.
Ils deviennent les vengeurs et les maîtres
Perdue face aux discriminations, perdue dans les quartiers à l’abandon, perdue dans le débat sur l’identité “nationale”, perdue face à une histoire coloniale dont ils le sentiment qu’ils sont toujours dans la posture des héritiers de l’humiliation passée. Une histoire qui est désormais manipulée par ceux qui les endoctrinent. D’un coup, l’offre du radicalisme permet de régler leur présent en leur donnant un destin, et de venger le passé, de donner du sens à leur engagement.
Ces jeunes radicalisés, en peu de temps, ont dès lors le sentiment de porter le glaive de la vengeance. Ils sont les héritiers des infamies, celles de leur histoire ici, celles de l’histoire des autres qui “leur ressemblent” là-bas, comme celles de leurs aînés. Tout se mélange dans leur tête, mais la propagande radicale leur fait croire que ce combat est le leur et donne de la cohérence à ce fil conducteur dans l’histoire.
Une guerre totale et globale s’engage sur ce terreau. Ils ont le sentiment qu’en relevant le califat (ottoman) – disparu en 1924 et remplacé par les puissances coloniales anglaises et françaises au Moyen-Orient – ils ont une mission et un but désormais. Ils avaient le sentiment d’être d’éternels “sujets” ; désormais, avec la guerre en Syrie-Irak ou les attentats, ils deviennent les vengeurs et les maîtres.
La violence d’hier excuserait la violence d’aujourd’hui
L’islam est bricolé, l’histoire est manipulée, mais ce qui donne du ciment à tout cela c’est le sentiment d’avoir était humilié au nom de ce qu’ils sont (des musulmans, des Arabes, des Noirs, des descendants d’indigènes…) et que la guerre contre l’Occident d’aujourd’hui – qui leur donne ce droit de tuer et de terreur – est légitime au nom des anciens conflits coloniaux et des humiliations des musulmans à travers le monde que symbolisent les interventions en Irak et en Syrie. La violence d’hier excuserait la violence d’aujourd’hui.
La guerre totale actuelle est légitime à leurs yeux au nom des violences totales d’hier aux colonies. Pour ces gamins dans toute l’Europe, mais aussi au Maghreb, au Proche-Orient, dans le Caucase, en Asie, à l’Ouest de la Chine, cette guerre de civilisations est dans la continuité d’un conflit plus ancien initié au XIXe siècle.
Daesh fabrique des “sur-musulmans”
La manipulation de l’histoire est totale, mais comme nous n’avons pas su, ni pu, raconter cette histoire difficile, d’autres l’ont fait à notre place. C’est dans ce vide mémoriel et identitaire que Daesh recrute, et fabrique ces “sur-musulmans” (comme l’explique le psychanalyste Fethi Benslama), qui deviennent les nouveaux croisés des temps modernes dans un voyage inversé de celui des Croisades. Ils ne veulent plus être des “Occidentaux” et sont en guerre contre eux-mêmes et contre cet Occident dont ils ont le sentiment que ce n’est “pas pour eux” que ce n’est “pas eux”.
C’est un trouble identitaire majeur, capable de chercher dans le moindre extrémisme, dans le moindre sectarisme, une porte de sortie. C’est à ce stade que le clic internet donne une solution simple et rapide, une voie immédiate pour changer son destin.
Dès lors, ceux qui étaient en guerre avec eux-mêmes, entrent en guerre contre les autres, et ces autres à détruire ce sont ces jeunes qui sont tout ce qu’ils n’ont pu être ici. Leur double dans le miroir, un double qu’ils ne seront jamais, qu’ils n’ont pu être. Tuer son semblable, qui de fait ne l’est désormais plus. Mourir pour cela devient presque anecdotique, puisqu’ils ont le sentiment qu’ici ils ne sont rien, alors que dans l’au-delà ils seront des “héros”.
Le pouvoir d’attraction du jihadisme
Si nous voulons les combattre, il faut certes comprendre que cette guerre sera “totale”, ici et là-bas, mais il faut comprendre ce “mal” qui touche cette jeunesse, ici comme là-bas. Sinon nous reproduirons les erreurs de nos aînés, aussi bien aux temps des colonies, qu’au temps des migrations ou avec les interventions en Irak, en Syrie, au Mali ou en Libye. Pour combattre le jihadisme et gagner cette guerre, il faut accepter de regarder toutes les dimensions de ce traumatisme.
Il faut aussi mesurer le pouvoir d’attraction du jihadisme. Une attraction similaire – quoique pour des motivations totalement différentes – à ce que fut la Guerre d’Espagne pour une autre génération, où pour les croisés de l’Occident l’engagement dans la LVF pour aller combattre les bolchéviques aux côtés des nazis. Si nous ne comprenons pas cela, si nous ne luttons pas aussi sur ce registre, la guerre sera longue, car de nouvelles forces iront rejoindre éternellement ces radicalismes meurtriers.
A chaque fois, c’est une croyance collective très large, une pulsion, un destin, un moment d’héroïsme et un engagement guerrier d’une violence telle que celui qui en est prisonnier ne voit plus les incohérences de la soi-disant “cause”.
Il est plus difficile de comprendre que de juger
On leur promet la vie éternelle dans l’au-delà, on les prend en charge, on leur donne du pouvoir, de l’argent, mais aussi le droit de tuer et de violer, une surpuissance qu’ils n’ont jamais eu, l’espoir d’un retour vers le monde d’avant qui rejette le monde présent. Une condamnation des “plaisirs” du temps, que cela soit dans une salle de concerts, sur une terrasse d’un restaurant ou dans un stade.
Tout cela nous semble étranger, incompréhensible, mais pour ces kamikazes des temps modernes, c’est dans la droite ligne de leur engagement. Comme ces aviateurs japonais qui se sacrifiaient en plongeant sur les navires américains, au nom de l’empereur, ils vont à la mort en étant persuadé qu’ils n’ont plus d’autres choix. Que c’est leur destin. C’est terrible, mais si nous ne revenons pas aux racines de cette “folie”, nous aurons beaucoup de mal à éradiquer la fascination pour Daesh. Nous devons certes faire la guerre à cette machine de mort qu’est devenu l’Etat islamique, mais nous devons aussi agir ici sur cette fascination et la comprendre, pour la combattre.
Sinon, la jeunesse de France restera la cible de cet instinct de mort et de terreur pour encore plusieurs décennies. Sinon, les ultras et les extrémistes seront les seuls à répondre aux angoisses de peurs en Europe, et dans les urnes, ils accéderont au pouvoir.
Dès lors, lorsque seuls les extrémistes sont sur le devant de la scène du pouvoir, la “guerre des civilisations” deviendra la seule et unique lecture du monde. Et nous serons éternellement en guerre. Et notre jeunesse ne connaîtra plus la paix. Tout cela est certes complexe, mais nous savons qu’il est plus difficile de comprendre que de juger, et que c’est indispensable pour gagner la guerre contre le terrorisme.
Pascal Blanchard est historien, chercheur au laboratoire Communication et politique du CNRS, spécialiste du “fait colonial”. Il vient de publier avec Nicolas Bancel et Ahmed Boubeker Le Grand Repli (La Découverte)
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