Parce que nous sommes libres, parce que nous sommes athées, nous avons été attaqués. Mais nous sommes encore vivants. Par Yannick Haenel
« Je suis vivant” : voilà ce qu’on peut écrire de plus nu. Le soir du vendredi 13 novembre, et tout au long de la nuit, en ne cessant d’envoyer des SMS à nos amis pour leur dire que nous étions vivants et pour leur demander s’ils l’étaient eux aussi, c’est à cette nudité que nous avons été renvoyés : à ce minimum dérisoire de l’expression auquel l’horreur nous a contraints.
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“Je suis vivant”, il n’y avait rien d’autre à dire. A la fin, la seule chose importante (à nos yeux, à ceux de nos proches), consiste à ne pas être mort. A ne pas être sorti ce soir-là. A ne pas avoir bu un verre à cette terrasse d’un café du XIe arrondissement qu’on connaît bien. A ne pas être allés dans cette salle de concerts où nous sommes allés tant de fois, et où ce soir-là on trouvait la mort.
L’indignation elle-même se glace devant la mort
Et tandis qu’augmentait au fil de la soirée de vendredi le nombre des victimes, et que l’émotion nous glaçait, voici que revenait cette sale séquence d’impuissance nerveuse que les Français ont déjà vécue en janvier, après la tuerie de Charlie Hebdo et pendant celle de l’Hyper Cacher, où chacun est rivé à son écran de télévision, à son ordinateur, à son téléphone, attendant, regardant, cherchant quoi ?
L’horreur est si complète qu’elle annule les clartés de l’esprit. Non seulement on n’arrive plus à penser, mais on n’a surtout pas envie de penser : la pensée est une manière de s’accommoder de la mort des autres, et il faudrait être capable de ne jamais s’accommoder.
L’indignation elle-même se glace face à la mise à mort. Désormais, il n’est plus inimaginable d’être tué, en France, à Paris, à une terrasse de café ou dans un concert. Et il n’est plus délirant de penser, sans pour autant faire le jeu écœurant de l’extrême droite, que personne n’est réellement en sécurité dans les rues de la ville, parce qu’il n’y a pas d’abri contre le nihilisme jihadiste et ses commandos de tueurs.
Nous aimons la fête, comme tous les êtres libres
Mais contrairement à l’extrême droite qui voit dans cette insécurité fondamentale l’alibi rêvé pour cadenasser la vie, on peut penser que là, dans cette insécurité, réside aussi notre liberté. Oui, il est devenu dangereux de vivre à Paris parce que nous y vivons librement. Nous aimons boire de l’alcool avec nos amis aux terrasses des cafés, et assister à des concerts de rock pour conjurer la violence du monde ; nous aimons la fête, comme tous les êtres libres – et la fête est notre sacré. Et même si l’on sait maintenant qu’on peut être tué pour ça, on continuera à vivre ainsi – à aimer vivre.
La stratégie de l’Etat islamique déplaçant en Occident la zone de combats signifie qu’il n’existe plus de zone sécurisée. Derrière quoi pourrait-on se réfugier, aujourd’hui, en France ? Derrière des principes politiques ? Derrière la République ? Derrière une armée de CRS ? Rien n’empêche le crime. Et contre le crime, quoi qu’en disent les partisans de l’absolue surveillance, il n’y a pas d’abri. Juste nous, qui aimons vivre.
Une voiture noire peut traverser les rues de Paris à n’importe quel moment, avec à l’intérieur des tueurs munis d’armes automatiques et de ceintures d’explosifs ; et la simple existence de cette voiture roulant en pleine ville dira qu’il est trop tard : nous sommes exposés à la mort – à la folie jihadiste – parce que nous sommes libres.
Ils viennent nous tuer parce qu’ils nous considèrent comme impies
Que nous ayons peur ou non n’est pas la question : en vivant, nous sommes livrés à ce que nous avons inventé, qui s’appelle la vie du monde occidental, laquelle s’est constituée à partir de la littérature, de la philosophie, de la musique ; un mode de vie libre, délivré de la soumission religieuse, soustrait à la crainte du plus fort ; et cette liberté s’est construite contre l’idée de mort. La liberté, faut-il le rappeler, est précisément ce qui ne peut pas nous protéger. La liberté est un défi à toute protection (policière, religieuse, et même politique).
A-t-on bien lu le texte par lequel l’Etat islamique revendique le massacre de vendredi ? Ils viennent nous tuer non seulement parce qu’ils nous considèrent comme impies, mais parce qu’ils considèrent que nous nous adonnons à des divertissements idolâtres, c’est-à-dire sataniques. Ils viennent nous tuer, dans la rue, aux terrasses des cafés, dans les salles de concerts, parce que nous nous sommes rendus capables, par notre liberté, de tuer Dieu en nous.
La République française n’est-elle pas fondée sur un déicide : la mise à mort du roi en 1793, c’est-à-dire le représentant de Dieu sur terre ? Cette mort a eu lieu en France, elle a été votée, écrite en français, c’est l’acte de naissance de la République.
Sanctionner le peuple qui a osé devenir une nation en tuant Dieu
Alors, bien sûr que l’Etat islamique vient frapper la France en représailles des bombardements français en Syrie ; bien sûr que le massacre de vendredi a été décidé stratégiquement à un moment où l’Etat islamique perd du terrain ; mais il s’agit aussi de sanctionner le peuple qui a osé devenir une nation en tuant Dieu.
Ce n’est pas le Dieu des chrétiens qui les dérange ; c’est que nous avons osé le tuer. C’est que nous soyons athées. La mort de Dieu, dont Nietzsche s’est fait plusieurs fois le narrateur, n’existe pas et ne peut pas exister pour l’islam. C’est parce que le monde occidental s’est constitué contre la domination religieuse que le monde islamique le considère comme son ennemi. Une telle lutte ne peut être qu’à mort.
Le combat est toujours d’essence spirituelle ; et rien n’est plus terrible que l’esprit. A l’instant où les jihadistes sont entrés dans le Bataclan et ont ouvert le feu, le groupe de rock ne jouait-il pas un morceau qui s’appelle Kiss the Devil ? Le démoniaque dont il s’agit n’est pas le reliquat folklorique d’un ésotérisme marginal : il recouvre l’ensemble de ce qui a lieu sur la planète.
Rien n’échappe plus aujourd’hui au “sacré”
Et il s’est exposé vendredi 13 avec l’outrance infernale qui le caractérise, en ouvrant une séquence où il s’est d’abord déclaré le sujet d’une chanson parodique, puis a jailli, depuis l’esprit malfaisant des tueurs, en versant le sang de plus d’une centaine de personnes.
D’ailleurs, qui a remarqué que la tuerie a eu lieu un vendredi soir, lorsque commence le shabbat – c’est-à-dire à l’approche d’un jour saint ? C’est aussi cela que nous rappelle cette abomination : rien n’échappe plus aujourd’hui au “sacré”. Nous sommes devenus tous sacrifiables, séquestrés dans un monde où le mal, en empirant, peut à chaque instant nous sacrifier.
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