Ecrites par Antonin Artaud pendant six années d’internement psychiatrique, des lettres nous plongent au cœur de sa souffrance, ses obsessions et ses délires.
Comment lire Artaud ? La question peut sembler un peu rhétorique, mais elle continue de se poser pour ce génie sans égal, qui a fait éclater dans le fracas de sa folie très spéciale les cloisons habituelles entre les livres et la vie, l’écrit et le dessin, l’âme et la main… Chez Artaud, tout fait œuvre, et ce “tout” ne va pas de soi.
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Depuis sa mort en 1948, à chaque fois qu’est versée une nouvelle pièce à son dossier éditorial, c’est en effet la même excitation, la même interrogation aussi : que faire avec ça ? On se le demande à nouveau en découvrant un recueil de lettres en partie inédites, écrites entre 1937 et 1943, pendant six années d’internement psychiatrique, d’abord en Normandie, à Sotteville-lès-Rouen, puis à Sainte-Anne et Ville-Evrard, en région parisienne, avant le départ d’Artaud pour l’asile de Rodez.
Délires de persécution
Ce sont bien là, a priori, les “lettres d’un fou”. Artaud est expulsé d’Irlande, où il a séjourné à l’été 1937, et se fait arrêter dès son débarquement au Havre : il est jugé dangereux, violent, en proie à des délires de persécution ; on lui passe alors une camisole de force, et c’est le début d’une longue série d’enfermements.
Mais cet homme de 40 ans n’est pas un fou ordinaire : surréaliste et poète de L’Ombilic des limbes, acteur incandescent chez Carl Theodor Dreyer (La Passion de Jeanne d’Arc, 1928) ou Abel Gance (Napoléon, 1927), épistolier frénétique, explorateur du Mexique et des drogues, dynamiteur enfin du théâtre occidental.
Prolifération d’une œuvre
Artaud est trop. Cet excès, et l’exaltation croissante de ses écrits, jusqu’aux centaines de cahiers d’écolier remplis à la fin de sa vie, expliquent la prolifération d’une œuvre dont il est difficile d’établir un catalogue raisonné : pas moins de 31 volumes étaient prévus chez Gallimard à partir de 1956, avant qu’une querelle d’héritage n’oppose Serge Malausséna, le neveu d’Artaud, à Paule Thévenin, son amie et éditrice historique morte en 1993…
Du coup, on est particulièrement curieux de ces Lettres, dont quelques-unes avaient déjà été publiées (par exemple dans un excellent volume de la collection Quarto), mais dont l’essentiel restait inédit.
“BOUGRE DE SALE VIEUX MASTURBATEUR… TU ES VIDE, GIDE”
De quoi s’agit-il vraiment ? Artaud écrit à ses médecins, à sa mère, à ses amis, pour dénoncer l’arbitraire de son internement, et déjouer les divers complots dont il se croit la victime et qui lui font imaginer des envoûtements dont les protocoles varient, avec un luxe de détails réjouissant et des fulgurances comico-métaphysiques proprement inouïes.
Il veut absolument qu’on lui procure de l’héroïne, signe parfois Jésus-Christ, se lie d’amitié avec un jeune interne du nom de Fouks, fait de sa mère sa fille, s’en prend à Balthus (“SERF TU ES, MON SERF. TU N’ES DEVANT MOI QUE L’OMBRE D’UN MORPION…”) ou à Gide (“BOUGRE DE SALE VIEUX MASTURBATEUR… TU ES VIDE, GIDE”), et écrit même à Hitler (“Je lève aujourd’hui, Hitler, les barrages que j’avais mis !”).
Envahissement progressif de ses peurs
On peut, à l’évidence, lire ce recueil sans être un spécialiste du “Mômo”, presque comme une chronique à suspense, délirante, drôle aussi, et souvent déchirante, qui donne à entendre la voix d’un homme enfermé, sans traitement médical particulier, aux prises avec l’ordre de l’hôpital et l’envahissement progressif de ses peurs, la machine emballée des sorts et des envoûtements, dans un monde d’“initiés” où l’imagination réinvente des lois singulières, et se brûle de lettre en lettre, avec une énergie noire mais communicative. On y est pris comme par un “page-turner” : va-t-il, littéralement, s’en sortir ?
L’une des particularités de cette correspondance, c’est aussi que ses destinataires, ou les personnes auxquelles elle fait allusion, sont le plus souvent des figures de la vie intellectuelle et artistique de l’époque : Robert Desnos, Adrienne Monnier, Roger Blin, Jean Paulhan, etc. On aimerait citer intégralement, par exemple, une lettre merveilleuse à l’acteur Alain Cuny, ou tel billet de répit tendre à Jacqueline Breton, qui scandent ce qui reste avant tout une aventure humaine, avec ses attentes, ses élans, ses aigreurs…
Chaos d’une époque de guerre
Le mystère, c’est que se devine dans ces lettres, par une sorte d’imprégnation hallucinatoire, le chaos d’une époque de guerre, sinon d’apocalypse : il est troublant d’imaginer cet homme enfermé communiquer comme par magie avec le monde extérieur en train de se défaire, qu’il ne voit pas mais dont il accueille les spasmes.
Répétons-le : il ne s’agit pas ici d’une correspondance “intime”, dont l’édition posthume viendrait éclairer après-coup l’œuvre ou les conditions de sa production ; ce n’est pas non plus une suite d’échanges “littéraires”, comme l’usage de l’époque en a produit beaucoup, et parfois de fort beaux, entre des écrivains.
La force d’Artaud, à vif sur les enveloppes recyclées, les papiers à demi-brûlés, les feuillets volants saturés de lettres capitales, c’est de rendre caduques de telles distinctions : tel qu’il se donne, dans le délire de ses “sorts”, il est définitivement ailleurs, et cet ailleurs nous demeure étrangement familier.
Lettres – 1937-1943 (Gallimard), 496 p., 29,90 €
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