Depuis que plusieurs “enfants du quartier” ont été directement impliqués dans des attentats jihadistes, Molenbeek-Saint-Jean est vue comme le berceau du terrorisme européen.
Molenbeek-Saint-Jean est l’une des dix-neuf communes de la région Bruxelles-Capitale et, depuis les attentats qui ont causé la mort de 130 personnes, la cible des médias. Les visages de deux des “enfants du quartier”, Abdelhamid Abaaoud (mort lors de l’assaut policier de Saint-Denis, le 18 novembre) et Salah Abdeslam (toujours en fuite) se sont retrouvés sur les télévisions du monde entier. Quant au jeune Bilal Hadfi, 20 ans, il venait lui de Neder-Over-Heembeek, au nord de Bruxelles.
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Molenbeek n’est pas un cas unique en Belgique mais cette ville d’environ 96000 habitants, répartis sur six kilomètres carrés, ne se trouve qu’à une dizaine de minutes à pied du centre-ville bruxellois. Il suffit de se rendre à l’ouest et de traverser le canal Saint-Jean pour entrer dans le “Molenbeekistan” ou encore le “nid de jihadistes”, deux des nombreux noms que l’on donne aujourd’hui à celle qui se faisait encore appeler la Petite Manchester pour son rayonnement industriel, à la fin des années 1960. Un quartier fait de petits boyaux étroits, de vieilles maisons de briques et de quelques logements sociaux rénovés.
De nombreux médias sur les lieux
Les dizaines de camions TV ont maintenant quitté la place où se situe la mairie. Seuls une journaliste australienne et son cameraman sont en duplex. Deux jeunes, casquettes et survêtements colorés, viennent à leur rencontre. Tandis que l’un fait des signes à la caméra, l’autre s’adresse au technicien et laisse échapper les mots clés du moment : “terroristes”, “Daesh”, “Molenbeek”.
L’incident n’ira pas plus loin. Mais l’un d’eux, Mehdi, s’énerve : “Ils nous prennent pour des bêtes de foire depuis une semaine, alors on leur donne ce qu’ils veulent. La vérité, c’est qu’aucun ne vient vraiment s’aventurer dans le quartier, pour voir ce que l’on vit.”
“Le rush des médias de la semaine dernière a bloqué la parole de nombreux habitants du quartier, explique Sara Corsius, assise dans un café à quelques encablures du centre communautaire molenbeekois De Vaartkapoen dont elle est responsable depuis neuf ans. Il n’y a jamais eu d’attentions pour notre commune. Rendez-vous compte le choc pour les habitants de soudainement voir les médias du monde entier se réunir ici.”
Une histoire qui remonte à 1973
Le 18 novembre, De Vaartkapoen organisait un rassemblement de soutien aux victimes où quelque 2500 personnes se rendirent. Depuis le 13 novembre, Molenbeek est accusé d’être le berceau du terrorisme européen, et à Abaaoud et Abdeslam, il faut ajouter Ayoub El Khazzani et Mehdi Nemmouche, auteurs respectivement de l’attentat du Thalys du 21 août 2015 et de la tuerie du Musée juif de Bruxelles en 2014 ; les responsables des attentats de Madrid du 11 mars 2004 ou encore Abdessatar Dahmane, l’un des deux assassins du commandant Massoud.
Comment cette ville au cœur de l’Europe a-t-elle pu accoucher d’autant de terroristes en l’espace de deux décennies ? Les raisons sont aussi complexes que nombreuses et trouvent leur source dans chaque strate du pouvoir. 1973, premier choc pétrolier. Pour s’assurer un approvisionnement énergétique suffisant, le roi Baudoin “confie” les clés au roi Fayçal d’Arabie saoudite et autorise la transformation d’un bâtiment officiel du centre-ville en mosquée, la plus grande du pays.
L’infiltration wahhabiste
“La pratique de l’islam apaisé des immigrés marocains, venus peupler en masse la Belgique durant les années 1960 (Molenbeek compte aujourd’hui 50 % d’immigrés marocains – ndlr), a été infiltrée par le wahhabisme et le salafisme, a expliqué le ministre socialiste de l’Aide à la jeunesse, des Maisons de justice et de la Promotion de Bruxelles, Rachid Madrane.
Deux courants qui n’appellent pas au terrorisme, ni au jihadisme mais de plus en plus pointés du doigt notamment par le journaliste et écrivain algérien Kamel Daoud, auteur d’une tribune parue dans le New York Times et intitulée “L’Arabie saoudite, un Daesh qui a réussi”.
Un contexte socio-économique très difficile
Un constat confirmé par l’échevine Sarah Turine, soit l’adjointe au maire de Molenbeek, en charge de la Jeunesse, de la Cohésion sociale, du Dialogue interculturel et de la Lutte contre l’exclusion sociale. Dans un café de la chaussée de Gand, l’artère principale de la commune, celle qui est aussi islamologue de formation enchaîne les interviews avec les journalistes internationaux. Les traits tirés, elle liste “le cocktail d’éléments explosifs” pouvant expliquer la radicalisation express des jeunes Molenbeekois.
“Un contexte socio-économique très difficile (un tiers de la population a moins de 30 ans et le taux de chômage explose la barre des 60 % – ndlr), la stigmatisation au quotidien du reste de la ville qui donne aux citoyens le sentiment d’appartenir à une catégorie de seconde zone, la question identitaire et une situation géopolitique internationale paradoxale pour de nombreux jeunes du quartier.”
A Molenbeek, le conflit palestinien revient plus fréquemment que le plus récent problème syrien. “Je me souviens, en 2011, au moment de l’opération Plomb durci en Palestine. Dans l’école primaire de mon fils, plusieurs de ses petits camarades manifestaient en criant ‘Nous sommes tous des Palestiniens’, alors qu’ils n’avaient même pas 10 ans…”, explique celle qui depuis trois ans lutte pour le travail de terrain et la prévention avec la mise en place d’une cellule antiradicalité au sein de la municipalité, composée d’un sociologue et d’un psychologue, chargée de suivre les cas de jeunes en voie de radicalisation et de soutenir les familles d’enfants partis au jihad.
Des périodes d’émeutes
Sarah Turine (Ecolo) est l’adjointe de Françoise Schepmans (droite), élue depuis 2012 au sein d’une coalition avec le centre droit. Elle pointe aussi la responsabilité de la majorité sortante. L’ancien bourgmestre Philippe Moureaux, baron socialiste qui a régné pendant plus de vingt ans sur Molenbeek, est accusé d’avoir laissé la situation s’envenimer dangereusement.
“De 1991 à 1998, on a vécu une période d’émeutes assez dures. C’est la paix sociale qui a prévalu après ça, en occultant les question identitaires. Puis sont arrivés les attentats du 11 Septembre et la première vague d’islamophobie, se rappelle l’élue. On ne pointait plus seulement les jeunes du doigt parce qu’ils étaient immigrés mais aussi parce qu’ils étaient musulmans. Moureaux disait : ‘Si un jeune a un job et un logement, on a réussi 80 % du chemin.’ Il a balayé les questions d’identité sous le tapis et fermé les yeux sur les phénomènes de radicalisation qui ont commencé à apparaître. Aujourd’hui, on bouge, mais on a perdu quinze ans.”
Fracture familiale et repli sur soi
C’est sur ce lit de braises que les habitants de Molenbeek ont vu les premiers noms de leurs enfants partis faire le jihad en Syrie. Leur point commun : une fracture familiale suivie d’un repli sur soi, puis une radicalisation express, en deux ou trois mois maximum. Hamza, 18 ans, a grandi à Molenbeek. Affalé à la terrasse d’un café, casquette vissée sur la tête et pianotant sur son portable, il fait mine d’ignorer les questions.
A sa table, ses deux camarades, Sahar, 17 ans, et Zyad, 18 ans, sont plus loquaces : “C’est un quartier comme les autres”, jure Zyad la main sur le cœur… “Il peut y avoir quelques problèmes mais tout est très gonflé”, assure Sahar, avec un sourire un peu forcé. Leur discours, un peu policé, apparaît au final assez maladroit. Dur de leur en vouloir.
272 jeunes Belges actuellement en Syrie
Passé quelques minutes, le regard encore fuyant, Hamza desserre les lèvres : “J’ai un ami de 17 ans qui est mort en Syrie l’année dernière. Il s’est pris une balle. C’est la guerre là-bas. Il était venu chercher des vêtements chez moi avant de partir. Il a changé d’état d’esprit en une semaine à peine, je n’ai rien pu faire.”
« On lui avait lavé le cerveau, poursuit-il, la voix pleine de tristesse. Une fois là-bas, il a tenté de revenir mais on lui avait confisqué ses papiers. Trois mois après son départ, sa mère a été prévenue de sa mort.” Selon les chiffres officiels du ministère de la Justice belge, 272 jeunes se trouvent aujourd’hui en Syrie (dont 7 mineurs), 75 sont morts ou ont disparu, 134 sont revenus et 13 prévoient de partir et sont actuellement sous l’étroite surveillance des services de renseignement.
Le problème de l’omerta
L’année dernière, les Molenbeekois ont vu apparaître des “recruteurs” chargés d’aller à la rencontre des jeunes aux abords des cafés, des stades de foot ou à la sortie des nombreuses mosquées de la ville. Molenbeek compte vingt-quatre mosquées dont quatre seulement sont reconnues par la région Bruxelles-Capitale (les imams sont alors payés par les autorités).
D’après Sarah Turine, l’administration “fait traîner les dossiers des autres”. Conséquence directe : on estime qu’une quarantaine de lieux de rassemblements illégaux ont vu le jour, invisibles depuis la rue, où l’embrigadement s’est largement accéléré.
Un dernier problème touche Molenbeek : l’omerta de la population. “Les gens savent où se situent ces lieux, et qui recrute les jeunes à même la rue, nous confie un travailleur social pour la mairie, sous couvert d’anonymat. Mais la peur des représailles alliée à une méfiance envers la police les laissent dans leur mutisme.”
Une loi du silence confirmée par Hamza : “La perquisition de vendredi dernier, c’est à cause d’un garçon vivant à côté de chez moi qui a parlé aux flics. Il a dû quitter la ville après ça. Mais en même temps, c’est normal qu’il puisse être menacé de mort, ça ne se fait pas de balancer. Ce n’est pas à lui de faire le boulot de la police.”
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