Lors des attentats du 13 novembre, les sons, les bruits, les paroles des témoins, des commentateurs et des analystes ont prévalu sur les images, presque absentes. A la télé, et même au cinéma, le son prédomine.
Vendredi 13 novembre et les jours suivants, la télévision a fait de la radio. Peu d’images, beaucoup de sons et de commentaires. On se souvient que les 7 et 8 janvier, les télés avaient repassé en boucle les frères Kouachi fanfaronnant après leur carnage à Charlie Hebdo, achevant un policier sur le trottoir du boulevard Richard-Lenoir. Puis elles étaient restées des heures aux abords de l’imprimerie où les deux frères s’étaient réfugiés en Seine-et-Marne pour finalement y mourir (et là, déjà, les sons étaient plus prégnants que les images).
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On se souvient aussi du siège de l’Hyper Cacher, de l’assaut du Raid filmé par plusieurs caméras, de la sortie suicidaire de Coulibaly tombant sous les balles. On se souvient enfin que les télés s’étaient fait taper sur les doigts par la police et le CSA, entre autres parce que certaines images en direct avaient pu gêner le travail policier et mettre des vies en danger.
Vendredi 13, rien de tel. Sobriété et rareté des images en direct, la plupart filmées avec un téléphone mobile par des témoins : la sortie de spectateurs affolés par une aile du Bataclan (captée par le journaliste du Monde Daniel Psenny), quelques images tremblées et jaunâtres aux abords du Stade de France après l’explosion d’un des kamikazes, d’autres images fragiles prises depuis une voiture à quelques dizaines de mètres de la tuerie de la rue de Charonne où l’on ne distinguait visuellement rien du mitraillage de la terrasse.
Crépitement des kalachnikovs rue de Charonne
Si ces images ne disaient pas grand-chose (hormis celles du Bataclan), leur son en revanche montrait des éléments plus substantiels : cris des gens fuyant la salle de concerts, interrogation du filmeur (“qu’est-ce qui se passe ?”), crépitement des kalachnikovs rue de Charonne, paroles de sidération des occupants de la voiture ou du piéton du stade témoin de l’explosion kamikaze.
Les télés ont aussi produit leurs propres images, elles aussi plus parlantes par le son que par l’image : le match de foot à peine troublé par les deux explosions pourtant très sonores, des scènes d’après-carnage dans les différents bistrots touchés, et surtout des témoins directs des massacres racontant l’horreur.
Les tirs mats et isolés du Raid
L’assaut du Bataclan n’a été diffusé qu’en différé (direct interdit pour raisons de sécurité) et là encore, le son est plus expressif que les images : à l’œil, des policiers harnachés tapis dans les ombres de la nuit, des lumières aux fenêtres du premier étage de la salle ; à l’oreille, les tirs mats et isolés du Raid face aux rafales d’armes automatiques des terroristes.
Les sons, les bruits, la parole des témoins, des commentateurs et des analystes ont prévalu sur les images, et c’est sans doute heureux. A-t-on vraiment envie de voir des tueurs en train d’arroser une terrasse ou un kamikaze actionnant sa ceinture ? Sommes-nous animés par ce voyeurisme obscène ? Que nous apporterait-il ?
Peut-être avons-nous chacun cette pulsion scopique au fond de nous, mais il faut alors la combattre en de telles circonstances, ne pas transformer en spectacle “snuff” un événement où tant de gens ont perdu la vie. L’actualité n’est pas un film de genre. Il est d’ailleurs frappant de constater que la déontologie de l’info en direct croise des préoccupations qui traversent en ce moment le cinéma.
Le Fils de Saul fait voir principalement par les oreilles
Dans Le Fils de Saul, László Nemes réduit le champ de vision et fait voir principalement par les oreilles. Sa bande-son est extrêmement fourmillante, travaillée, alors que ses images restent en lisière du cœur du processus de l’extermination : il laisse la place à l’imaginaire de chaque spectateur qui complète (ou pas) le hors-champ avec ce qu’il sait ou suppose.
Dans Taj Mahal, fiction sur les attentats de Bombay en 2008 (sortie maintenue le 2 décembre), Nicolas Saada a choisi de se caler uniquement sur le point de vue d’une victime, une jeune femme prise au piège dans sa chambre d’hôtel alors que les assaillants occupent l’établissement et mitraillent à tout-va.
On ne voit jamais les terroristes mais on entend leurs cris, leurs menaces, leurs paroles, leurs pas, leurs coups aux portes et leurs armes, véritable mise en sons de la terreur. Outre que la situation de l’hôtel Taj Mahal était comparable à celle du Bataclan, la prédominance sonore du film fait écho à celle de la couverture télé des attentats de Paris.
Le son, l’image, l’intelligibilité
Dans un contexte radicalement différent, on pourrait mentionner aussi 21 nuits avec Pattie d’Arnaud et Jean-Marie Larrieu (lire la critique) : alors que ces cinéastes ont coutume de filmer la nudité et les scènes d’amour, dans leur nouveau film, Karin Viard raconte en détail ses aventures sexuelles mais reste habillée à l’écran. Là encore, ça passe par le son et la parole plutôt que par l’image.
Si les préoccupations de l’info télévisée relèvent de la déontologie et des (im)possibilités du direct, alors que celles des cinéastes de fiction appartiennent plutôt au domaine de l’expérimentation formelle, ces deux régimes d’images aboutissent à un même enseignement : le son, la parole permettent souvent une meilleure intelligibilité qu’une image. Voir n’est pas forcément savoir.
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