Un recueil rassemble les articles d’Hervé Guibert signa pour L’Autre Journal : un hommage à l’écriture à la fois distante et intime d’un écrivain qui nous manque.
L’édition des articles qu’Hervé Guibert écrivit pour L’Autre Journal d’octobre 1985 à juillet 1986 est un recueil fatalement d’outre-tombe puisque l’écrivain est décédé en décembre 1991. D’entre les morts à plus d’un titre puisque beaucoup de ceux qui furent ses proches, souvent évoqués et convoqués, sont tombés eux aussi, entre autres au champ d’horreur du sida dont il fut une des victimes. Pauvre Rutebeuf de la fin du XXe siècle, que sont ses amis devenus ? Et lui qui aurait eu 60 ans le 14 décembre, que serait-il devenu ?
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Impossible de l’imaginer sans sa beauté. Nous voilà donc à patauger dans la tristesse. D’autant qu’Hervé Guibert compose en direct d’une “douce” France à la Trenet, celle des années 1980, la France de “Mitterrand-président”, gorgée d’espoirs politiques et bientôt submergée par la marée noire des illusions perdues.
Le pays des mots et des songes
Mais attention les yeux et remballez vos larmes. Hervé Guibert nous écrit d’un pays plus puissant et consistant que le souvenir et la nostalgie, un pays qui n’existe et ne persiste que parce qu’il est inventé : le pays des mots et des songes, la région des limbes où vaque pour toujours sa littérature de jeunesse. On pourrait dire, à la va-comme-je-te-Proust : “Nom de pays, Guibert.”
Façon Démons et merveilles, lisons Hervé Guibert le regard plongé dans ses yeux entrouverts, lisons-le comme il lit lui-même un texte poétique, comme un bienfait requinquant qui “efface l’épuisement des choses lues, tous les jours, partout dans les journaux, et qui se ressemblent presque toutes, comme des boules de clichés qui s’enroulent dans leur crasse pour faire avalanche”.
Apartés volatiles
Michel Butel, fondateur de L’Autre Journal en 1984, estime dans la préface au livre, citant Mathieu Lindon, que les articles de Guibert sont une “œuvre à part entière”. Il dit aussi : “Difficile de savoir ce que les gens que vous aimez pensent de vous… Il a toujours avec moi tenu à préserver une certaine distance.” Ecriture et distance. Guibert écrivait distant, c’est ça qui nous le rend proche.
Pour le dire autrement : il n’écrivait pas dans un journal, fût-il “autre”, mais son journal dans le journal. Portraits, entretiens ou reportages, l’intimité est là, faite d’apartés volatiles, de surgissements furtifs du “je”, d’invitations faites à des proches d’écrire à sa table (textes d’amitiés de Claire Devarrieux, Mathieu Lindon, Eugène Savitzkaya…), de lettres de Michel Foucault et Roland Barthes qui lui sont adressées mais dont la teneur, rendue publique, nous transforme en légataires universels.
Romanesque et généreux
De même pour quelques-uns de ses portraits photographiques de célèbres (Isabelle Adjani, etc.) ou d’inconnus, légendés à la main. On dirait des marque-pages venus d’un autre livre, autrement écrit, un album d’images faussement pieuses où Satan, bon petit diable, n’est jamais loin de nous tirer la langue et nous montrer son cul (cf. “la fiche pratique” : filtre pour faire passer les maux de crâne).
Une intimité encore plus prégnante quand elle laisse toute la place à la matière des “propos recueillis” où les questions s’évanouissent, et où, en marge de Maupassant, Guibert transmet “une vie” : celle de cette vieille dame qui raconte sa “vita sexualis” ; celle d’un joueur de scie musicale dans le métro ; ou cet autre, dans un café, dessinateur d’arcs-en-ciel. Il faudrait être idiot pour diagnostiquer que ce faisant, Guibert cédait à quelque idéologie de la parole brute. Tout cela a été transcrit, c’est-à-dire écrit et augmenté pour que le récit soit plus romanesque et généreux.
Penser à soi comme on pense aux autres
Mais ce n’est pas tant d’intimité dont il faut parler que de “soucis de soi” qui n’a rien à faire avec l’égoïsme ou la retraite mais tout à voir avec le déploiement que Foucault décrivit sur le tard de ses livres : “Veiller à ce qu’on pense, à ce qui se passe dans la pensée.” Penser à soi comme on pense aux autres. Hervé Guibert est de cette famille des veilleurs de la pensée. Veilleur de nuit d’une pension idéale où ne logent que des cœurs vaillants et insomniaques.
Mais aussi, travesti en Fantômette, moniteur d’une colonie de vacances utopique où se démènent les “enfants exceptionnels” qu’il a interviewés, petits génies (de la Bourse, de la mode) et souvent têtes à claques, l’un allant rarement sans l’autre. Mais encore, visiteur du soir d’une “chambre d’amour” dans une villa abandonnée du sud de la France, le photographe Bernard Faucon servant de guide.
Pasolini et Guibert dans le même bateau
Les textes d’Hervé Guibert pour L’Autre Journal étant sous-titrés “Articles intrépides”, on songe par ricochet aux Ecrits corsaires de Pasolini, eux aussi recueil d’articles publiés dans des journaux. Pasolini écrivit ce que Guibert aurait pu dire : “Je n’ai derrière moi aucune autorité, sinon celle qui me vient paradoxalement de n’en pas avoir et de ne pas en avoir voulu, et du fait que je me suis mis en situation de n’avoir rien à perdre, et donc de n’être fidèle à aucun pacte qui ne soit celui qui me lie à un lecteur que, du reste, je juge digne de la recherche la plus scandaleuse.” La concomitance fait rêver : Pasolini et Guibert dans le même bateau, corsaire et pirate, flibustiers scandaleux et intrépides, Frères de la côte.
L’Autre Journal – Articles intrépides II (L’Arbalète/Gallimard), 176 pages, 19,50 €
{"type":"Banniere-Basse"}