Bertrand Badie estime que les mesures prises par la France pour contrer Daesh relèvent d’une vision datée de la guerre. Il préconise de penser les conflits en termes régionaux et de prendre en compte les inégalités de développement.
Qu’avez-vous pensé du discours du 16 novembre de François Hollande devant le Parlement à Versailles ?
Bertrand Badie – Le fond du problème n’a pas été abordé. Nous avons assisté à la mise en place d’une politique sécuritaire dont on s’étonnera qu’elle reprenne des propositions de la droite, quelques-unes venant même de plus à droite que la droite.
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Lesquelles ?
Priver les binationaux de la nationalité française dans le cas où ils seraient suspectés de menacer la sécurité nationale. Cette mesure faisait autrefois frémir ceux qui, à gauche, considéraient qu’on ne pouvait faire de distinction entre un Français qui a deux nationalités et celui qui n’en a qu’une. C’est fondamentalement discriminatoire et stigmatisant car cela présuppose que les fauteurs d’attentats se recrutent dans un sous-ensemble précis. Cette ambiance sécuritaire correspond à l’émotion du moment et trouve probablement un écho chez un grand nombre de gens.
Quelle réponse urgente peut-on apporter pour endiguer la progression de Daesh ?
La réponse passe par une autre vision de la politique internationale. L’alliance entre des mesures sécuritaires et des frappes militaires n’a jamais permis d’atteindre des résultats probants. On frappe les Talibans depuis quinze ans, on a frappé en Somalie, en Libye, en Irak, on frappe en Syrie. La paix n’en est pas ressortie. Un nouvel ordre étatique dans ces régions n’a pu être produit. Et plus nous frappons, plus les réponses sont d’une brutalité inouïe. Plus nous frappons, plus nous déséquilibrons ces espaces politiques et sociaux.
La politique de ces mouvements a toujours été d’attirer les puissances occidentales sur leur champ de bataille. Je regrette que le premier réflexe soit d’entrer dans ce jeu. Nous faisons fausse route car nous mobilisons d’anciennes recettes liées à un visage périmé de la guerre qui ne correspond nullement aux paramètres actuels de la mondialisation.
Quelles inflexions devraient être données au traitement de ce nouveau visage de la violence ?
Il faut commencer par un traitement social des conflits. La guerre d’hier était un choc de puissances, celle d’aujourd’hui est le résultat d’un affaiblissement des institutions, d’une décomposition sociale et d’un développement humain insuffisant. Il suffit de comparer la carte du développement humain et celle des conflits pour voir que les deux se superposent presque totalement.
De grands responsables comme Boutros Boutros-Ghali dans Agenda pour la paix ou Kofi Annan expliquaient à quel point ce manque d’intégration sociale internationale était mortel. Ces conflits ne nous appartiennent pas. Ils ne sont pas nés de nous. Il faut les régionaliser. Daesh est né de la décomposition des Etats irakien et syrien. Ce n’est qu’avec les acteurs locaux et régionaux qu’on sortira de ce conflit.
François Hollande a appelé à intensifier la collaboration européenne et internationale et réclamé la tenue d’un Conseil de sécurité de l’ONU…
La voie a été ouverte récemment au G20 lors des contacts entre Barack Obama et Vladimir Poutine qui ont permis un début de consensus entre les membres permanents du Conseil de sécurité sur le dossier syrien. C’est une avancée considérable. Pour l’instant, nous sommes plus que jamais dépendants d’un choix binaire qui a des parfums de guerre froide.
Lorsque Poutine a fait cette proposition en septembre dernier devant l’Assemblée générale des Nations unies, il a été accueilli froidement. Maintenant, on comprend qu’un début de solution réside dans une résolution du Conseil de sécurité qui mettrait en action une diplomatie multilatérale. Mais comment combiner cette diplomatie multilatérale avec des frappes unilatérales ?
La dislocation de l’Etat irakien est née de l’interventionnisme américain suite aux attentats de 2001. Daesh n’est-il pas aussi la créature de l’engagement des Etats occidentaux au Moyen-Orient ?
Que l’intervention américaine en Irak ait été à l’origine des drames actuels est incontestable. Mais le conflit est né de la décomposition du régime irakien post-Saddam Hussein… Cela démontre une nouvelle fois que toute intervention étrangère crée plus de problèmes que de solutions. C’est vrai en Afghanistan, en Irak, en Libye, ça le devient au Sahel.
Que pensez-vous de la proposition de François Hollande de faire évoluer la Constitution sous prétexte d’adapter deux de ses articles à la nouvelle forme de guerre générée par le terrorisme ?
Ce n’est pas la première urgence, ni par là qu’on arrivera à bout de cette première grande crise politique de la mondialisation. Après, tout grand sujet international se trouve retranscrit dans le langage de la politique intérieure pour déboucher sur des propositions concrètes. Ce travail conduit à une telle dénaturation des enjeux au centre de notre espace mondial qu’il faudrait plutôt viser autre chose.
Faut-il s’allier à Bachar al-Assad pour abattre Daesh ?
Nous ne savons pas trop quel est le nouveau choix diplomatique français. Depuis la présidence Sarkozy, depuis le début du conflit syrien en mars 2011, la France se distingue par une double croyance : que la chute d’Assad est imminente et que son départ doit être un préalable à toute solution.
Tout d’abord, le choix de cette stratégie a été mauvais car Assad est toujours là quatre ans et demi plus tard. Miser sur un départ rapide a été un mauvais calcul. Ensuite, le rôle de la diplomatie n’est pas de distribuer bons et mauvais points. Mais de gérer au mieux des situations de tensions et de différends, ce qui implique la mise en œuvre de processus de négociations pour éviter le pire. Mais peut-on négocier avec quelqu’un exclu par avance ?
Que pensez-vous de la décision de maintenir la COP21 ?
Je pense que c’est surréaliste. On demande au peuple français de faire des sacrifices quant à ses libertés et on convoque une conférence qui mobilisera quelque cent vingts chefs d’Etat et de gouvernement. Le risque que l’on frappe la société française durant la COP21 est extraordinairement élevé. Est-il raisonnable de courir ce risque même en étant tout entier acquis à cette cause ?
Bertrand Badie est professeur agrégé de science politique à Sciences-Po Paris. En 2014, il a publié Le Temps des humiliés – Pathologie des relations internationales (Odile Jacob)
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