De la DDASS à Pôle Emploi, des fêtes alcoolisées à la radicalisation, de la tentation de l’armée au recrutement pour le jihad, Hasna Aït Boulahcen a fini sa vie à Saint-Denis, tuée par l’explosion d’un kamikaze.
“Fais ta vie, je fais la mienne.” Va chier et fous-moi la paix : c’est ce qu’Hasna avait coutume de répondre à son frère quand il s’inquiétait pour elle – et qu’il la sermonnait un peu. Pour la partie “Fais ta vie”, c’est plutôt clair. Pour “Je fais la mienne”, c’est nettement plus compliqué.
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L’histoire d’Hasna Aït Boulahcen ressemble un peu à celle de l’héroïne d’Apocalypse bébé, le roman de Virginie Despentes : une fille jolie, libérée, dont la radicalisation prend tout le monde de court. A ceci près qu’elle ne s’est pas fait exploser, d’après les derniers éléments de l’enquête. Et qu’elle n’est pas issue d’un milieu bourgeois.
Ballotée de foyer en foyer
Née à Clichy-la-Garenne (Hauts-de-Seine) en 1989, Hasna est encore très jeune lorsque ses parents se séparent. Son père, qui a trouvé un poste chez PSA, déménage en Moselle, tandis qu’elle reste chez sa mère, avec sa sœur et ses deux frères, jusqu’à l’âge de 8 ans. Ensuite, c’est la DDASS qui prend le relais.
Placée en famille d’accueil, Hasna est ballottée de foyer en foyer pendant sept ans, rendant visite régulièrement à ses parents. Une de ses mères d’accueil, qui s’est confiée à l’AFP, se souvient d’une gosse gentille, devenue une ado en colère. Dès 15 ans, elle se fait la malle. L’histoire d’une enfant malmenée, pour qui la vie est un champ de bataille.
“Fallait pas la faire chier”
“Hasna, c’était un mec, il fallait pas la faire chier”, résume un jeune garçon de la cité Maroc, à Creutzwald, dont elle baby-sittait parfois les copains pendant qu’ils jouaient à la PlayStation. C’est dans ce petit bourg de Moselle, à la frontière allemande, que son père s’est installé après la séparation. Un village de 13 000 âmes, bassin d’emploi dynamique que la fermeture de la dernière mine de charbon, en 2004, a plongé dans la spirale du chômage et de la pauvreté.
Quand Hasna y débarque l’année suivante, pour passer ses premières vacances chez son père, elle a 16 ans. Impossible de la rater. “Tu la reconnaissais direct avec ses fringues de western, ajoute le jeune garçon. A cause de son chapeau de cow-boy, on l’appelait la cow-girl”.
A Aulnay-sous-Bois, où vit sa mère, Hasna a laissé le même souvenir. Chapeau de paille et bottes, l’adolescente se foutait complètement de sa réputation, loin du cliché de la beurette coincée dans le carcan de la cité. “C’était même abusé de la voir fumer des bédos en public, sans se soucier de ce que pensent les voisins, se souvient un grand brun baraqué de la cité des 3 000. Elle fumait assise sur le petit mur dans la rue par laquelle les gens passent pour aller à la mosquée, tranquille !” “Même moi, j’ose pas”, ajoute-t-il, en avouant pourtant ne pas être complètement étranger au business dans le quartier.
Tentée par l’uniforme
Toujours à traîner avec des bandes de mecs, parmi lesquels elle se choisit parfois des petits copains, Hasna se comporte en garçon manqué. Fêtarde, la gamine est aussi “une bagarreuse”, se rappellent trois jeunes de Creutzwald, d’à peu près son âge. Comprendre : “elle ne se laissait pas faire”.
A 19 ans, lorsqu’elle se brouille avec sa mère et quitte la banlieue parisienne, Hasna est tentée par l’uniforme. A cette époque, Metz, toute proche de Creutzwald, est encore une ville de garnison – avant que le gouvernement Sarkozy ne ferme la base aérienne en 2012.
Elle intègre un établissement public d’insertion de la Défense (Epide), à Strasbourg. Le genre d’endroit où l’on atterrit quand on n’a ni diplôme ni qualification et qu’on a besoin d’un bon coup de pied au cul. La discipline y est quasi militaire : Marseillaise, marche en rang serré, pointage tôt le matin, tuteurs, règlement intérieur… Si on file droit, on peut y toucher jusqu’à 300 euros par mois.
Sandra Scariot, la directrice de l’Epide de Strasbourg, se souvient “d’une jeune fille dégourdie” et qui “passait beaucoup de temps avec des amies”. Rien qui laisse présager une radicalisation. On entre à l’Epide sur entretien de motivation. “Les jeunes viennent chercher un cadre pour trouver un emploi et retrouver de l’estime de soi”, précise la responsable. Mais Hasna n’est pas assidue.
L’échec d’une réinsertion
Au bout de trois mois, elle cumule trente jours d’absence non justifiés. C’est la porte. Au lendemain des attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher, François Hollande avait relancé ces dispositifs de la seconde chance, croyant fermement en leurs capacités d’insertion.
Pour Hasna, ça n’aura pas suffi. Après son renvoi, elle part vivre quelque temps chez une camarade à Mulhouse. “Elle avait le chic pour tomber sur des losers et se faire embringuer dans de drôles d’histoires”, rapporte une amie à L’Alsace. “Parfois, elle disparaissait pendant des jours puis revenait dans des états lamentables”, ajoute sa mère. De joyeuse fêtarde, la jeune femme glisse vers l’excès. “Elle se tapait pas mal de cocaïne à une époque”, assure le grand brun de la cité des 3 000 à Aulnay. Elle buvait : “Du lundi au dimanche, elle était bourrée”, dit-on à Creutzwald.
De la drogue au voile
C’en est trop pour son père, qui la vire régulièrement du studio où il habite. Dans ces cas-là, elle squatte chez des potes ou termine la nuit dehors. Jusqu’au jour où le vieux Marocain perd définitivement patience. Après la dernière dispute, il y a trois ans, les habitants de Creutzwald n’ont plus revu Hasna. “Le soir où elle est repartie pour Paris, elle avait l’air vraiment triste de devoir retourner chez sa mère”, se souvient le jeune garçon dont elle gardait les copains.
Sauf qu’elle n’est pas retournée vivre à Aulnay. “On la voyait passer quelquefois mais elle n’habitait pas là, raconte un habitant. La vérité, c’est qu’elle n’avait pas de maison.” Larguée, sans attache, Hasna navigue un peu à vue. Difficile de suivre ses traces entre son départ de Moselle et son retour à Aulnay, voilée, il y a quelques mois, annonçant sa conversion et son futur mariage à des voisins abasourdis par ce virage à 180°.
Un trou de trois ans
Dans la vie de la jeune femme, il y a un trou d’environ trois ans. Tout au plus sait-on qu’elle a été enregistrée comme cogérante d’une entreprise de BTP à partir de janvier 2013, aux côtés d’un homme que personne ne connaît et dont on ne trouve trace nulle part.
Cette SARL était-elle un vrai projet professionnel ? A-t-elle servi de lessiveuse au trafic de drogue auquel la jeune femme était mêlée, quand elle entre dans le radar de la police judiciaire de Seine-Saint-Denis ? Ou est-ce une de ces sociétés bidons dont les candidats au jihad se servent pour souscrire de gros emprunts à la consommation, qu’ils utilisent pour acheter des voitures, des armes et préparer leur départ en Syrie ?
“j’ver biento aller en syrie”
“Rien n’est exclu : que sa radicalisation remonte à 2013, à quelques mois, voire qu’elle n’ait jamais vraiment eu lieu”, répond David Thomson, journaliste spécialisé dans les filières de recrutement jihadiste en France (*Les Français jihadistes, Les Arènes, rrédition prévue en janvier 1976). Hasna a peut-être posté sur Facebook une photo d’Hayat Boumeddiene, compagne du preneur d’otages de l’Hyper Cacher Amedy Coulibaly, comme le rapporte le journal belge La Dernière Heure, qui aurait consulté son profil avant sa suppression. Et cette photo était peut-être assortie d’un commentaire truffé de fautes : “jver biento aller en syrie inchallah, biento départ pour la turkie !”
Mais devenir une kamikaze de l’Etat islamique, il n’en a jamais été question. “Sous Zarqaoui, ex-responsable d’Al-Qaeda en Irak, quelques femmes ont pu commettre des attentats, précise Thomson. Sous Baghdadi, le leader de Daesh, elles n’ont tout simplement pas le droit de combattre. Certaines se sont portées volontaires, on leur a dit non. Leur rôle se cantonne à élever les enfants dans l’amour du jihad. Cette directive peut évoluer, sous la pression de la demande des femmes, mais aujourd’hui c’est non.” Comme l’armée ou la banlieue, Daesh est d’abord un milieu d’hommes.
Un rôle strictement logistique ?
Le rôle d’Hasna se serait donc limité au soutien logistique à la fuite d’Abdelhamid Abaaoud, soupçonné d’être le coordinateur des attentats du 13 novembre, et de ses complices. Trouver une planque à Saint-Denis. Trouver une voiture. Et ravitailler les fuyards en allant chercher du KFC. Bien sûr, elle porte une part de responsabilité dans ce qu’il s’est passé mercredi 18 novembre, rue du Corbillon. Elle ne pouvait pas ignorer où elle mettait les pieds en aidant le jihadiste le plus recherché d’Europe.
“Elle est mouillée, c’est évident”, reconnaît-on à Aulnay. Mais pas au même degré que le “fils de pute” qui lui a “retourné le cerveau”. “A la fin, oui, elle disait : ‘Frères, faut faire le jihad’, concède un grand costaud qui habite pas loin de chez sa mère. Mais si on trouve les bâtards qui l’ont embrigadée, on leur fait la peau. Dans cette guerre, la France peut compter sur nous ; on est prêts à prendre les armes. C’est à nous qu’ils viennent niquer la gueule en premier, ces chiens.”
“Laissez-moi sortir !”
Aux petites heures du jour, ce 18 novembre, lorsque l’unité spéciale du RAID a assiégé l’appartement de Saint-Denis, Hasna Aït Boulahcen a crié. La voix mal assurée, elle a essayé de se tirer de ce guêpier : “J’ai envie de sortir ! Est-ce que je peux sortir ? Laissez-moi sortir !”, suppliait-elle les policiers. Les mots de quelqu’un qui veut se rendre ?
Quelques jours auparavant, Hasna avait été contactée par une association de réinsertion basée à Aulnay-sous-Bois. Son CV “bien rempli” leur avait été transmis par Pôle Emploi, où elle honorait tous ses rendez-vous, rapporte L’Obs. L’association cherchait un ou une candidate pour un job dans la restauration. Hasna a tout fait pour le décrocher, en vain. “Elle voulait vraiment ce poste”, se souvient la responsable.
“Fais ta vie, je fais la mienne”, disait-elle à son frère. De malchance en très mauvais choix, la sienne s’est terminée par l’explosion d’un kamikaze.
Ecrit avec la collaboration de Damien Golino (à Creutzwald) et Ophélie Gobinet (à Strasbourg)
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