Après avoir rencontré Barack Obama en début de semaine, François Hollande s’est rendu en Russie, jeudi 26 novembre, pour discuter avec Vladimir Poutine de l’établissement d’une coalition élargie contre l’Etat Islamique. Florence Gaub, analyste senior à l’Institut de sécurité Union européenne (EUISS), décrypte les enjeux ainsi que les différentes possibilités d’action contre l’organisation terroriste.
Au regard de l’enlisement en Irak après l’invasion des Etats-Unis en 2003, comment peut-on éviter de reproduire les mêmes erreurs et nourrir une nouvelle escalade de la violence ?
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Florence Gaub – La politique internationale n’est pas une entreprise évidente où une action mènerait à une autre action naturellement, surtout quand il s’agit de conflits. L’être humain n’est pas prévisible. Etre sensible à la complexité, c’est déjà un bon début.
Quelles leçons faut-il retenir de 2003 ?
Avant 2003, le leadership américain disposait déjà de beaucoup d’informations sur l’Irak – en 1999, la NSA avait rédigé un rapport sur « comment gérer un Irak post-Saddam Hussein« , déclassifié en 2006, où ils envisageaient un engagement à long terme. Pourtant en 2003, ils ont privilégié une logique de court terme, sans prévoir ce qui allait se produire après le changement de régime. S’ils étaient entrés dans le pays avec une présence militaire plus prononcée, en misant sur une sécurité immédiate, qu’ils avaient intégré les unités de l’armée irakienne, on aurait évité l’escalade totale de violence qui a eu lieu par la suite.
Vous parlez donc d’un engagement long…
La résolution des conflits avec une petite unité de 5 000 personnes, qui serait de retour en France au bout de 3 mois, cela n’existe pas. La guerre en Syrie dure depuis cinq ans. Les vrais conflits durent, il y aura un vrai prix à payer pour chaque pays qui s’engage. Et cette idée fait très mal, surtout au monde européen.
C’est-à-dire ?
Le décalage entre notre monde et le monde en dehors de l’Europe est très prononcé. Nos problèmes sont du genre “Où est-ce que je pars en vacances, est-ce que je vais avoir assez d’argent pour partir…” Aussi il est difficile pour les leaders politiques de communiquer à leurs populations, de parler d’un conflit comme en Syrie, Irak ou Libye qui ne se résoudra pas d’un jour à l’autre ou sans un coût.
François Hollande s’est rendu hier (jeudi 26 novembre) en Russie pour convaincre Vladimir Poutine d’établir une coalition élargie contre l’organisation Etat islamique. Est-ce possible?
Ça va être un défi. Tout le monde est d’accord pour dire que l’Etat islamique est un ennemi à combattre, mais on n’est pas forcément d’accord sur comment y arriver. C’est une situation très tendue, parce que la Russie perçoit la situation en Syrie différemment que les Européens et utilise ses effectifs d’une autre manière que nous. Par exemple, elle dit avoir bombardé une raffinerie [à 50 km de Raqqa en Syrie, ndlr] il y a 3 jours. Les Européens et Américains avaient évité de le faire car pour eux, il est important de préserver l’infrastructure pour la période post-conflit, et d’éviter les dégâts environnementaux. Mais pas Moscou. C’est une manière d’être efficace, mais à long terme c’est plutôt négatif.
Comment la Russie perçoit-elle la Syrie ?
D’abord, elle perçoit tous les rebelles comme terroristes ; elle a bombardé l’armée syrienne libre par exemple. Cette manière de ne pas distinguer les différents groupes, fait que la Russie peut s’engager en Syrie de manière beaucoup plus « totalitaire », pas au sens politique mais dans la totalité des choses.
Et la vision de Bachar el-Assad est très différente.
Evidemment, au-delà du militaire, il y a des différences au niveau politique: la Russie se considère comme une alliée du régime de Bachar el-Assad, alors que la totalité des Européens ont déclaré qu’il avait perdu sa légitimité et qu’il devait partir.
Est-il possible que la France, à travers une coalition internationale, envoie de troupes au sol ?
Il y a toujours une possibilité, mais c’est un calcul politique plutôt que militaire. Militairement parlant, les moyens existent. Les forces aériennes peuvent démoraliser l’Etat islamique mais sont un peu limitées sans présence sur le terrain. Le problème avec l’Etat islamique, c’est qu’il se cache au sein d’une population civile. Par exemple à Raqqa [ville sous contrôle de Daesh en Syrie] il y a une population d’environ 200 000 habitants, parmi lesquels se trouvent 5 000 combattants de l’Etat islamique. Soit on avance lentement au niveau tactique, soit on envoie des frappes aériennes et on détruit au mieux de l’infrastructure civile, au pire il y a beaucoup de morts civils. C’est évidemment ce qu’on veut éviter : ne pas détruire complètement la ville juste pour une victoire tactique.
Quelles sont les possibilités militaires au sol ?
Il y a une possibilité d’y aller soit en grand nombre, soit avec des forces spéciales, ce qui irait plus vite et serait plutôt efficace. Les forces spéciales arrivent à frapper des postes de manière chirurgicale, puis se retirent. En revanche elles ne sont pas faites pour assurer la sécurité une fois que c’est fini. Se poserait alors la question du post-conflit: une fois qu’on se débarrasse de l’Etait islamique, il y a un vide sécuritaire. Qui remplira ce vide ? On revient toujours à la même question: comment assurer la sécurité en Syrie.
Et qui s’en chargerait ?
Il n’y a pas de volontaires! C’est un engagement qui dure longtemps, qui coûte cher, qui peut très mal se passer.. Dans le cas le plus optimiste, ce serait pris en charge par une coalition internationale avec des troupes de plusieurs pays et des régions aux alentours. On peut très bien envisager une combinaison : envoyer les forces spéciales d’abord et ensuite des soldats « classiques » sur le terrain qui assureraient la sécurité. C’est faisable tactiquement, mais politiquement…
Vous avez récemment publié un article intitulé « Pourquoi l’Etat islamique est (aussi) une secte« , que voulez-vous dire ?
La plupart de nos approches militaires envisagent l’ennemi comme une entité qui nous ressemble, plus ou moins. Mais ils ne se comportent pas comme des forces classiques. Leur cohésion est beaucoup plus forte. Leur système est plus autoritaire : la cohésion, le moral, y sont plus élevés que dans d’autres unités.
Comme ils sont dans une idéologie d’objectif militaire de très long terme, qu’ils envisagent le suicide, parlent d’apocalypse, ce n’est pas du tout comparable à nos forces armées. La psychologique est très différente. Cela veut dire aussi que pour ceux qui reviennent en Europe après être partis faire le djihad en Syrie, la possibilité de se réintégrer dans leur société d’origine sera très compliquée.
Est-ce que cela signifie qu’on ne se bat pas à armes égales contre l’Etat islamique ?
Cela complique forcément un peu les choses. Cela ne veut pas dire qu’il est impossible de les combattre, mais c’est un ennemi très différent de ceux qu’on a combattus auparavant. Même Al-Qaïda avait des objectifs militaires plus clairs: vouloir éloigner les Américains de la péninsule arabique… L’Etat islamique est plus « grandiose », et plus difficile à gérer au niveau politique. Car il n’est pas avant tout une entité politique, il y a une dimension religieuse, qui fait que la motivation est beaucoup plus forte, le lavage de cerveau est très efficace, et la capacité d’agir en-dehors de nos règles de rationalité est très prononcée.
Propos recueillis par Marie Turcan
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