Quand les artistes mettent en scène le réchauffement climatique et l’émergence de l’anthropocène.
“Ont été adoptées à l’unanimité la création d’un statut pour les réfugiés climatiques, la connexion globale des marchés carbone et une limitation des hydrocarbures à 40 % de la consommation énergétique d’ici 2050…” Nous ne sommes pas le 11 décembre 2015 mais le 31 mai, loin du Bourget, dans le théâtre des Amandiers, à Nanterre, et la simulation anticipée de la COP21 vient de se conclure sur cette victoire, après trois journées de négociations.
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Sur l’invitation du metteur en scène Philippe Quesne et du Speap, l’Ecole des arts politiques de Bruno Latour implantée à Sciences Po, deux cents étudiants du monde entier se sont donné rendez-vous dans ce théâtre transformé en campement géant pour un “pre-enactment” de la COP21. Munis de pancartes indiquant leur appartenance, les étudiants ont travaillé leurs rôles.
Le jeu et l’enjeu
Tous les pays membres de l’ONU sont représentés mais aussi, et c’est là la force du projet, ceux que l’on n’entend habituellement pas : les peuples indigènes, les régions polaires, les territoires en danger et même les océans ou les forêts, ces entités humaines et non humaines avec lesquelles l’anthropocène nous demande désormais de composer, faisant de la fracture nature/culture un schisme caduque.
Même les lobbies et les grandes entreprises ont voix au chapitre. “Nous ne voyons pas le même présent, comment pourrions-nous voir le même futur ?”, s’alarme un représentant des pays émergents. Aux Amandiers, on ne se ment pas et “le jeu ne délégitime pas l’enjeu”, comme le fait remarquer l’une des étudiantes, très à l’aise dans son costume de chef d’Etat.
La dimension théâtrale de la COP21
“Il est clair que les hommes politiques jouent des rôles, constamment, surtout dans ce type de grands raouts onusiens”, commentait de son côté Frédérique Aït-Touati, metteur en scène et coordinatrice du projet avec Bruno Latour. “Or là, la dimension théâtrale apparaissait au grand jour ! C’est ce que j’aime au théâtre : il donne à voir la fiction et ainsi ne ment pas. Le Théâtre des négociations était donc totalement vrai, et faux à la fois.” C’est aussi le point de vue de Philippe Quesne.
“Du 30 novembre au 11 décembre, les chefs d’Etat eux-mêmes vont rejouer des arrangements qui auront été conclus préalablement, en coulisses. Là aussi, c’est un jeu de rôle.”
“L’imagination est la solution”, entendait-on encore dans les couloirs du Théâtre des négociations. Le terme “scénario” est utilisé par les participants de la COP21 pour trouver des issues compatibles avec le seuil des 2 degrés (limite à ne pas dépasser par rapport à la période préindustrielle dans le cadre de la lutte contre le réchauffement), notait Laurence Tubiana, présente aux Amandiers et qui a été nommée représentante spéciale pour la conférence par Laurent Fabius : “Ça ne fonctionne que sur la croyance.”
Et c’est au fond ce que montrent ces initiatives qui émergent du champ de l’art depuis quelques années : cette idée que “l’évolution de la représentation politique implique des opérations esthétiques”. Ou, pour le dire autrement, qu’il faut d’abord faire bouger l’imaginaire collectif pour faire bouger les lignes sur le terrain.
C’est le programme d’un autre projet passionnant organisé en marge de la COP21. Porté par Council, la plate-forme pilotée par deux anciens directeurs de centres d’art, Sandra Terdjman et Grégory Castéra, le Blackmarket for Useful Knowledge and Non Knowledge s’inspire du modèle du speed-dating. Scénographié par la dramaturge Hannah Hurtzig, ce “marché noir des savoirs et des non-savoirs utiles” réunira le 21 novembre, au musée de l’Homme, soixante-quatorze “experts” de l’anthropocène que les spectateurs seront invités à rencontrer en tête à tête lors de sessions de trente minutes.
Un speed-dating avec une écoféministe ou un architecte
Toutes les demi-heures, on sonne le gong et il faut jouer des coudes et des arguments (nous sommes sur un marché, et le savoir est une monnaie comme une autre) pour obtenir sa conversation avec la philosophe Vinciane Despret, l’écoféministe Emilie Hache, l’artiste Armin Linke, l’architecte Philippe Rahm ou… le représentant de l’île de Pâques pour la COP21.
Des invités prestigieux pour la plupart, parfois inconnus, jamais vraiment attendus. “Il n’y a pas de Nicolas Hulot parmi nos experts, mais des stars dans leur domaine, commente Grégory Castéra. Notre idée : proposer de changer d’échelle. Pour comprendre cet homme de l’anthropocène, il faut apprendre de nouvelles pratiques. Comment entrer en empathie avec un nuage, une molécule ou un temps géologique.”
Mises en anthropocène
Logique donc d’élargir la liste des porteurs de ces savoirs plus ou moins spécifiques : des scientifiques et des philosophes, mais aussi des religieux, des chamans ou des activistes qui permettent de renouveler “cette pensée occidentale qui a gouverné le monde ces cinq cents dernières années, avec ses strictes hiérarchies et ses lignes de faille entre ‘culture’ et ‘nature’, entre les humains et le reste du monde”.
Les membres et organisateurs du Blackmarket misent sur une redéfinition de notre imaginaire commun qui passe par un changement de langage : “Nous pouvons dénommer l’interaction entre l’environnement – anciennement appelé nature – et l’être – anciennement appelé humain – ‘natureculture’, ainsi que Donna Haraway et d’autres l’ont fait ; ou nous pouvons utiliser un vocabulaire tout différent, par exemple, ‘Terriens’ ou ‘Gaïa’, comme le propose Bruno Latour”, peut-on ainsi lire dans le livret qui accompagne l’événement.
Que peut-on attendre d’une telle soirée ? Sandra Terdjman résume
“Nous voulons montrer une image en train de se fabriquer. Cela donne une représentation de la démocratie environnementale et une image de sa complexité avec un point de vue aérien induit par la scénographie qui rappelle cartes ou atlas. On ne ment mais il y a quelque chose d’optimiste car si l’image n’est pas nette, les savoirs sont là.”
Produire une cartographie complexe des approches de l’anthropocène, cette nouvelle ère dominée par l’action humaine dans laquelle nous sommes bel et bien entrés, constituerait donc l’un des premiers défis à notre pensée collective. Formuler des hypothèses pour penser et endosser ce nouveau costume de “Terrien”, mais aussi se confronter à ces nouvelles données statistiques qui pèsent sur notre futur, c’est aussi ce que cherchent à faire quantité d’artistes et d’opérateurs culturels qui font de la COP21 un tremplin.
Plus de 350 événements sur ArtCOP21
La plupart sont recensés par le site ArtCOP21. Créé par l’association COAL, qui tente d’établir des ponts entre art contemporain et écologie, le site prend la forme d’une Google Map pour se repérer parmi les 359 événements qui gravitent au sein de la nébuleuse COP21. On retiendra le projet de Yann Toma, Human Energy, qui transformera la tour Eiffel en “phare” citoyen illuminé grâce aux efforts de chacun ; la vidéo de Paul Virilio, Exit, présentée au Palais de Tokyo et réalisée à partir d’informations statistiques qui permettent de prendre la mesure des migrations climatiques, économiques et politiques ou encore l’installation d’Andrea Polli sur la façade du Mona Bismarck American Center, Particle Falls, grâce à laquelle les passants perçoivent en temps réel la qualité de l’air parisien.
La Fondation EDF accueille l’exposition Climats artificiels autour d’une trentaine d’artistes qui mettent le monde à leur mesure (de l’artiste-chimiste Hicham Berrada au visionnaire dystopique Laurent Grasso). La Gaîté Lyrique hébergera, elle, durant toute la durée du sommet du Bourget, un cycle de “conférences des parties (COP) créatives” où l’on pourra croiser la cofondatrice de COAL Lauranne Germond, un représentant de l’Unesco, le collectif d’artistes HeHe ou l’artiste et biologiste Emmanuel Ferrand.
Un exercice du passé, une projection du futur
Très impliqué dans les questions écologiques, l’artiste Tomás Saraceno prendra la parole au Palais de Tokyo pour un colloque autour de la circulation des énergies et ses implications poétiques et politiques. Il viendra présenter son projet utopique (déjà exposé aux Abattoirs de Toulouse dans le cadre d’Anthropocène Monument (lire notre compte rendu Bienvenue dans l’anthropocène), Aerocene : une sculpture flottant dans la stratosphère, comme une porte “exit” pour les Terriens condamnés que nous sommes.
Cette voie de sortie, c’est celle qu’examine Fabien Giraud. “Ce que j’essaie de faire, c’est un exercice de pensée”, résume l’artiste, qui s’appuie sur la science-fiction autant que sur les projections du physicien Freeman Dyson, qui donna son nom dans les années 1960 à une biosphère artificielle comme un refuge potentiel.
“Qu’advient-il de nous, de notre manière de penser et d’être ensemble, quand on abandonne la figure de la Terre comme foyer ? Peut-on délier la logique chagrine de la perte et du retour qui semble partout infuser la pensée contemporaine – et à partir de là concevoir d’autres modèles d’émancipation qui ne soient pas sur le seul mode de la préservation de ce que nous sommes ?” Souvenez-vous : l’imagination est la solution.
Human Energy de Yann Toma, du 5 au 12 décembre, tour Eiffel, Paris VIIe
Exit de Paul Virilio, du 25 novembre au 10 janvier, Palais de Tokyo, Paris XVIe
Particle Falls d’Andrea Polli, Mona Bismarck American Center for art and culture, Paris XVIe
Climats artificiels exposition collective, Fondation EDF, Paris VIIe, fondation.edf.com
Aerocene colloque de Tomás Saraceno le 6 décembre, Palais de Tokyo, Paris XVIe, palaisdetokyo.com
Solutions COP21 Paris 2015 exposition au Grand Palais du 4 au 10 décembre
Tous les événements sur artcop21.com/fr
lire aussi notre entretien avec le philosophe Timothy Morton
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