Après dix ans de silence radio, Portishead émet à nouveau. Le groupe culte de Bristol navigue désormais sur des eaux tempétueuses qui l’éloignent de son passé et l’imposent comme un grand explorateur sonore.
Depuis quelques mois, la rumeur annonçait le grand retour de Portishead après dix ans d’hibernation volontaire. La rumeur se trompait : elle aurait dû évoquer le grand départ de Portishead. Car c’est bien un bond en avant, et non une remontée aux sources, que le groupe de Bristol accomplit sur son nouvel album. La distance qui sépare Third de la trilogie formée par Dummy (1994), Portishead (1997) et le live Roseland NYC (1998) ne s’inscrit pas que dans le temps : elle s’imprime aussi et surtout dans l’espace, tant le fossé esthétique qu’elle creuse est marqué. Quand beaucoup de vieux groupes endormis jugent bon de se reformer, Portishead, lui, a choisi de se transformer.
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Oubliez la perfection plastique de ses chansons passées, qui donnait une tonalité classique à un langage paré de tous les signes de la postmodernité, recyclant à froid des éléments arrachés au hip-hop, à la soul, à la pop, aux musiques de films, au jazz ou au blues. Le visage de Portishead, aujourd’hui, n’est le plus souvent que traits accidentés, angles vifs et profils taillés à la serpe. Avec Third, le trio ne s’est pas contenté de déchirer une bonne fois pour toutes le cliché encombrant de “groupe fondateur du courant trip-hop” qui lui collait au front : il s’est complètement refait le portrait, au point d’en être parfois méconnaissable. Ce ravalement de façade plutôt radical n’est pas sans évoquer les gros travaux de rafraîchissement entrepris jadis par Radiohead dans Kid A.
Les Anglais n’ont pas détruit le majestueux palais des glaces à partir duquel ils avaient fondé et étendu leur royaume. Mais ils en ont considérablement bouleversé les plans et les structures, et ils en ont également décapé les murs, débarrassés de tous les tags sonores – scratches, samples et autres
grésillements de vieux vinyles – qui ornaient la surface de Dummy et de Portishead. Leur musique n’est plus une forteresse imprenable, close sur elle-même, comme imperméable aux turbulences du monde extérieur. Elle laisse aujourd’hui entrer de violents courants d’air qui, de mélodies répétitives dignes du krautrock en pilonnages rythmiques, de perturbations électroniques en distorsions sonores, lui donnent l’aspect d’un poste avancé en terrain hostile, assailli de toutes parts par des forces qui menacent à tout moment de la réduire en poussière.
Même si elle continue de creuser dans ses textes des obsessions très personnelles, Beth Gibbons, elle, ne chante plus comme une princesse emmurée dans son donjon, perchée dans quelque haute et inaccessible solitude. Impliquée comme jamais, promue au rang de réalisatrice sonore au même titre que l’apprenti sorcier Geoff Barrow et le guitariste Adrian Utley, elle participe activement à un chaos dont on devine qu’il lui aura été aussi inconfortable que libérateur. Désormais, sa voix est à la fois le point focal et l’insaisissable ligne de fuite d’un paysage sonore moins enchanteur qu’en chantier, en recomposition permanente.
Privé de tout confort, l’auditeur doit, quant à lui, dépasser l’impression première de traverser un disque en travaux, dissiper la troublante sensation d’être confronté à une œuvre si brute qu’elle paraît parfois inachevée. Il faut s’y faire : exprimés et assouvis sans le moindre compromis, les désirs de Portishead font aujourd’hui désordre. Fatigués et pourtant rayonnants, tels deux explorateurs ayant survécu à une invraisemblable odyssée, ils décrivent avec un plaisir palpable les deux sentiments qui les habitent et les animent : la satisfaction du travail de sape accompli, et la joie d’avoir modelé un nouveau langage qui, enfin, répond à leurs plus hautes exigences.
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