Un grand disque magique, où les reprises de Tom Waits se dissolvent dans la voix ensorcelante de Scarlett et la production cinglée de Sitek.
C’est un événement rare, mystérieux, qui intervient après sept ou huit écoutes perplexes de ce premier album de Scarlett Johansson. Soudain, par un tour de magie dont le producteur Dave Sitek a le secret, Tom Waits disparaît. Comme disait le titre d’un film où excella Scarlett : il s’est perdu dans la traduction. L’album s’appelle Où que ce soit que je pose ma tête et on a franchement envie de le sous titrer devient ma propriété privée. Car ce que Scarlett effleure de sa voix anormale, comme divorcée de son corps, devient sa stricte propriété, devient elle.
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Cette voix, et l’écrin mouvant, fluctuant qu’a tissé Sitek, ont réussi cet exploit : dissoudre Tom Waits. Rarement reprises ont été à ce point annexée de l’intérieure, expurgées de leur propriétaire – et on parle pourtant d’une personnalité aussi forte que Tom Waits. Mais cette volatilisation de la matière première n’est pas la seule énigme de ce disque qui, pour avoir longuement navigué, tergiversé et chahuté dans le cerveau de David Sitek, refuse aujourd’hui de se figer, de prendre une forme définitive. Même gravé sur un CD, ce disque n’est jamais le même à chaque écoute, révélant au fil des fréquentations de nouveaux recoins, couloirs secrets, pics et abysses. Chaque chanson peut ainsi, suivant la lumière, le temps ou les humeurs, prendre une tonalité et une consistance radicalement différentes, apparaissant un moment comme une joliesse vaporeuse pour, quelques jours après, révéler une mélancolie et une complexité autrement plus palpables, sournoises.
Seuls quelques sots/sourds, se contentant d’une écoute bâclée et des œillères de leurs a priori, trouveront banal, bobo ou pas beau ce prodigieux mais discret entrelacs de textures et atmosphères, entièrement au service amoureux de la voix spectrale de Scarlett Johansson. C’est à ce genre de production d’apparence aussi simple mais de conception aussi maniaque et cinglée que l’on mesure l’importance déjà imposante de David Sitek, digne héritier de quelques-uns des meilleurs Merlin soniques de ces trente dernières années, entre Brian Eno et Martin Hannett.
Ceux qui pensaient, hâtivement, que cet album, où même David Bowie, invité de luxe, se contente pudiquement de raser le mur du son, ne serait que la caprice d’une star confite dans son ennui existentiel, en seront pour leurs frais : c’est un des grands albums de cette première moitié d’année, le baume idéal pour apaiser les venins de Portishead, que viennent de s’offrir ces diaboliques. Quand elle lui demanda, à l’un de leurs premiers rendez-vous, comment il envisageait cet album, Sitek aurait répondu à Scarlett Johansson : « comme la Fée Clochette qui aurait bu beaucoup trop de sirop contre la toux ». C’est lui qui aurait dû écrire la chronique.
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