On les croyait moribond : après cinq ans de silence, les Tindersticks retrouvent le feu sacré dans un album aussi aéré qu’habité.
La nostalgie est un sentiment dont on aimerait chanter la noblesse ; car elle n’a pas toujours bonne presse ces temps-ci. Dénigrée par ceux qui considèrent la mémoire comme un obstacle et ne rêvent que de fuite éperdue en avant, bradée par les marchands de souvenirs qui l’ont transformée en simple pulsion régressive, elle constitue pourtant l’une des plus vives richesses de l’âme humaine. Etre nostalgique, ce n’est pas vouloir figer le passé : c’est au contraire prendre acte de ce qui est achevé, et atténuer du même coup le poids des années mortes et des heures enfuies. C’est désigner en soi le creux vertigineux que laissent certaines absences, certaines pertes irréversibles, et faire en sorte que ce creux devienne un terrain fertile, sur lequel pourra germer la beauté des temps à venir.
C’est grâce à la nostalgie que les Tindersticks, après cinq ans de ruminations silencieuses, ont retrouvé le goût de jouer. En 2003, les Anglais sortaient leur sixième album, Waiting for the Moon : un disque d’honnête facture, mais qui trahissait insidieusement une réelle perte d’influx et un cruel déficit de fraîcheur. Pas vraiment du genre à se la raconter, Stuart Staples et ses partenaires se rendirent alors à cette évidence : leurs meilleures années étaient derrière eux. “L’énergie collective qui nous avait nourris s’était évanouie, affirme le chanteur. Ce qui nous a mis la puce à l’oreille, c’est que nous ne riions jamais autant que lorsque nous évoquions le bon vieux temps : le présent n’éveillait plus en nous de sensations aussi fortes.” Jusqu’alors, les Anglais avaient su tracer leur chemin sans procéder à de spectaculaires changements de cap. Dans leur premier album, sorti en 1993, ils affichaient déjà cette distinction naturelle propre aux musiciens indémodables. Les Tindersticks, c’était six potes sans âge qui usaient du songwriting comme d’une langue classique, forts d’une tradition initiée par Lee Hazlewood, Leonard Cohen ou encore Townes Van Zandt. Emmenés par la voix de crooner fatigué de Stuart Staples, ils portaient le rock comme un costard élégant mais un peu usé aux coutures, doux comme la soie mais parfumé à la clope.
Même parée de couleurs soul (les albums Simple Pleasure et Can Our Love), leur musique perdit pourtant peu à peu de sa superbe, et sembla rétrécir avec le temps. “Après chaque disque, nous avions le sentiment qu’un nouvel espace se dégageait devant nous, se rappelle Staples. Mais Waiting for the Moon, lui, nous a plantés dans une impasse. La tournée qui a suivi m’a ôté l’envie de continuer : ce qui brûlait en moi s’était éteint. Pour nous reconstruire, nous devions laisser tomber les ruines de notre passé.”
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Prendre du champ : c’est ce que Staples fera, littéralement, en quittant le cocon étouffant de Londres pour la campagne limousine. Là, entre deux albums solo et un projet récréatif (le disque pour enfants Songs for the Young at Heart), il sifflera sans modération de grands bols d’air pur. “A Londres, j’avais l’impression de me cogner aux murs. J’ai déménagé parce que j’étais en quête d’un endroit ouvert, dans lequel ma musique puisse s’épanouir. Le jour où j’ai créé chez moi mon propre studio, je me suis senti libéré comme jamais.”
Restait à transmettre ce deuxième souffle aux Tindersticks. Le déclic aura lieu en septembre 2006, quand le groupe est invité à jouer intégralement son deuxième album lors d’un festival londonien. Ce soir-là, il actionne sans hésiter ce que Staples appelle “la soupape de la nostalgie”. “Ce concert nous a ramenés au temps où nous étions réellement créatifs et heureux. C’était le meilleur moyen de se donner un futur.”
De sextet, le groupe est devenu un trio, stabilisé autour de Staples, du claviériste David Boulter et du guitariste Neil Fraser. Pour autant, il n’a pas joué la carte de l’autarcie : pas moins de dix musiciens ont été conviés à l’enregistrement de son nouvel album. Gravé en huit jours, The Hungry Saw a la tonalité chaude et vibrante d’une fête intime. Ses chansons à la fois aérées et habitées, qui peuvent toutes prétendre au titre de standard instantané, prouvent que les Tindersticks ont su tirer profit des présences amicales qui les entouraient : à l’empilage des sons, ils ont cette fois-ci préféré le partage des sensations.
“A l’époque de l’album Waiting for the Moon, les rôles étaient figés, tout était trop lourd, se souvient David Boulter. Cette fois, chacun s’est adapté aux chansons, quitte à se mettre en retrait si nécessaire. Il y a bien longtemps que l’enregistrement d’un disque des Tindersticks n’avait pas été aussi fluide et jubilatoire.” Redevenu le chanteur impérial et rayonnant de ses débuts, Stuart Staples savoure également son plaisir : il sait que le présent des Tindersticks est désormais aussi radieux que son passé. “The Hungry Saw est le fruit d’échanges fructueux entre des gens qui ont joué, bu et plaisanté ensemble dans une même pièce. Cette mystérieuse combinaison de sentiments et d’énergies donne toute sa réalité et tout son sens à notre musique. Avec le temps, j’avais perdu foi en cette magie : aujourd’hui, je la touche à nouveau du doigt.”
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