En 1972, Nico chante et hurle dans le désert du Nouveau-Mexique, dans des plaines enneigées d’Islande, dans des paysages calcinés d’Egypte. Philippe Garrel tourne La Cicatrice intérieure, film-trip ultime dans les territoires les plus désolés du monde. A l’occasion de la ressortie du film en DVD, retour sur une œuvre-clé, dont on entend l’écho jusque chez Gus Van Sant (Gerry) et Vincent Gallo (The Brown Bunny), et sur une histoire d’amour mythique entre un cinéaste surdoué et sa fantomatique icône.
Philippe Garrel est peut-être le plus artiste des grands cinéastes français. Il suffit pour s’en convaincre de voir et revoir ses premiers films, signés à 17, 18 ans et dans des conditions incroyables, poèmes écrits avec une caméra sous influences multiples et pourtant d’une profonde nouveauté. Garrel est l’héritier direct et précoce de la Nouvelle Vague (les films de Godard sont pour lui une révélation et déclenchent son désir de cinéma), mais c’est aussi un fan de rock, un amateur de peinture, et bientôt un acteur-témoin de Mai 68 et des utopies révolutionnaires.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
AVANT-GARDE
Epris d’un art débarrassé de ses contraintes prosaïques, Philippe Garrel rompt radicalement avec la fiction et la narration (ce que ses maîtres de la Nouvelle Vague n’avaient pas fait avant lui, pas même Godard ou Pasolini) et n’intègre aucun mode traditionnel de production et de distribution. Garrel s’engouffre dans l’expérimentation pure et dure. Il est depuis le début son propre producteur, tourne sans guère d’argent de courts chefs-d’œuvre qui sont directement projetés à la Cinémathèque par Henri Langlois, premier admirateur et défenseur de Garrel. Les regards se portent alors vers New York, Jonas Mekas, Andy Warhol et la Factory. Le rock est aussi important que le cinéma, le Velvet Underground incarne la modernité au même titre que Godard ou Antonioni.
Dans l’effervescence pré-68, le groupe Zanzibar (mot découvert dans un poème de Rimbaud) se forme au Festival du jeune cinéma à Hyères, autour de Philippe Garrel, de Bernadette Lafont et de la monteuse Jackie Raynal. Zanzibar, laboratoire de création cinématographique, picturale et musicale, est empreint des préoccupations de l’époque : l’ésotérisme, l’érotisme, la révolution situationniste, l’antipsychiatrie et Artaud. Pierre Clémenti, le peintre Daniel Pommereulle, Jean-Pierre Kalfon incarnent les nouveaux dandys aux cheveux longs, tandis que Garrel, athée, s’intéresse à la symbolique chrétienne et revisite, de Marie pour mémoire au Lit de la vierge, les personnages évangéliques.
ÉGÉRIE
La première égérie de Garrel se nomme Zouzou. Chanteuse, mannequin, jet-setteuse en vue des mid-sixties, elle a joué dans trois de ses films et interprète la mère du Christ Clémenti dans Le Lit de la vierge. La seconde sera Nico, et plus rien ne sera comme avant. Garrel rencontre Nico (de son vrai nom Christa Päffgen) en 1969, lors de la postproduction du Lit de la vierge en Italie, à Lusitano, dans la maison de leurs amis, l’actrice Tina Aumont et le peintre Frédéric Pardo. Nico est déjà une habituée des sunlights : mannequin en Allemagne dès l’âge de 16 ans, créature de la Factory, elle semble résignée à jouer les muses et à fasciner les hommes et les artistes qui croisent son chemin. Un photographe la rebaptise Nico à Ibiza, au départ de son ami le cinéaste Nico Papatakis ; Bob Dylan lui dédie Visions of Johanna ; elle intègre le Velvet Underground en 1967, séduisant John Cale et même un Lou Reed très hostile. Au cinéma, elle apparaît dans quelques films underground produits par la Factory (dont le fameux Chelsea Girls de Warhol) et en Europe elle interprète le rôle principal de l’oublié Strip-Tease de Jacques Poitrenaud. Mais sa plus mémorable incursion au cinéma reste sa fugace participation dans La Dolce Vita de Fellini, où elle joue un personnage proche de ce qu’elle est vraiment : une sublime créature de la nuit, walkyrie blonde, irréelle de beauté, qui hante les parties mondaines et trône au milieu de la jet-set internationale, entre Rome, New York, Ibiza et Paris. L’histoire d’amour entre Philippe Garrel et Nico célèbre les noces du cinéma et du rock, de Zanzibar et de la Factory, des deux courants alternatifs les plus puissants et stimulants de l’époque. Garrel surnomme Nico « la souterraine de velours ». C’est elle qui montre au jeune cinéaste que l’horizon du cinéma français peut s’ouvrir au-delà de l’héritage de la Nouvelle Vague et du néoréalisme, vers le psychédélisme et le rock.
TRIP
La passion de Garrel pour Nico se déroule loin des flashs des paparazzi, elle n’occupera jamais la une des gazettes, mais donne naissance à une poignée de films magiques arrachés aux ténèbres et à la pauvreté. Le premier film de Garrel avec Nico s’appelle La Cicatrice intérieure, tourné entre 1970 et 1972, aux quatre coins du monde, au Nouveau-Mexique, en Islande, en Italie et en Egypte… Garrel produit le film avec Sylvina Boissonnas, femme immensément riche, personnage flamboyant et extravagant qui finance projets de peinture, de film, de photographie ou de musique des jeunes artistes, distribuant avec générosité les chèques à sa table de La Coupole. Elle devient le mécène du groupe Zanzibar.
Garrel bénéficie de davantage d’argent pour faire son film que pour vivre. De toute façon, le cinéma et la vie ne font qu’un pour Garrel, et la vie à cette époque est placée sous le signe de l’évasion, mystique, politique et chimique. Dans ces années stupéfiantes, tout le monde est sous LSD, pour fuir la réalité et la France sinistre des années 70, la chute brutale des illusions après Mai 68.
Garrel part en voyages, et Nico participe à ce désir de fuite et d’exotisme. Figure centrale de La Cicatrice intérieure, elle en compose également la musique et les chansons, et improvise ses dialogues, en anglais et en allemand, sa langue natale, que Garrel ne comprend pas. Au début de La Cicatrice intérieure, dans le même désert où Stroheim tourna les derniers plans des Rapaces, Philippe Garrel et Nico, couple à l’étrange accoutrement médiévalo-futuriste, elle en robe de bure, lui en combinaison moulante, se livrent à une errance immobile. Il tourne en rond autour d’elle tandis qu’elle se tient prostrée, pleurant, criant, étouffant et suppliant. Si pour Garrel le bonheur est dans la création, ses films ne sont pas (et surtout pas dans les années 70) des films sur le bonheur. La Cicatrice intérieure et les films suivants appartiennent sans doute autant à Garrel qu’à Nico. Il y exprime son mysticisme angoissé, sa quête des origines (ici, le feu, comme dans Athanor, vient tacher les plans de sa lumière). Elle y crie, chante ou récite une douleur non feinte qui déforme ses traits de statue grecque pour la rendre presque laide. La souffrance a toujours accompagné la beauté dans l’œuvre de Garrel, et toutes deux sont amplifiées par l’absence du reste : plus de dialogue, plus de scénario, parfois plus de son (Les Hautes Solitudes).
DÉSERT
La Cicatrice intérieure, avec ses faux airs d’heroic-fantasy sous acides (Clémenti nu sur son cheval, avec carquois et flèches, dans des paysages de planète sauvage), montre la détresse d’une génération et la vie d’un couple, entre incompréhension, fusion et expérience des limites. C’est aussi un film de bande, de communauté impossible, où Garrel filme femme, amis et enfants (celui de Nico et d’Alain Delon, jamais reconnu par son père, le petit Ari Boulogne ; le fils de Clémenti, Balthazar). Et bien sûr la rencontre avec des paysages arides et grandioses. Garrel, peintre des visages de femmes, signe avec La Cicatrice intérieure un grand film tellurique, un chef-d’œuvre en liberté capable d’envoûter chaque nouvelle génération de cinéphiles, un précurseur en errance et en angoisse des expériences contemporaines de Gerry ou The Brown Bunny. Il semblerait que les cinéastes qui veulent vraiment filmer l’homme dans sa dimension essentielle, mystique ou archaïque, ne trouvent meilleur paysage que le désert, de Simon du désert de Luis Buñuel à La Cicatrice intérieure de Philippe Garrel, d’un repli vers les origines aux visions d’Apocalypse, d’un âge biblique aux guerres modernes.
PERSÉVÉRANCE
Tandis que Nico poursuit sa carrière solo (son chef-d’œuvre, l’album Desertshore, sort en 1970), de plus en plus sombre et gothique, le couple tourne sept films, sans jamais sortir du ghetto underground : Athanor, Les Hautes Solitudes (avec Jean Seberg), Un ange passe, Le Berceau de cristal, Voyage au jardin des morts, jusqu’au Bleu des origines en 1978, où Garrel réunit Zouzou et Nico devant une caméra à manivelle muette. Des films sublimes pour la plupart, mais asphyxiants, désespérés, presque autistes. Le public de Garrel se réduit à une peau de chagrin. Garrel vivra dix ans avec Nico une relation intense, indélébile. Après le départ de « l’amour de sa vie » (dixit Garrel), son cinéma ne sera plus le même. Une coupure franche se dessine alors, à l’orée des années 80. Il y aura un cinéma de l’après-Nico, plus classique (c’est-à-dire narratif), voué au souvenir. Garrel filme désormais des histoires d’amour, de drogue et de couples, avec un personnage masculin qui lui ressemble, et des actrices-modèles (Anne Wiazemsky, Christine Boisson, Mireille Perrier).
On passe du mythe à l’histoire, du trip à l’autobiographie, du poème au journal intime et au roman familial (Garrel joue dans Les Baisers de secours aux côtés de son père Maurice et de sa compagne Brigitte Sy, mère de son fils Louis). Garrel se penche sur son passé, revisite sa rencontre et sa vie avec Nico, éprouve le besoin d’en parler aux nouvelles femmes qui peuplent sa vie. L’Enfant secret (83) évoque l’histoire d’une femme en proie à la drogue, qui élève seule son fils illégitime ; J’entends plus la guitare (91) nous apprend la nouvelle de la mort de Nico, survenue en 1988, d’un étrange accident de vélo à Ibiza. Le film lui est dédié. Nico hante désormais l’œuvre mélancolique de Garrel comme un ange qui, non, décidément, ne passe pas. ||
La Cicatrice intérieure de Philippe Garrel (1972) avec lui-même, Nico, Pierre Clémenti, Balthazar Clémenti, Daniel Pommereulle.
{"type":"Banniere-Basse"}