Les électeurs ont placé Marine Le Pen en tête au premier tour des élections régionales. Inquiets pour les aides à la création et la liberté d’expression, les acteurs artistiques et culturels se mobilisent.
Les murs en briques rouges de Lille et sa banlieue, le vent froid qui les caresse, et les terrils aperçus sur la route en venant de Paris rappellent l’arrière-plan des films d’Arnaud Desplechin, originaire de Roubaix. Le monde des arts et de la culture en région Nord-Pas-de-Calais-Picardie est pourtant loin de vivre un conte de noël. Ce dimanche 6 décembre, les électeurs ont placé la présidente du Front national, Marine Le Pen, en tête du premier tour des élections régionales avec 40,64 % des voix.
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Les acteurs culturels le redoutaient. Constitués en Collectif régional arts et culture (Crac), ils avaient anticipé depuis plus d’un an la fusion des deux régions, et présenté leurs doléances aux candidats, invités à en débattre à Amiens le 28 novembre. Le FN n’était pas convié, question de valeurs. Dans un communiqué publié avant le premier tour, le collectif appelait à lui “faire barrage”.
Le Fresnoy est-il menacé ?
Ce vendredi 4 décembre, à Tourcoing, les reflets du soleil sur les vitres et la structure métallique du Fresnoy, l’imposant Studio national des arts contemporains, illuminent les maisons alentours. Depuis 1997, ce centre de formation, de production et de diffusion artistiques s’est installé dans un ancien complexe de divertissement populaire ouvert en 1905. Là où les enfants de ce quartier ouvrier passaient leurs journées à faire du patin à roulettes, on expose désormais les œuvres de jeunes artistes.
Le directeur de ce lieu emblématique d’une politique culturelle tournée vers la démocratisation de l’art, le cinéaste, photographe et écrivain Alain Fleischer, n’est pas disponible ce jour-là. Aurait-il de toute façon souhaité répondre à nos questions à propos de la montée du Front national, compte tenu des velléités du parti d’extrême droite de supprimer les subventions du Fresnoy, financé à parts égales par l’Etat et la Région ?
Dans les couloirs feutrés de ce bâtiment où les salles de jeux ont été transformées en laboratoire photographique et en auditorium, les forces vives de l’art contemporain retiennent leur souffle. Marine Le Pen a beau s’être fendue le 1er décembre d’une “lettre ouverte aux artistes” se voulant rassurante, Vincent Dumesnil, codirecteur du lieu de résidence d’artistes La Chambre d’eau, au Favril (Avesnois) – financé à 60 % par la Région – et membre du Crac, n’est pas dupe.
“Sa lettre paraît séduisante, elle se dit pour l’indépendance de la culture, mais dans le même temps son potentiel adjoint à la culture dit que si un lieu veut faire une exposition sur les migrants, ils ne donneront pas un euro. C’est contradictoire. La liberté de création sera évidemment remise en question si le FN passe.”
Le pessimisme des acteurs culturels
A ses côtés, Lucie Orbie, qui coordonne le réseau d’art contemporain 50° nord, est également pessimiste : “Au nom de sa lutte généralisée contre ‘les élites’, le FN se définit comme expert sachant ce qui est bien pour le public. De ce positionnement découle un refus de la diversité culturelle, puisqu’il juge de ce qui est de qualité et de ce qui ne l’est pas. Cela peut conduire à des formes de censure.” Si les structures artistiques et culturelles craignent autant que le FN prenne le pouvoir le 13 décembre, au-delà de leur détestation mutuelle, c’est que la Région est devenue depuis plusieurs décennies un échelon déterminant de leur financement.
“Les structures culturelles sont très dépendantes du conseil régional, car historiquement c’est lui qui a impulsé le dynamisme culturel de la Région, rappelle Didier Thibaut, directeur de La Rose des vents, une des nombreuses scènes nationales du Nord-Pas-de-Calais-Picardie, située à Villeneuve-d’Ascq. Sur les dix-neuf structures labellisées par l’Etat, le niveau de financement par la Région va du tiers à près de 60 %.” Cette situation atypique s’explique par le fait que la Région a parié depuis de longues années sur la culture.
54 millions d’euros de budget aujourd’hui
Retour quarante ans en arrière. En 1976, Pierre Mauroy, alors président de la Région, participe à la création de l’Orchestre national de Lille. Il entend ainsi “répondre à la crise industrielle par la culture, relate Isabelle Laforce, directrice de la culture à la Région, et belle-fille de Pierre Mauroy. Ce geste a été poursuivi et amplifié depuis : on a pris notre destin en main, ce qui explique que notre Région soit celle que l’Etat aide le moins”.
Aujourd’hui, le budget dédié à la culture est de 54 millions d’euros, auxquels il faut ajouter 10 millions d’euros pour le Louvres-Lens, soit “l’un des plus importants de France” selon Guy Saez, directeur de recherche au CNRS, qui a codirigé Les Nouveaux Enjeux des politiques culturelles. Cela s’explique par la généalogie même de la Région : “Quand elle a été créée, un agrément a été convenu entre elle et le département pour qu’une grande partie des compétences culturelles soient prises en charge par la Région”, explique le chercheur.
Une politique culturelle également sociale
Désormais, le territoire est maillé de structures artistiques et culturelles souvent greffées sur des friches industrielles. Avant la réforme territoriale, le Nord-Pas-de-Calais était ainsi la deuxième Région de France par sa densité de musées. Quelle pourrait être l’attitude du FN à la présidence de la Région par rapport à ce patrimoine ?
“Si le FN parvient à la tête d’une Région, il prendra quelques mesures populaires en dénonçant les abus vis-à-vis de l’art contemporain, mais il ne s’attaquera pas à des institutions culturelles qui génèrent des effets positifs pour l’économie et le tourisme”, avance l’historien spécialiste de l’extrême droite Nicolas Lebourg (lire aussi pp. 14-15).
Première cible du FN, l’antenne de l’institut du monde arabe
En revanche, le sort des lieux culturels financés par la Région qui ne génèrent pas ce dynamisme, mais qui ont néanmoins un rôle social déterminant, est plus incertain : “Il y a beaucoup de structures invisibles pour lesquelles la Région a un fort taux d’intervention, car les autres collectivités n’ont soit pas les moyens, soit pas les compétences pour le faire. Dans des villes comme Roubaix ou Maubeuge, où les souffrances sociales sont importantes, ces structures de quartier jouent un rôle important d’intégration et de cohésion”, s’inquiète Isabelle Laforce.
Cependant, le parti lepéniste annonce déjà, en la personne de son secrétaire départemental Eric Dillies, qu’un projet passé in extremis avant les élections régionales pourrait être renégocié : l’antenne régionale de l’Institut du monde arabe à Tourcoing. Les élus frontistes de la Région ont voté contre, en vain. Simon Castel, jeune chargé de communication de cet IMA décentralisé, n’est pas peu fier de nous présenter l’impressionnante façade de l’ancienne école de natation de la ville, rue Gabriel-Péri, qui devrait l’accueillir en novembre 2016 : “C’est un lieu de mémoire, tous les Tourquennois ont appris à nager ici”, sourit-il.
Un institut constitué en groupement d’intérêt public
A côté des lourdes portes de l’édifice fermé en 1999, le visage de Marine Le Pen sur un affichage électoral a été à moitié déchiré. “Une région fière et enracinée”, peut-on encore y lire. La menace plane-t-elle sur cette antenne de l’IMA où pourront bientôt être dispensés des cours d’arabe ? Les exécutifs ont fait en sorte qu’il ne soit plus possible de revenir en arrière : l’Institut s’est constitué en groupement d’intérêt public (GIP) le 30 novembre.
“Il sera financé à 50 % par la Région, à 20 % par la ville de Tourcoing, à 20 % par Lille Métropole, et à 10 % par ses ressources propres, précise David Bruckert, secrétaire général de l’IMA à Paris. Cette répartition est inscrite dans les statuts, le financement pour 2015 et 2016 a été voté. Ce n’est pas susceptible de changer, sauf à revenir sur les statuts, et il faut pour cela que tous les membres du GIP soient d’accord.”
Une création populaire
Dans le quartier de Lille-Moulins au sud de la capitale régionale, le directeur du Prato, labellisé Pôle national des arts du cirque, Gilles Defacque, est déjà entré en résistance. Il y a un mois, il a placardé à l’entrée de son théâtre une affiche pour dire non au FN. Clown, comédien et poète, cet esprit libre de 70 ans aux yeux rieurs s’en remet à Gilles Deleuze et à son fameux adage, “Créer, c’est résister”, quand on lui parle FN.
“La création est un acte de liberté, de revendication. Etre clown, c’est écouter l’autre qui est en nous, et qui est peut-être un immigré. Au fond, s’il y a un travail à mener pour nous, c’est celui qui consiste à accueillir l’autre. C’est ça la création.”
Financé à 16 % par la Région, le Prato a plus d’une lutte au compteur : “On a été habitué à faire avec très peu, et à partager avec beaucoup”, aime à dire son infatigable directeur. Si demain Marine Le Pen est élue présidente de la Région, il continuera inlassablement à revendiquer le mot “populaire”, indissociable selon lui des arts du cirque et du théâtre dans toute sa variété, “de Dario Fo à la commedia dell’arte”.
“Je me doute bien que je serai peut-être moins soutenu par la Région, mais je n’en sais rien en réalité. Cela nous oblige à entrer de nouveau non seulement en résistance, mais à inventer une militance.” Son camarade Didier Thibaut, directeur de La Rose des vents, ne s’y résigne pas encore : “Espérons que la messe ne soit pas tout à fait dite. L’enjeu n’est pas seulement économique, il est humain”, conclut-il la gorge serrée.
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