Porte-drapeau d’un renouveau du cinéma français avec ses moyens métrages très remarqués, Alain Guiraudie sort Voici venu le temps, son deuxième long, après l’échec public du premier. Le temps des interrogations pour un cinéaste en liberté.
Par Philippe Azoury Photo Denis Dailleux
Le temps est-il le bienvenu ? Alain Guiraudie est le premier surpris de notre envie de portrait. Tout d’abord parce qu’avec cinq entretiens entre mars 2001, date à laquelle on découvrait son premier moyen métrage, le foutraque Du soleil pour les gueux, et aujourd’hui, où sort son second long métrage Voici venu le temps, l’Aveyronnais « exilé à Albi » figure dans le club très sélect des artistes les plus interviewés par ce magazine. Guiraudie, statistiquement, c’est un peu Morrissey à l’échelle de la nouvelle cinéphilie.
Pour autant, le cinéaste est bien placé pour savoir combien le fertile terreau qui s’ouvrait à lui au début de la décennie n’est plus tout à fait le même aujourd’hui, et qu’une fois passé l’état de grâce d’une éclosion fort remarquable il flotte un air de soupçon sur l’idée d’un cinéma dégagé de toute contrainte. Qu’en est-il de « la minivague », des « quatre mousquetaires », étiquettes médiatiques brodées il y a quatre ans autour de cinéastes qui avaient en commun de ne vouloir ressembler à personne : les Larrieu (La Brèche de Roland ; Un homme, un vrai), Ramos (L’Arche de Noé), Caumon (Amour d’enfance), Bozon (Mods), Fitoussi (Les jours où je n’existe pas), Achard (Plus qu’hier moins que demain)… et le plus étrange d’entre tous, Guiraudie.
Un véritable ovni, Alain Guiraudie, capable de quelque chose de totalement hors format : son cinéma convoque tout à la fois des extérieurs de peintre, des structures de maîtres de jeu, une folie permanente, un art de la langue et du mélange, une sensualité pédé revendiquée, un attachement au communisme et un goût très anisé pour l’anachronisme. « Entre 2000 et 2002, grosso modo entre Du soleil pour les gueux et Ce vieux rêve qui bouge, j’ai connu une espèce d’entrée tonitruante. Vachement de monde était à l’affût d’une énergie nouvelle, un cinéma différent de la veine urbaine, sociologique des années 90. C’était une période où il me semblait que je pouvais y aller, tout me permettre, tracer mon sillon, tester toutes les libertés. Mais voilà, en 2005, je n’ai toujours pas dépassé les 20 000 entrées. Je sais que certaines certitudes sont revenues : il y a dix ans, quand je fabriquais mes courts métrages dans mon coin, en Aveyron, je pensais qu’il était impossible de faire des longs métrages sans têtes d’affiche, que l’industrie rejetait les films fait uniquement avec des gueules nouvelles, des amateurs, des jeunes comédiens. Cette idée du casting « bankable » est revenue, très fort. C’est un signe. »
Rencontrer Guiraudie aujourd’hui même, c’est se demander, à travers lui, comment va le cinéma français. « Les trois dernières années ont marqué la dégradation : le contexte économique n’est plus le même, le désengagement des chaînes pèse lourd, mais il y a aussi une lassitude du public, même averti : essoufflement de l’effet de surprise, surabondance de premiers films, l’impression que les films ne sortent que pour alimenter une machine qui a toujours besoin de chair fraîche. »
Guiraudie c’est son côté PC , est très fort pour l’autocritique. Il n’en a pas moins raison : on voit bien que le hors-cadre fait chier, qu’il est mal en phase avec une société carburant au retour à l’ordre. La question à laquelle Guiraudie se confronte tous les jours, c’est bien celle de la mesure. Dans quelle mesure l’industrie, le public, la critique, laissent-ils son cinéma exister, grandir, pousser, muer ? « Cette liberté reconnue par tous au moment de Ce vieux rêve qui bouge, qu’est-ce que j’en ai fait ? Après tout, chaque époque a les cinéastes qu’elle mérite, et par rapport à ce qui se faisait, en termes de propositions, dans les années 70, on est à la rue. »
La crise s’est fait sentir entre la sortie de Pas de repos pour les braves (un premier long qui fait moins d’entrées et moins de presse que son précédent moyen métrage) et le financement de son second long, Voici venu le temps, qui sort ce mercredi. « Avec Pas de repos pour les braves, j’ai déçu l’industrie, la critique. Mais parmi mon entourage ou dans la critique, il n’y a pas eu de vrai travail constructif pour me le dire. On me ménageait. Seul Lefort, dans Libé, ne s’est pas gêné pour écrire que le film était malheureusement inégal, et manquait singulièrement de liberté, s’enfermait dans ses propres tics, un comble pour un cinéma qui se prétendait plus libre que les autres. Sur le coup, ça fait mal, mais après on se dit qu’il a raison. J’avais tout fait dans le film, inconsciemment, pour déconnecter les enjeux. »
Le second gros coup sur la tête sera le financement de Voici venu le temps : refus des télés (Canal+, Arte ont fermé leurs portes au projet) et le film se fait sur un budget réduit : « Je sortais d’un film surproduit enfin, à mes yeux , huit semaines de tournage, plus de 2 millions d’euros, et soudain on me ramenait à une réalité sèche : Voici venu le temps… tourné en quatre semaines pour 700 000 euros, uniquement avec des fonds publics et trois Régions. C’est peu, mais ça a la vertu de t’obliger à resserrer. »
Comment, parallèlement à ce coup de semonce industriel, un cinéaste se remet-il en question ? « Je vais dire une banalité mais oui, je confirme : on fait toujours les films les uns contre les autres. Mon erreur, sur Pas de repos pour les braves, c’était de croire que le moyen métrage et le long métrage relevaient de la même logique économique et formelle. Par exemple, quand on me disait que les films se faisaient au montage, je me disais qu’ils exagéraient un petit peu. Bon, aujourd’hui j’ai appris à épurer, c’est-à-dire aussi à accorder plus de confiance à ma monteuse, Stéphanie Mahet. Je l’ai laissée travailler seule un mois entier. Là, je sais que ce film referme une boucle. Je me dirigerai vers autre chose, par la suite. J’ai envie de revenir au réel, à la langue de tous les jours. Voici venu le temps, c’est un peu ma compile avant de passer à autre chose. On retrouve tout ce qu’on sait de moi : les décalages bizarres, les noms à coucher dehors, les téléscopages des époques et des genres. Ça aide avant de partir sur autre chose. »
Un cinéaste libre, c’est sa fatalité, sera toujours plus en proie au doute que celui qui s’est installé sur des rails pour une vie entière. Comment échapper à soi-même, ne pas être son pire ennemi ? « J’ai toujours fonctionné sur de l’évidence, mais il y avait chez moi une part de dogme. Mais c’est comme en politique, Karl Marx, c’est une super base de départ, pas un point d’arrivée. »
Marx ! Les films de Guiraudie, même les plus déconnectés de la vie réelle, ceux qui font semblant de parler depuis un Moyen Age qui dure, sont politiques. Il y a deux veines chez lui, une plus sociale, qui érotise le politique, et l’autre plus déconnante, onirico-fumeuse de joints, mais où, à l’arrivée, on aura vu beaucoup plus qu’on ne le croit sur le monde rural, et sur les ouvriers.
Militant, Guiraudie l’était avant d’être cinéaste. Il a repris en 2001 cette carte du PC qu’il avait laissée de côté après les grèves de 95. On l’a entendu, sur les intermittents, sur les retraites. « Truffaut préférait le cinéma à la vie. Moi je continue de me poser la question. Je me suis lancé dans le cinéma à corps perdu pour dépasser mes questions politiques ou existentielles. Maintenant, refaire le monde, et de fond en comble, dans les films m’empêche-t-il de faire quelque chose dans la vraie vie ? J’en suis là. »
A la question naïve « Comment être militant homosexuel et militant communiste, dans une seule et même vie ? », il rétorque que « le sexuel a quand même fini par envahir le champ politique, le débat du Pacs a aidé à ça, au moins. Moi, mon côté militant homo, je l’interroge dans un truc plus global. La base, ça reste la lutte des classes. « Prolétaires de tous les pays, caressez-vous ! », le slogan du Fhar1 dans les années 70, ça continue de bien m’aller. » Voici venu le temps, donc. ||
1. Front homosexuel d’action révolutionnaire.
Lire critique du film page 34.