L’Espagnole Buika pousse un cran plus loin son désir de chanter sans tiédeur ni retenue, dans le plus simple appareil.
Dans l’un des bureaux de sa maison de disques, Concha Buika, appuyée contre la rambarde d’une fenêtre, grille une clope en contemplant les mouvements de la ville et la lente disparition du jour. Assise de trois quarts dos, sa chevelure de jais tombant en éclaboussures sur la roche noire de ses épaules, elle nous apparaît comme sur la photo qui orne son nouvel album. La comparaison s’arrête là : sur la pochette de Niña de fuego, l’Espagnole d’origine guinéenne pose entièrement nue, telle une Vénus africaine sortant du bain. Dans l’un de ces rires carnassiers qui, à intervalles réguliers, viennent dévorer la fin de ses phrases, Buika nous explique qu’elle a préféré se rhabiller pour partir à la rencontre des journalistes. Car c’est dans l’art du chant qu’elle aime avant tout s’exhiber dans le plus simple appareil. “La musique est le dernier endroit où j’ai envie de me travestir et de mentir, dit-elle. Dans la vie, il y a plein de circonstances où je ne trouve pas nécessaire de dire la vérité. Mais quand je chante, je n’ai pas d’autre choix que de me dévoiler. La musique me permet d’accéder à une certaine forme de liberté intérieure, que je chéris par-dessus tout et que je ne pourrais pas atteindre par le biais du mensonge.”
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Dans d’autres bouches, ces propos passeraient pour une banale profession de foi, entonnée sur l’air mille fois entendu de “Je suis forcément une grande chanteuse, puisque je vous ouvre mon coeur”. Mais il n’y a pas de chantage à la sincérité chez Buika, dont la voix granuleuse et perforante s’est forgée au contact du blues et du flamenco. Il n’y a que la féroce envie de retranscrire, sans retenue ni tiédeur, la flamboyante grandeur d’une vie consumée dans la pleine et juste mesure de l’excès. Pour l’Espagnole, le chant n’est pas plus une profession qu’une thérapie. C’est un usage du monde, dont la nécessité s’est très vite imposée à elle. “Je suis née et j’ai grandi à Majorque, mais j’ai reçu une éducation très africaine. Ce qui veut dire que, pour moi, la musique a toujours fait intimement partie de l’existence. En Afrique, l’essentiel n’est pas de chanter bien ou mal, tristement ou joyeusement, mais de pouvoir chanter : car ça signifie simplement que vous êtes en vie. Le chant est aussi un bon moyen d’exprimer ce que les mots de tous les jours ont du mal à cerner. Quand ma grand-mère ne savait pas comment nous dire quelque chose, elle nous le chantait.”
Buika affirme qu’enfant, elle aspirait déjà à déborder le cadre du langage courant. Sans se le formuler clairement, elle voulait chanter la joie et la brûlure d’aimer, la jouissance et la douleur d’exister. Le flamenco lui a donné les ailes vocales qu’elle rêvait de déployer. Mais comme l’immense Camarón de la Isla, dont elle pourrait être la petite soeur au teint d’ébène, elle ne s’est pas résignée à en appliquer aveuglément les lois. Niña de fuego poursuit ainsi en l’allégeant le papillonnage qu’elle avait entamé dans son album précédent, Mi niña Lola : avec une égale voracité, elle goûte les nectars de la copla, du jazz, de la chanson française (La Bohème d’Aznavour en version espagnole), de la musique cubaine ou de la ranchera mexicaine, dont elle adopte les accents dramatiques comme si c’était sa langue de coeur. Fille du feu, mais aussi fille de l’air, Buika montre ici ce que devrait toujours être une vraie chanteuse de variété : une femme libre et sans ancrage, contournant naturellement la contrainte des genres. “Je n’ai pas l’impression d’être enracinée dans une tradition particulière : j’habite nulle part. Mais pour moi, nulle part est aussi un pays, où je me sens chez moi.”
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