Jeffrey Lewis est un génie azimuté du DIY : la sortie de son épatant « Manhattan » est l’occasion d’interroger le garçon sur ses mille idées folles.
Des albums bricolés avec les moyens du bord, et des idées en pagaille. Des chansons chancelantes portées par les textes saisissants d’un garçon que Jarvis Cocker, qui s’y connaît un brin en paroles géniales, qualifie de « meilleur parolier américain contemporain ». Des centaines de concerts (il en a joué plus de 550 ces quatre dernières années) qu’il organise lui-même comme il le peut.
Des comics qu’il auto-publie, des fanzines qu’il photocopie avec ses petits bras, ses « Sonnet Youth », versions shakespeariennes des grands albums de Sonic Youth, ses fantastiques « documentaires historiques musicaux dessinés ». Etc., etc., etc. : il se passe en une année plus de choses dans le ciboulot remué de Jeffrey Lewis que dans la carrière intégrale d’un groupe de rock lambda.
« Punk is dead », chantait-il sur 12 Crass Songs, son increvable album de reprise des Anglais atrabilaires, anarchistes, situationnistes, drôles et lettrés CRASS. Il les et se fait lui-même mentir : garçon aux mille idées et à l’œuvre azimutée, Saint-Patron de l’anti-folk et mascotte de l’East Village, Jeffrey Lewis est un champion du monde du do it yourself et, sans doute, l’un des plus réjouissants continuateurs de l’œuvre et de l’esthétique punk originelle.
Lewis publie ces jours-ci l’excellent et variable Manhattan, qui contient l’une des chansons les plus acides et géniales de l’année, Support Tours (paroles exceptionnelles à cette adresse) : l’occasion parfaite de parler au garçon de son œuvre, des open mics anonymes lors desquels il teste ses morceaux, de son économie branlante d’indépendant forcené, de l’East Village et de ses fantômes, de son songwriting idéal et de ses idées folles.
https://www.youtube.com/watch?v=KXtXGMbPmY4&list=PLfNn7YNos7V6pXJZ1HYdshgXwrqQI58Hf
ENTRETIEN
Tu as quarante ans, comment vis-tu le fait de vieillir ?
Oui, c’est mon anniversaire aujourd’hui. Ca va. Je n’y pense pas vraiment. J’avais pas mal appréhendé la barre des 30 ans, mais celle des 40 ne m’impressionne pas : je vieillis, mais je me suis senti vieux pendant une bonne partie de ma vie de toute façon. Passé 30 ans, je me suis dit « Bon, tu ne peux désormais plus être considéré comme jeune » et depuis, 32 ans, 38 ans, 42 ans, rien ne change.
Quelle serait, aujourd’hui, ton opinion sur le jeune Jeffrey Lewis ?
J’étais comme beaucoup de jeunes gens, naïf, avec encore beaucoup à apprendre. Nous apprenons tous de nos erreurs : plus tu en fais, plus tu apprends, moins tu as peur d’en faire. J’en ai fait pas mal quand j’étais jeune mais j’aurais sans doute du en faire plus : j’aurais appris plus vite. Dans mon cas, c’est un processus assez lent.
Quelles seraient ces erreurs ?
Je ne sais pas, les mêmes que tout le monde j’imagine. Comment faire un concert ? Comment parler aux gens ? Comment entretenir une relation ? Comment conduire une voiture ? Comment décorer un appartement ? Comment laver son linge ? Chaque chose de la vie, même la plus triviale, réclame de l’apprentissage. Et j’ai encore beaucoup à apprendre, ça rentre lentement.
https://www.youtube.com/watch?v=Lg757v7gWPk
Comment imagines-tu le Jeffrey Lewis de dans 10, 20, 40 ans ?
C’est difficile à imaginer. Je n’avais pas prévu, quand j’avais 20 ans, de faire de la musique : je voulais faire des comics, je ne me suis mis à la musique que vers 22 ans. Je ne me voyais pas en musiciens professionnel, en tournée, en studio, en songwriter. Je jouais dans les open mics de New York, puis j’ai commencé à faire un peu plus de concert vers 1998 ou 1999, j’ai commencé à tourner vers 2001 ou 2002 puis c’est réellement devenu la principale activité de la vie. J’aime le challenge de la musique, l’inventivité et la créativité qu’elle permet, j’aime organiser les tournées, l’aventure qu’elles provoquent, le fait de devoir trouver des endroits où jouer le soir d’après. Rien n’est jamais facile, et je crois que j’essaie de me rendre les choses encore plus compliquées qu’elles pourraient l’être. En concert, plutôt que de jouer les chansons que nous connaissons trop bien, j’essaie toujours de trouver des choses avec lesquelles je suis moins à l’aise, de tester des choses encore inconnues. Ce sont tous ces challenges qui font que j’ai réussi à conserver intacts mon intérêt et mon excitation pour la musique. Mais jamais de la vie je n’aurais pu imaginer que j’allais pouvoir vivre de la musique. Ecrire un comic book, c’est comme écrire un roman, ou de la poésie, et on peut passer sa vie à faire ça. Être dans un groupe de rock semble, au premier abord, être une activité beaucoup plus limitée : tu vas peut-être avoir quelques années, 5 ans d’inspiration, tu vas publier quelques disques puis disparaître. C’est rare, une longue carrière dans la musique. Donc qui sait ce qui va advenir de moi dans le futur ?
Tu as des regrets quant à ta volonté de faire carrière dans les comics ?
Tout le monde a des regrets. J’aurais pu essayer de faire médecine pour rejoindre MSF. Il y a des millions de possibilités dans la vie, et quel que soit ton choix, tu risques de louper les autres millions de choses que tu pourrais vouloir faire. La seule chose que je regrette réellement est de ne pas en avoir fait ou de ne pas en faire plus. Je suis content de beaucoup des choses que j’ai créées, des chansons ou des comics que j’ai écrits, mais je regrette de ne pas en avoir fait plus.
Pourtant, quand on voit tout ce que tu as produit en 40 ans, on se dit que d’autres n’en feraient pas autant en 120 ans…
Mais je vois d’autres artistes qui, à 25 ans, avaient déjà produit des choses majeures, des groupes de types qui sont géniaux à 18 ans : c’est fou de voir ce que certains sont capables de faire, sur un plan créatif, si tôt dans leur vie. Daniel Johnston a, très jeune, écrit des tonnes de chansons sublimes. Pareil pour Jimi Hendrix ou Daniel Clowes avec Eightball. Alan Moore a écrit Watchmen à 32 ou 33 ans, c’est un génie, c’est incroyable.
Sur un plan psychologique, les choses te semblent-elles plus légères ou plus sombres qu’il y a quelques années ?
Elles sont, d’un côté, plus légères. Je pense avoir résolu beaucoup de problèmes qui se posaient à moi plus tôt dans ma vie : je suis socialement plus à l’aise, je suis plus confiant en ma capacité à parler aux gens, j’ai plus confiance en ma production artistique, je me sens plus stable émotionnellement. J’ai un appartement dans lequel je peux vivre, j’ai une petite amie, j’ai mes comic books, mes albums. J’ai une fondation plus solide pour la vie. Mais tout reste imprévisible. Ma voiture peut tomber en panne dans une heure. Je suis en bonne santé mais je ne peux pas considérer ça comme permanent, parce que n’importe quoi peut arriver à n’importe quel moment. Je crois quand même plus en ma capacité à survivre en tant qu’être humain que je ne le faisais il y a quelques années, quand j’avais 20 ans.
Moins anxieux, moins déprimé ?
Oui, aussi. Mais toutes ces choses sont de toute façon chimiques. Elles ne sont pas forcément clairement liées à ce qui se passe dans ta vie, à ce que tu as ou n’as pas. Ce sont des molécules qui se baladent dans ton cerveau et modifient son équilibre, on peut vite passer d’un état de bonheur et de satisfaction à un moment de déprime et de frustration. En général, je me sens bien quand je me sens satisfait ce que je suis en train de créer. Mais de jour en jour, ça va et ça vient, il n’y a pas de frontière définitive entre les deux états : tu tournes en boucle dans ces cercles sans fin jusqu’au moment où tu meurs, ton corps tombe en panne et c’est la fin. Je ne sais pas, c’est peut-être une manière déprimante de voir les choses, mais c’est comme ça.
Parlons de chansons. Tu as notamment ouvert pour Pulp, et Jarvis Cocker a parlé de toi comme du meilleur songwriter américain de ta génération. Qu’en penses-tu ?
C’est flatteur, mais ce n’est probablement pas vrai. Il y a beaucoup de songwriters, et il y a beaucoup de songwriters qui sont bien meilleurs que moi. Je suis content de certaines des chansons que j’ai écrites, mais quand je pense à Lou Reed, Jonathan Richman, Bob Dylan ou Daniel Johnston, je vois qu’ils possèdent un humour, une acuité, une capacité à évoquer une situation, à mettre leur âme dans une chanson qui m’oblige à être modeste. Leur talent est stupéfiant, et même si je suis vraiment fier de certaines choses, je reste vraiment minuscule comparé à ces géants, j’ai l’impression de les observer de tout en bas.
Quelle est ta conception du songwriting ? Qu’est-ce qu’une bonne chanson, un bon texte selon toi ?
Tu as déjà vu Karaté Kid ? Le maître, M. Miyagi dit un truc comme « Tu expires pour défendre. Tu respires pour attaquer. Homme qui sait expirer et inspirer en même temp : très puissant. » Je crois que le songwriting est un peu comme ça. Si j’arrive à écrire quelque chose qui me fait rire, c’est bien. Si j’arrive à écrire quelque chose qui me fait pleurer, c’est bien. Mais si j’arrive à écrire quelque chose qui me fait rire et pleurer en même temps, alors je sais que j’ai visé juste, que j’ai réussi à pointer une lumière sur ce point particulier de mon âme et de mon cerveau et à l’exploiter. J’écris beaucoup de chansons. J’en jette aussi beaucoup, quand je sens que c’est trop vide, que ça n’a pas de sens, que c’est trop évidemment triste, déprimant, trop naturellement déprimant, ou trop frivole et trop stupide. Mais quand je trouve l’équilibre parfait, c’est une grande chanson.
https://www.youtube.com/watch?v=XW4mBIhAF64
Une chanson qui peut avoir un impact sur les gens : Anxiety Attack a eu une histoire et un impact assez particuliers par exemple, comme tu l’as raconté et dessiné pour le New York Times.
Il y a souvent un décalage entre les chansons qui me semblent fortes et qui me touchent et celles que les gens trouvent fortes et qui les touchent. Les morceaux que les gens réclament à mes concerts, je pense à Cult Boyfriend ou Anxiety Attack par exemple, ne sont pas toujours celles que je considère comme les meilleures. C’est intéressant de voir ce que je cherche dans une chanson, et ce que le public cherche dans une autre chanson.
Tu es un grand storyteller : quel genre d’histoires, de personnages, d’humeurs, de moments aimes-tu raconter, décrire, dépeindre ?
C’est difficile de savoir d’où une qualité ou une magie particulière vont venir. Il y a vraiment beaucoup de chansons que j’écris et qui ne vont nulle part, parce que je ne les trouve pas suffisamment bonnes. Quand j’ai fait Manhattan, mon dernier album, j’ai écrit quelque chose comme 40 chansons, alors qu’il n’en contient que 11 au final. J’essaie toujours dur de faire de chaque chanson une bonne chanson, mais au final sa qualité ne dépend pas du sujet : l’idée de base, le personnage, la situation peuvent d’emblée sembler fertiles, m’exciter, mais la chanson finale me sembler sans intérêt.
Comment sais-tu si la chanson est bonne ou pas ?
Je continue à aller très régulièrement jouer dans les open mics de New York, au Sidewalk Cafe par exemple, le lundi. Là où tout à commencé. J’y retourne à chaque fois que j’ai de nouvelles chansons, et c’est un excellent test. Il y a toujours beaucoup de monde, mais ce sont des gens qui s’en foutent un peu, ce ne sont pas des fans, ce sont des gens qui ont payé leur place pour te voir. C’est assez stimulant. Tu vois très vite si ça fonctionne, si ça connecte. Ou ce qui marche et ce qui mérite d’être un peu plus travaillé quand tu rentres chez toi. Tu commences un truc, et au beau milieu tu commences à avoir un peu honte de ce que tu joues, tu te rends compte que ça ne va plus du tout. Ou à l’inverse tu joues une chanson et tout le monde se met à tendre l’oreille puis vient te voir à la fin pour te demander qui tu es et où on trouve tes albums. Je l’ai fait pour Manhattan, pour presque chacune des chansons. J’adore traîner dans ces open mics, y jouer mes chansons ou écouter celles des autres, apporter mon carnet de croquis et dessiner les gens qui j’y croise, juste m’asseoir et boire une bière, observer ce qu’il y a autour de moi. Je n’y vais en revanche que pour tester de nouvelles chansons, ça n’aurait aucun intérêt pour moi d’y jouer un vieux morceau : pour m’offrir le privilège d’y aller, je dois me forcer à écrire quelque chose de neuf.
Quel pourrait être, selon toi, la raison d’être d’une chanson ?
Nous sommes tous des animaux, des animaux qui sentent et qui pensent, nous vivons tous dans la même grotte, et nous avons tous besoin de créer des liens avec ceux qui nous entourent, des liens qui prennent des formes toujours très différentes. La compassion, l’empathie sont pour moi primordiale. Les grands artistes sont justement ceux qui arrivent à créer, à trouver, à comprendre ces liens. Je pense à Lou Reed par exemple. Il y a dans ses chansons une grande galerie de personnages qu’il accepte tous dans son univers et, quand il dépeint une émotion, même si elle est sombre et violente, il le fait avec une humanité incroyablement forte, très ouverte. Même chose pour Daniel Johnston, pour ses cassettes. Il écrit d’un endroit fait d’aliénation et de solitude, mais il y a tellement d’humour dans ce qu’il écrit, tellement d’ouverture. C’est sans doute ce que j’admire le plus, ce que j’aimerais réussir à faire.
Tu écris beaucoup à propos de toi-même, parfois sans filtre, de manière très intime : l’écriture est-elle un moyen pour toi de guérir ce qui ne va pas ?
Oui. Il y a un élément de catharsis quand j’écris certaines chansons. The Last Time I Did Acid I Went Insane par exemple parle d’une expérience dont j’avais beaucoup de mal à parler, c’était un trauma personnel dont je n’ai pas voulu discuter pendant des années. Puis j’ai écrit sur ce que j’ai vécu, c’est devenu quelque chose d’un peu drôle, quelque chose dont on peut rire et quelque chose d’un peu distant : ce n’est plus cette chose noire et isolée dans mon cerveau, c’est désormais une chanson, une chanson que j’aime et que d’autres aiment. Procéder de cette manière est une manière de prendre ces choses, de les battre, de les mettre dans une boîte, de leur donner une forme, de les contrôler plutôt que de les laisser te contrôler. Tu peux les manipuler avec le pouvoir de ta création artistique. Mais la catharsis n’est pas du tout la seule chose que je recherche en écrivant mes chansons ou mes comics. Ecrire est aussi un plaisir, une joie, créer un truc bizarre et drôle à propos des dinosaures, des zombies. J’écris des choses personnelles ou vécues, il y a également de la pure fiction : c’est à peu près 50/50.
https://www.youtube.com/watch?v=vFAOP9CWq4s
https://www.youtube.com/watch?v=KXtXGMbPmY4
Est-on supposé savoir ce qui relève de la fiction et ce qui relève du vécu ? Je pense, sur Manhattan, des personnages dont tu parles sur Sad Screaming Old Man ou Scowling Crackhead Ian.
Il y a peu de fiction réaliste dans ce mon travail : si quelque chose a l’air réel, c’est que ce l’est. Le reste est plus fou, fantaisiste, et c’est de la fiction. Les histoires racontées sur les deux chansons que tu mentionnes sont donc vraies.
Que peux-tu me dire de tes « documentaires dessinés » que tu montres sur scène ou dans des vidéos, notamment réalisées à la demande de History Channel ? Comment cette drôle d’idée est-elle née?
A la base, c’était encore un truc bizarre à essayer, que j’ai donc eu envie d’essayer. Avant de partir en tournée, où les choses sont plus cadrées, quand je faisais encore des open mics, chaque concert était pour moi l’occasion de tenter quelque chose de différent. Je pouvais jouer avec des musiciens différents, recruter des copains à moi, je voulais que chaque concert soit un événement unique. Mes enregistrement étaient minimaux : juste moi et un instrument, pas plus d’une prise. Et contrairement à ce qui se fait habituellement, c’est pendant ces concerts que je pouvais tester des choses, en termes de production, d’arrangements, de styles. « Et si on essayait de faire de ce morceau un truc rock ? Pourquoi ne pas faire de cette chanson une chanson illustrée ? » Je cherchais des idées uniques pour des concerts uniques. Les premières années, de 1998 à 2001, j’ai essayé des tonnes de choses, des trucs bizarres, avec des costumes, avec des performances où moi et mon frère hurlions les textes allongés sur le sol : la plupart de ces idées étaient stupides, ça ne fonctionnait pas toujours. Mais inventer la version illustrée d’une chanson, troquer mon instrument pour des dessins, m’a tout de suite semblé être une idée qui fonctionnait bien, et j’ai décidé de continuer à le faire. J’ai fait de plus en plus de ces chansons illustrées, et vers 2005 j’ai compris que c’était un format vraiment intéressant, une manière assez puissante de communiquer des idées ou des histoires, qui était à la fois différente d’une simple chanson et différente d’un simple comic. Je me suis intéressé à des sujets assez divers. J’ai commencé par l’histoire de certains labels -une histoire de K Records, une histoire de Rough Trade. Et je me souviens être sorti me promener un jour et m’être dit « Attends, tu peux faire ce que tu veux de cette manière ! », je me souviens que je riais tout seul et très fort à cette idée, aux portes que ça ouvrait. Et quand j’ai réalisé que je pouvais faire ce que je voulais, je me suis demandé quels étaient les événements historiques les plus importants que je puisse traiter. Pourquoi alors ne pas faire une version illustrée, en plusieurs chapitres, de l’histoire du communisme ? Je réfléchissais aux trucs les plus fous, les plus grandioses, la Révolution Française, la Renaissance… Puis The History Channel m’a contacté en 2009 pour enregistrer 5 vidéos spécifiques pour leur site Internet, puis 5 autres l’année suivante. J’ai adoré faire ça.
Que peux-tu me dire de Manhattan ? Quelle est ta relation à l’endroit où tu as grandis et où tu vis, comment a-t-elle évolué ces dernières années ?
J’y ai vécu presque toute ma vie. Je suis né, il y a 40 ans, à quelques blocs de l’endroit où je vis aujourd’hui, dans l’East Village, l’endroit que l’on appelait autrefois le Lower East Side. C’était le Harlem des hippies, la partie bohémienne du Downtown Manhattan dans les années 60 et 70, le coin du Velvet Underground, de Sonic Youth, du CBGB, des Holy Modal Rounders, des Fugs… Mais tout a été nettoyé ces dernières 20 années. Le quartier est mort, il y a beaucoup de businesses, de restaurants et de bars chics, c’est un peu mort sur un plan culturel. J’ai aussi vécu à Brooklyn quelques années, j’ai déménagé un temps à Austin, mais je suis revenu dans l’East Village. Et j’y suis désormais sans doute le seul artiste qui y vit. C’est comme une ville fantôme, on ne perçoit plus que les ombres d’une culture qui a disparu il y a déjà bien longtemps. Il y a encore des échos de ce passé glorieux : tu te balades dans la rue et tu croises Philip Glass, ou Billy Ficca, le batteur de Television, tu vois Martin Rev de Suicide à la poste quand tu vas chercher un courrier. Les gens sont encore là. Les vieux punks, les vieux héros du folk local vivent encore là. Mais ils sont vieux, je suis l’un des seuls jeunes à être resté ici. La plupart des jeunes ou des gens de ma génération vivent à Brooklyn –TV On The Radio, les Yeah Yeah Yeahs, The Fiery Furnaces.
Beaucoup ont du quitter Manhattan à cause de loyers trop élevés…
Oui, mais le mien est bas, et c’est la principale raison qui explique pourquoi j’y vis encore. Et je suis attaché à cet endroit. Ces rues sont pour moi comme une famille. Je vois le même lampadaire, la même poubelle que celle que je voyais quand j’avais 5 ans, beaucoup de choses ont changé mais certaines sont immuables, et ce coin fait presque partie de mon corps. Toutes les villes changent de toute façon. Quand tu as 20 ans, tu te plains déjà du fait que ta ville est différente de ce qu’elle était quand tu avais 10 ans. Tu n’as même pas besoin de déménager : l’endroit sur lequel tu vis change sans même que tu ne bouges. Cet endroit m’inspire, évidemment, mais n’importe quel endroit m’inspirerait. Las Vegas, le Canada, Mexico, le trou du cul du monde, j’imagine que j’y trouverais aussi des choses à raconter, des choses à voir, des gens à rencontrer.
Une chanson sur Manhattan s’intitule Support Tours, où tu parles crûment du revers économique sombre de la médaille, des cachets de misère, des humiliations, des tournées sans fin. Aimerais-tu vivre plus confortablement, ou aimes-tu cette manière très DIY et incertaine de faire les choses ?
Le confort est sympa, évidemment, mais il ne faut pas trop s’y habituer : il peut disparaître plus vite qu’il n’arrive. Je ne dirais pas non à un peu plus d’argent, mais pas nécessairement pour moi-même, plutôt pour les gens avec qui je travaille. C’est très dur pour les gens qui bossent avec moi, pour mon bassiste, pour mon batteur, de donner autant de sa personne, de travailler aussi dur, de mettre à ce point en péril sa vie personnelle sans avoir une rétribution à la hauteur de leurs efforts. Ils transportent leurs guitares, ils conduisent le van, ils se tapent des longues distances, ils dorment mal dans des endroits improbables ou chez des inconnus, et ils font tout ça pour jouer des chansons de Jeffrey Lewis. Moi, c’est mon projet, c’est plus facile. J’adore cette aventure permanente, j’ai dormi sur le sol hier soir, je vais peut-être faire pareil ce soir, j’ai la fierté de faire les choses comme je les fais, tout seul et sans aide extérieure. Mais j’aimerais pouvoir mieux traiter les musiciens qui m’accompagnent. Peut-être alors resteraient-ils plus longtemps à mes côtés. Parce que c’est une vie difficile, parce qu’ils ont des maris, des femmes, des chiens, des loyers à payer, des jobs, certains doivent me quitter et les nouveaux doivent à chaque fois tout réapprendre, tous les morceaux, les petits trucs, la manière dont j’aime que les choses soient faites, la manière dont il faut parler aux gens de la salle, à ceux du label… C’est, à chaque fois, une nouvelle petite montagne à gravir. C’est beaucoup de boulot pour moi.
https://www.youtube.com/watch?v=8npfjWvKcwg
Qu’avais-tu en tête en termes de son, de production pour Manhattan ? Comment le décrirais-tu ?
Les précédents albums avaient été faits très vite, c’est une méthode que j’aime : enregistrer les morceaux en une prise, tout un album ou en une ou deux journées. C’est évidemment pas cher à faire, et c’est assez excitant, on capture un moment très particulier. Mais pour ce disque, je voulais faire quelque chose de différent. Je voulais voir ce que ça donnerait si je me donnais autant de temps que nécessaire, si je bossais sur autant de chansons que je le voulais, si j’essayais autant de possibilités, d’arrangements, que je le désirais. Ca m’a permis d’expérimenter un peu plus, de mieux faire le tri entre ce qui était vraiment bon et ce qui ne l’était pas.