Chaque année, à Evreux, le Rock se met dans tous ses Etats’ Entre The Kills, The Bravery, Sonic Youth, Blonde Redhead et l’amicale des néo-hippies (CocoRosie & Devendra Banhart), l’édition 2005 n’a pas faillit à la règle. Compte-rendu.
Un lendemain de festival, on a les jambes encore engourdies, le jean moite de bières et de punchs renversés par l’euphorie de la foule, les Converse défoncées, des choses inattendues dans les poches et/ou dans les cheveux, le sourire aux lèvres et aux lèvres l’Efferalgan. Au lendemain du festival ensoleillé d’Evreux, ces stigmates délicieux ont l’odeur de graillon et attestent de deux jours durant lesquels le rock et nous nous sommes vraiment mis dans tous nos états.
Les grosses têtes d’affiche à guitare étaient là pour assurer un rock colérique à l’énergie animale, pour remuer un public nombreux et alerte. Etat solide, donc. Etat brut surtout, si on considère le concert de The Kills, vendredi soir, et leur installation minimum et minimale comme à l’accoutumée : VV et Hotel, deux micros, deux guitares, une boîte à rythme. Elle, convulse ou minaude, danse avec ses longs cheveux lisses et noirs, lui, défiant, provocant et instinctif, nous prend tantôt de front, tantôt de haut. Ils se tournent autour comme deux petits animaux sauvages, se font l’amour avec les yeux : guitares et chant se roulent par terre comme des lionnes en chaleur. Cette sauce âpre prend comme on se prend au jeu du voyeurisme avec plaisir et culpabilité!
Le lendemain, les dandys eighties de The Bravery, déplacent le propos vers le revival. Une chose est sûre, ceux-là ont bien appris leur dictionnaire du wock’n woll jusqu’à en livrer sur scène un reflet syncrétique et assez caricatural. De l’Arrogance à la Zizanie, ils écument les images d’Epinal : chevauchée solitaire d’ampli de retour par le chanteur, strip-tease de bassiste, destruction colérique de matériel, solo de guitare virtuose. Encore une fois, en festival, on adhère vite à cette énergie vintage, à l’efficacité rageuse toute new-yorkaise des morceaux de l’album éponyme paru en avril dernier. Ailleurs, la grossièreté de l’assimilation des références (The Strokes, New Order et tant d’autres’) nous serait peut-être restée en travers de la gorge, ici, l’effervescence festivalière et alcoolisée attise l’amusement et donc l’indulgence.
Les MTVisés de Ghinzu jouissent d’un enthousiasme égal : guitares rutilantes et chant de sirène très inspirés de Muse sonnent agréablement, à l’image du single Do you read me efficace à souhait. Enfin, Shirley Manson et ses acolytes de Garbage enfoncent durement le clou samedi soir en alignant leurs plus grands succès, remontant des vieilles poubelles le Push it de mes 14 ans dédié suavement au basketteur Tony Parker, le dansant Cherry lips ou encore Only happy when it rains qui clôt le show de façon grandiose et électrique.
Avec sa jupette de tenniswoman et casquette façon brigade d’intervention, Shirley chauffe un spectateur déjà acquis à sa cause et lui fait savoir dans un français approximatif qu’elle est « en colèwe » ? peut-être est-ce parce que Butch Vig, le fameux producteur de grunge, est barricadé derrière sa batterie vitrée ? La voix très trafiquée prend une couleur synthétique. La chanteuse tourne comme un lion en cage en chantant des hymnes furieusement bien ficelés. On saute beaucoup, on beugle même glorieusement dans les pass qui pendent à nos cous ou tout autre micro imaginaire. Les chansons du récent Bleed like me n’ont pas forcément le même succès.
Sous l’effet de la chaleur caniculaire du samedi, la musique semble être entrée dans un état gazeux, une sorte de vapeur propice à la nostalgie lénifiante des deux s’urs Casidy. On n’a jamais su quand a vraiment commencé le mystérieux concert de CocoRosie, on n’a pu en déterminer les étranges contours : la longue balance est déjà un spectacle où l’une se chauffe la voix, l’autre actionne tous ses jouets. Accoutrées de tenues hippies pas chics et grimées comme des clowns tristes, les deux jeunes canadiennes sont accompagnées d’un percussionniste assis par terre derrière ses djembés et d’un Spleen beatbox rappant brillamment au milieu de l’un des morceaux.
Les chansons de La Maison de mon rêve (Terrible angels, Candy land?) et du prochain album déjà bouclé s’enchaînent et se ressemblent à nouveau, elles brouillent les frontières de ce conglomérat de rêves, de souvenirs et de fantasmes : le chant lyrique de Sierra, le miaulement de Bianca et le son répétitif de ces jouets surgissent du fin fond de cette mémoire collective un peu vaseuse. Le spectacle de ces sorcières touche-à-tout envoûte tant par sa poésie enfantine qu’il nous est urgent de les revoir dans un cadre plus intime. Devendra Banhart, lui-aussi sous le charme (et intime de Bianca), apporte sa pierre à l’édifice, en participant au chœur de la dernière chanson.
On retrouve sa belle gueule christique passionnée avec ses quatre compères une heure plus tard. Parmi les chevelus, on note la présence d’Andy Cabic, membre de Vetiver dont le Devendra Banhart Band fera une reprise. Dans un premier temps, les trois guitaristes et le bassiste sont assis, la musique chapardeuse vagabonde sur une reprise de Doo wop (that thing) de Lauryn Hill. Lorsqu’ils se lèvent, ils trépignent, tapent du pied, s’impatientent. Le percussionniste de CocoRosie et Spleen viennent prêter mains fortes au batteur et tous tentent de rivaliser avec les 3 guitares et la basse excitées. Devendra a ses cheveux ébène dans les yeux, il dénude son corps sec, se déhanche comme une femme et bande ses muscles de façon ostentatoire. Il descend de scène pour embrasser sa bien-aimée et pour prêcher auprès du premier rang. Sa folk intemporelle tant acclamée prend enfin corps dans un canon de guitares et de voix qui sent décidément le goudron fumant d’une longue route américaine.
Etat liquide enfin. Vendredi 19h50, la dégoulinante abstraction / création de Sonic Youth est initiée par un Jim O Rourke dissimulé derrière un ampli. La scène grouille d’instruments. Dès leur arrivée sur scène, les cinq alchimistes concentrés remarquent ce mec brandissant une mandoline affichant « let me play Brother James with you« . Il ne sera pas déçu mais veillera désormais comme une relique sa mandoline décédée lors d’un combat de guitares contre Lee Ranaldo tandis que Thurston Moore escaladait les échafaudages, hissant avec lui sa guitare virevoltante au bout de son jack.
La setlist mélange des tubes de toutes les époques, satisfaisant un public hétérogène constitué de fans de la première heure et de ceux (nombreux) qui n’étaient pas encore nés. Un raz-de-marée de guitares dissonantes happe Drunken Butterfly et Kim Gordon, à la beauté toujours dérangeante, pénètre dans une transe suante et moite. Sonic Youth a décidément la cinquantaine heureuse puisque l’extase est étourdissante, la destruction, sans retenue. Expressway to your skull étire le concert dans sa longueur enivrante et, à dire vrai, un peu saoûlante.
Si chez Sonic Youth, le mur de guitares cache la mélodie, chez Blonde Redhead, leur fils prodigue, il révèle la mélancolie ? Les morceaux issus de Misery is a Butterfly sont sublimés dans une performance encore une fois très suggestive. Le trio cosmopolite vivant à New-York est constitué de jumeaux Italiens et d’une Japonaise à la voix posée sur un fil fragile. On se laisse transporter par la répétition compulsive du refrain de Equus. Blonde Redhead casse le rythme, claudique et se blesse sur les bris de mélodie. Le concert est fragile d’autant plus qu’il n’ont pas changé une note à leur performance depuis un an.
Notre festival est achevé brutalement avec le retentissement des premières notes du concert de Ska-p sur la scène A (el gato lopez ). « Le rock dans tous ses Etats » expire de sa belle mort, tué par un chat qui s’appelle Lopez. C’est con, quand même.