Totalement démente en bobo survoltée dans Travaux… de Brigitte Roüan, l’actrice semble retrouver le goût du risque. L’occasion de revenir sur ses années de jet-set underground et de faire valser les ombres de Buñuel, Fassbinder, Rassam ou Coppola.
Oubliez la grande bourgeoise glacée en une de Madame Figaro, l’actrice « trop belle pour toi » popularisée par Bertrand Blier, les pubs Chanel, les restaurants avec Gérard Depardieu et les combats contre la pédophilie. Il existe une autre Carole Bouquet plus secrète, moins consensuelle, et plus sulfureuse…
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1977. Luis Buñuel a 77 ans et tourne son ultime film, Cet obscur objet du désir. Pour incarner Conchita, il a d’abord pensé à Maria Schneider, qui sort du succès du Dernier Tango à Paris, mais qui n’est pas encore sortie de l’héroïne. Sur une suggestion de son coscénariste Jean-Claude Carrière, Buñuel décide alors de distribuer le rôle de Conchita à deux actrices se succédant d’une scène à l’autre : l’Espagnole Angela Molina sera la Conchita chaude et la Française Carole Bouquet la Conchita glacée. Une inconnue de 20 ans, beauté froide, brune et longiligne, sorte de Modigliani mutique.
Cannes 2005. Pieds nus, et assise en tailleur, Carole Bouquet revient sur ses débuts : « C’est avec Buñuel que ma vie a basculé. Je venais de rentrer au Conservatoire. Donc au moment même où j’ai dit que je voulais être actrice, je le suis devenue. » La jeune Carole est terrorisée par le maître. Tellement timide qu’elle se tait. Mais elle écoute : « Il détestait les conversations avec les acteurs, surtout sur leur métier. En revanche, il me parlait de ma vie. Je le prenais pour un devin alors que c’était tout simplement un monsieur qui avait 77 ans et qui lisait très clairement à travers une jeune fille de 18 ans. D’ailleurs, je peux déjà faire ça depuis des années sur des très jeunes gens… »
Le Buñuel lui vaut des propositions partout, mais très contradictoires. Quelques comédies populaires italiennes aussi bien qu’un « ofni » comme Blank Generation tourné par Ulli Lommel à New York, en 1979, autour de la figure mythique du punk Richard Hell. « Je ne comprenais pas grand-chose au film, mais c’était génial de vivre à New York et de rencontrer Andy Warhol et Patti Smith dont je vénérais la musique. J’ai d’abord habité au Chelsea Hotel, dont Warhol m’a fait partir parce que c’était là qu’on avait essayé de lui tirer dessus. Je me souviens surtout de l’appartement de Richard Hell, aussi défoncé que lui. Moi, à l’époque, je ne prenais rien. » Ce qu’elle prend, c’est un agent américain, à qui elle explique qu’elle n’est prête à travailler qu’avec deux personnes : Rainer W. Fassbinder et David Bowie, qui l’a éblouie dans L’homme qui venait d’ailleurs.
Elle rencontrera Fassbinder à Cannes, avec toute sa bande, dont un certain Werner Schroeter. « Avec Rainer, on avait un projet auquel on tenait beaucoup, mais il est mort avant qu’on le concrétise. » C’est Schroeter qui prend le relais. Il écrit pour elle Le Jour des idiots : « Werner avait repéré que, quand j’étais émue, ma voix grave montait dans les aigus et s’éraillait. Il est parti sur cette idée de quelqu’un de très contrôlé dont la voix trahit les émotions. » Le scénario s’écrit dans la maison d’un producteur italien en présence, outre Carole, de Roberto Benigni, Werner Schroeter et Jean-Pierre Rassam. « Le téléphone a sonné. C’était le casting director du James Bond qui me propose de venir faire des essais à Rome. » Telle une chanteuse lyrique à qui on proposerait le casting de la Star Ac, elle hésite, pose sa main sur le combiné et demande leur avis à ses colocataires. « Ils m’ont tous dit en chœur d’accepter. Mais le tournage du James Bond a duré des mois, aux quatre coins du monde. Les dates du Schroeter approchaient, je mourais d’impatience et d’ennui. Les gens du Bond ne comprenaient pas. Plus tard, à Cannes, ils ont vu : dans le Bond, je n’avais rien à jouer, et le Schroeter est sublime. »
Buñuel, Warhol, Fassbinder, Schroeter : belle farandole de la fin des années 70. Mais la rencontre la plus forte de Carole Bouquet à cette époque s’appelle Jean-Pierre Rassam, producteur-nabab du cinéma d’auteur des années 70 (Godard, Pialat, Ferreri, Bresson, Polanski), faisant table ouverte dans une suite du Plaza Athénée pour une cour où se mêlent Francis Ford Coppola et Keith Richards, Jean-Jacques Schuhl et Henri Langlois, Ingrid Caven et Madame Claude (dit-on), personnage au bagout intarissable et à la réputation chargée (défonce et alcool entre autres), qui après avoir atteint son rêve de racheter la Gaumont a commencé une descente aux enfers à base d’échecs professionnels et de dépression.
« Je devais rencontrer Jean-Luc Godard dans les bureaux d’Alain Sarde. J’avais 21 ans. J’arrive dans le bureau et ils ne parlent pas, ni Godard ni Sarde, pendant à peu près vingt minutes. Pour moi qui étais on ne peut plus timide, l’ambiance était épouvantable. Est alors arrivé un zébulon qui marchait comme Charlie Chaplin et qui s’est mis à parler, parler, parler. Je l’ai béni. C’était sa nature on l’appelait Radio Rassam et c’était aussi pour me mettre à l’aise. C’est ça la première rencontre : un soulagement immédiat. »
Sur le sujet Rassam, Carole Bouquet est intarissable : « Il m’a beaucoup fait rire. Il m’a regardée et a commencé à tout critiquer chez moi. Et ça me faisait rire ! Je me disais : « Il est gonflé quand même ! » Il m’a invitée à dîner pour le lendemain soir. Il y avait dix personnes à table, toutes invitées par lui, mais lui n’est pas venu ! Ça aussi, ça m’a enchantée. Parce que c’était un geste libre mais fait avec beaucoup d’esprit. Plus tard, je l’ai accompagné au Festival de Cannes. J’étais déjà très amoureuse de lui. Il m’a emmenée sur le bateau de Coppola qui présentait Apocalypse Now. C’est là que j’ai rencontré Aurore Clément qui est devenue une grande amie. J’ai écouté derrière les portes. Jean-Pierre aimait énormément Aurore et avait été très amoureux d’elle. Elle lui disait « Mais enfin Jean-Pierre, regarde-toi, regarde-la. Elle a 20 ans, elle est sublime. Tu ne vas quand même pas croire que cette femme-là va t’aimer. » Tout le contraire de ce qui était en train de se passer puisque j’étais en extase amoureuse. »
Aurore Clément n’est pas la seule à ne pas avoir compris l’évidence de cette liaison. Du microcosme du cinéma international aux colonnes des journaux people, peu comprennent ce remake de La Belle et la Bête. « Dès que j’arrivais quelque part à son bras, je sentais de l’incompréhension. Mais j’ai toujours eu l’esprit de contradiction, donc ça m’amusait plutôt. Cela dit, il y avait de ma part bien plus qu’une provocation. Jean-Pierre me faisait incroyablement rire. Il me soulageait, me rassurait. Les gens drôles et intelligents me rassurent toujours. Moi qui n’aime pas du tout le pouvoir, j’étais très touchée qu’il l’ait eu et qu’il y ait renoncé. Il avait une liberté de parole incroyable. C’était quelqu’un de drôle, de joyeux, pas du tout quelqu’un de suicidaire. J’ai fait un enfant avec cet homme parce qu’il était plein de vie. J’avais l’espoir de vivre longtemps avec lui. »
Mais les démons de Rassam le rattrapent. A l’aube d’un dimanche de janvier 1985, il s’empoisonne, à l’âge de 43 ans, de trois plaquettes de Binoctal. On demande alors à Carole Bouquet si elle-même a pris beaucoup d’expédients. « Celui qui m’a le plus protégée, étrangement, c’est Jean-Pierre. Le jour où il a vu que j’y touchais, il a piqué une colère terrible. Mais quand j’ai été enceinte de notre fils, Dimitri, j’ai arrêté net. » Le même Dimitri, qui a aujourd’hui 24 ans, est devenu producteur, comme son père.
Sa liaison avec Jean-Pierre Rassam a d’ailleurs d’autres répercussions dans la vie de Carole Bouquet aujourd’hui. Comme l’épisode, entre drame et grotesque, des écoutes téléphoniques. « Ça amuse tout le monde qu’une actrice ait été écoutée, alors que ce n’était pas moi, c’était Jean-Pierre. Ils ont pensé qu’il avait des rapports avec Khadafi à cause du film qu’il faisait sur Amin Dada. Mais ils ont continué à m’écouter après la mort de Jean-Pierre. » Elle préfère plaisanter du nom de code dont elle était affublée, « Bûche », ou du fait qu’on lui ait prêté une liaison avec François Mitterrand : « Ça fait fantasmer parce qu’il aimait beaucoup les jolies femmes et les cheveux longs. Mais ce n’était pas ça : s’il avait voulu me connaître, il aurait trouvé un moyen. »
L’attachée de presse vient nous rappeler qu’on est à Cannes en 2005. On n’a pas eu le temps de soumettre à Carole un intéressant lapsus à plusieurs reprises, dans la conversation, en parlant de Jean-Pierre (Rassam), elle a dit Gérard (Depardieu ?) , ni de parler du sublime Double messieurs de Jean-François Stévenin, dont elle avait écrit une partie des dialogues, ni de lui dire à quel point elle assure dans Travaux… de Brigitte Roüan, dans un rôle de grande bourgeoise à haut risque, et qu’elle hisse au niveau de la Katharine Hepburn de Madame porte la culotte. On n’a pas eu le temps… Mais ce sera pour la prochaine fois.
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