Les histoires se répètent donc trois fois, selon Hou Hsiao-hsien, qui rejoue dans Three Times la valse-hésitation d’une histoire amoureuse à trois moments historiques dispersés. A Cannes, les motifs se répètent bien davantage. Aucun festival ne produit une telle condensation des figures, des thèmes, des dispositifs qui tapissent l’imaginaire du cinéma mondial. Les films s’entrechoquent, […]
Les histoires se répètent donc trois fois, selon Hou Hsiao-hsien, qui rejoue dans Three Times la valse-hésitation d’une histoire amoureuse à trois moments historiques dispersés. A Cannes, les motifs se répètent bien davantage. Aucun festival ne produit une telle condensation des figures, des thèmes, des dispositifs qui tapissent l’imaginaire du cinéma mondial. Les films s’entrechoquent, se répondent, et constituent presque une seule uvre, faite de reprises et de variations. Qui aurait cru par exemple qu’après que Dominik Moll nous eut familiarisé avec le mode de vie du lemming ce petit rongeur nordique qui lorsqu’il ne peut contourner un obstacle se suicide , un autre film, le japonais Eli, Eli, Lema Sabachthani ?, allait à nouveau prendre en otage métaphorique cet étrange animal ? Petit inventaire anarchique de ce qui, ici et là, rime avec ou sans raison.
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UN (ET UN SEUL) SCÉNARIO FRANÇAIS
La France à Cannes n’a qu’un seul visage, celle d’une petite communauté familiale à bousculer, sadiser, inquiéter. Au départ, il y a le couple, trentenaires cools (Laurent Lucas et Charlotte Gainsbourg dans Lemming, Antoine Chappey et Lucia Sanchez dans Cache, cache d’Yves Caumon), ou bobos middle-age en pleine retraite sylvestre (Auteuil et Azema dans Peindre ou faire l’amour) ou en dépression larvée (Auteuil encore et Binoche dans Caché). Dans un cas comme dans l’autre, le désir a un peu déserté la place. La monotonie conjugale est le fatum qui plombe l’horizon des personnages, comme celui du cinéma français, qui n’en peut plus de déplorer l’ennui petit-bourgeois mais n’envisage aucun autre préalable à ses désirs de fiction.
Quand, par quelque conduit obscur (canalisation sanitaire, puits), apparaît l’étranger, l’autre, terrible et séduisant à la fois. Celui que l’on avait oublié, cache-caché dans les tréfonds de l’histoire nationale (le paysan chez Caumon, l’Algérien chez Haneke) ou cet alter duo qui vient nous présenter un troublant reflet (le couple Dussolier/Rampling chez Moll, Lopez/Casar chez les Larrieu). Pour incarner de façon plus convaincante cette ambivalente altérité, on remarquera qu’un petit accent est le bienvenu, ou mieux encore, l’absence totale de paroles (radical Caumon). A partir de là, deux options antagonistes sont possibles la voie phobique/fantastique (Lemming, Caché) ou l’acceptation hédoniste (Peindre ou faire l’amour et sa joyeuse résolution échangiste). On s’égare dans l’angoisse ou dans le plaisir. L’essentiel est qu’au bout du chemin, le couple en sorte plus renforcé que jamais. On a testé pour vous l’extériorité homéopathique. La parenthèse peut se refermer.
UNE CONTRE-OFFENSIVE AMÉRICAINE
A History of Violence de David Cronenberg présente aussi une petite cellule familiale tout ce qu’il y a de plus straight (papa et maman ont deux beaux enfants). La première séquence, qui voit deux tueurs exterminer tout le personnel d’un motel, laisse entrevoir un même rapport entre la quiétude à l’intérieur (de la famille, de la maison) et la menace à l’extérieur (le mal en marche). Sauf que très vite, Cronenberg s’amuse à inverser les termes. Les deux inquiétants étrangers, qu’on pensait être les adversaires du noyau familial pour toute la durée du film, sont très vite dessoudés par le père de famille, dont les grandes aptitudes pour le meurtre et l’élimination express de tout élément perturbateur se révèlent être le véritable ver dans le fruit. Chez Cronenberg, la menace est interne et le moteur dramatique du film un principe général d’ambiguïté. Aucune frontière stable ne définit les contours du domestique et de l’altérité. Inutile de fermer les portes.
DEUX FOIS TROIS
Au modèle français de la conjugalité, on préfère sans hésiter le triolisme asiatique. Même arrangement des corps chez Eric Khoo et chez Hou Hsiao-hsien : une lesbienne romantique, une bisexuelle ambiguë et un hétéro convaincu. Soit deux possibilités et un déchirement. Si le choix ici est crucial, c’est qu’il implique, plus largement, de trancher entre deux modes relationnels. Quand les femmes communiquent entre elles par écran interposé (mail, SMS ou lettre tapée), la drague hétéro rentre directement dans le vif du sujet et engage la conversation. Fille ou garçon, écrire ou parler, telle est la question.
TROIS (IL N’Y A PAS DE) RAPPORTS SEXUELS
Beaucoup de scène de sexe dans les films du Festival. Saillies animales filmées très frontalement dans un canapé ou sur une table de cuisine dans Sangre (le premier film mexicain d’Un certain regard), sodomie en backroom ornementée de requiem chez Ozon (Le temps qui reste). Le film cannois se doit de ne pas avoir froid aux yeux et fait spectacle de sa sexualité. Mais la tendance récente est d’affecter ces morceaux de bravoure d’un léger coefficient d’irréalité. Deux ans plus tôt, The Brown Bunny de Vincent Gallo avait lancé la vogue du sexe post mortem avec la pipe administrée pour de vrai à Vincent Gallo par le spectre de son ex (Chloé Sevigny).
Même topo cette année dans Batalla en el cielo de Carlos Reygadas, où l’héroïne ne meurt que pour mieux soulager une nouvelle fois avec sa bouche son assassin. Dans Lemming, Laurent Lucas couche avec sa femme, peut-être possédée par une autre, qui s’est suicidée après avoir été éconduite. Dans Odete, le splendide film portugais de João Pedro Rodrigues, les fantômes et les fantasmes tissent des liens plus obscurs encore. Une jeune fille morbide fait l’amour toute seule sur une tombe. Puis finalement s’identifie au garçon enterré, jusqu’à sodomiser son petit ami. On baise avec une fille qui vous prend comme un garçon, une voisine qui est peut-être un spectre, on ne couche avec des vivants que pour mieux embrasser des morts.
DEUX DEMIS ROUSSOS
A propos de fantômes justement, qui aurait pu penser que le grand revenant de cette édition 2005 serait le chanteur Demis Roussos ? Comme pour Wong Kar-wai, l’amour désormais chez Hou Hsiao-hsien prend à l’écran la forme lancinante d’une rengaine. Dans Three Times, la douleur de la séparation des amants puis l’exultation de leurs retrouvailles sont prises en charge par les paroles lacrymales et les ourlés mélodiques du tube d’Aphrodite Child, Rain And Tears. Stupéfaction : on retrouve les trémolos de voix de tête du chanteur d’Aphrodite Child, dans Peindre ou faire l’amour. C’était aussi sur une roucoulade tardive (87) de Demis Roussos, en solo cette fois, que Sabine Azema et Daniel Auteuil s’étaient rencontrés. Tous les amoureux du monde, sublimes modèles taïwanais ou quinquas hexagonaux, partagent donc le même Cupidon. C’est un colosse poilu et grec.
TROIS GUITAR HEROES
Le retour du rock a frappé la Croisette. Timidement, d’abord, dans Les Invisibles de Thierry Jousse. Le guitariste n’y est encore que le faire valoir du véritable héros, DJ bidouilleur et sampleur obsessionnel. Plus fortement, ailleurs, dans la fable apocalyptique Eli, Eli, Lema Sabachthani ? de Shinji Aoyama, où une camaraderie égalitaire réunit guitariste et compositeur électronique. Mais, signe des temps, ce dernier succombe à un mystérieux syndrome du lemming (épidémie de suicides qui décime le Japon) et disparaît de la fiction à mi-film. Celui qui peut sauver le monde à coups de riff noisy et ramener une nymphette à la vie en quelques accords électriques, c’est bien le guitar hero, qui cette fois n’a pas démérité de son titre. Dans Last Days, le guitariste est seul mais il a intégré la pratique de la musique électronique. Il sample sa voix, entrecroise les couches musicales. Pourtant ici, pas d’héroïsme des guitares. A la fin, c’est le lemming et son syndrome qui l’emportent. Comme dans la vie, Kurt/Blake se suicide.
DEUX DIGESTIONS
Rosetta en 99, Elephant en 2003, ont dessiné le profil d’une Palme d’or contemporaine : un seul geste de mise en scène, une seule figure de style tenue de bout en bout, à savoir une caméra suivant à la trace un personnage de dos avançant fébrilement vers son destin dans un monde d’étroits corridors. Dans L’Enfant, dans Last Days, le gimmick de la caméra-filature revient ponctuellement, pour traquer une fuite de Jérémie Renier avec sa poussette ou le retour désespéré de Michael Pitt vers sa maison. Mais cet effet de signature est comme assimilé dans un découpage moins systématique. La radicalité du dispositif s’estompe au profit de procédés moins identifiables et d’une manière plus souple, qu’on pourrait qualifier de retour de la mise en scène, ou recherche d’un point de classicisme. Le mystère, c’est que chez Gus Van Sant, ce travail formel moins ostentatoire rend le film plus opaque encore, et le lieu de son énigme bien plus inassignable.
TROIS EXPLOSIONS
Il n’y a pas eu à Cannes cette année de film qui, comme Rosetta, Elephant, ou encore Ten de Kiarostami, prenne le risque d’un parti pris de mise en scène unique et dégage du même coup un horizon nouveau pour le cinéma. Les coups de force figuratifs les plus fulgurants du Festival 2005 sont plutôt venus de l’intérieur des films, sur le mode de la rupture, du basculement, du brusque changement de régime. Etrangement, ces moments de tremblement se sont produits à chaque fois dans des films mettant en jeu la question de l’infirmité.
Dans Peindre ou faire l’amour, c’est un personnage d’aveugle qui, conduisant par la main un couple de voyants dans une obscure forêt, fait basculer le film dans le noir complet pendant toute une scène. Dans Be With Me, Eric Khoo plonge le spectateur dans le monde silencieux de Theresa Chang, sourde et aveugle, en sous-titrant vingt minutes d’un bouleversant monologue intérieur. L’effet est sublime : le spectateur lit une voix-off qu’il n’entend pas. Dans Three Times, le film perd aussi la parole. Dans le second sketch du film, situé en 1911, Hou Hsiao-hsien raconte les malheurs d’une courtisane dans le style muet du cinéma de l’époque. Des intertitres prennent en charge les dialogues. Mais la voix ne disparaît pas tout à fait. Il faut que la courtisane chante, impuissante sirène, pour que sa voix troue la surface mutique du film. Par trois fois, en indexant sa mise en scène sur l’infirmité d’un personnage (aveugle, aveugle et sourd) ou d’un cinéma (muet), des films nous ont ouvert à une autre perception du monde et nous ont donné en partage un autre régime sensible. C’étaient les plus belles promesses de ce Festival.
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