Dans No Home Movie, en salles ce 24 février, Chantal Akerman filme sa mère au seuil de la mort. Ce portrait bouleversant sort quelques mois après que la cinéaste s’est donné elle-même la mort à l’automne dernier. En 2004, nous rendions déjà hommage à ce monument du cinéma, drôle, légère et libre.
Chantal Akerman fait des films mais pas d’entrées. Ou plutôt pas beaucoup, en tout cas, pas assez. « Je voudrais, ne fût-ce qu’une seule fois, faire des entrées avec un film. Une seule fois », écrit-elle, non sans humour, dans un autoportrait (Chantal Akerman, autoportrait en cinéaste) à paraître en même temps que débute la rétrospective que lui consacre le Centre Pompidou. Douze mille entrées la première semaine, moitié moins la suivante, plus qu’une salle aujourd’hui : alors qu’elle croyait enfin tenir un sésame commercial, son dernier film, l’enjoué Demain on déménage, a vite plafonné. Déception. Tristesse.
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“Le box-office, c’est important. Vous avez envie que les gens viennent voir votre film. C’est tout con. C’est de l’amour pour votre film. 1) ça fait plaisir, 2) c’est de la confiance en vous. Vous ne savez pas ce que ça veut dire le mot ‘entrée’… C’est très, très fort.”
A 54 ans, Akerman aura pourtant jusqu’ici fort peu concédé aux impératifs commerciaux du cinéma jackpot formaté pour faire du fric. Cinéaste aux confins de l’expérimental dans les années 70 (Je, tu, il, elle ; Jeanne Dielman…), peu à peu tentée par la comédie (Golden Eighties), auteure de documentaires “contemplatifs” (selon l’expression du cinéaste Vincent Dieutre) dans les années 90 avec D’Est, Sud, puis De l’autre côté : son œuvre a connu très vite une immense reconnaissance critique avant de rencontrer celle des biennales et expositions d’art contemporain.
Alors pourquoi se soucier de ce (relatif) échec commercial ? Parce que ça coûte.
« Ça me gêne par rapport à Paulo Branco (son producteur) que Demain on déménage n’ait pas fait plus d’entrées, parce qu’il a dépensé je sais pas combien à mettre des affiches partout. Je sais ce que c’est que 1 franc. Je ne suis pas née dans une famille où l’argent n’avait pas d’importance. Mon père a travaillé toute sa vie. Il n’a jamais gagné ce qu’on dépense pour un seul de mes films. J’ai encore la notion de ça. Je suis née en 1950, c’était pas encore les Trente Glorieuses. »
Une incroyable puissance insurrectionnelle
Dans le salon de l’appartement qu’elle occupe depuis 1991 à Ménilmontant, dont la fenêtre surplombe de toute sa hauteur l’ancienne voie ferrée de la petite ceinture, l’ampoule de l’abat-jour ne s’allume pas, la fenêtre de la salle de bain ouvre, mal commode, sur l’immeuble d’en face et le frigo est, de l’avis de sa propriétaire, toujours vide. Des livres entassés, des CD peu écoutés (« Je préfère entendre les chansons que j’aime par hasard, à la radio »), France Culture en bruit de fond, et cette façon de vous demander « Vous voulez du sucre ? » avec une voix enjôleuse et éraillée. Elle évoque le flot continu de ce qu’elle appelle son « ressassement », aussi mécanique que sa manière d’enchaîner les clopes, qui l’habite et la travaille sans ménagement. Et insiste sur son inadéquation aux petites exigences du réel, son aptitude au désordre.
Une incroyable puissance insurrectionnelle marque ce parcours de jeune fille belge des années 60, élevée dans une école religieuse et pétrie de culture juive (son grand-père était chantre de synagogue). Elle ne connaît rien au cinéma, mais est foudroyée à 15 ans par Pierrot le fou. Une seule priorité désormais : comme Pierrot, allumer la mèche du premier bâton de dynamite qui passe. Ce sera Saute ma ville, tourné à 18 ans sans budget, brûlot burlesque et terroriste de treize minutes, où une jeune femme (la cinéaste elle-même, Charlot au féminin) met la panique dans une cuisine avant de tout exploser. Lorsqu’on pointe la congruence de cette mise à sac avec les revendications de Mai 68, elle met un bémol :
“Saute ma ville, c’était pas révolutionnaire. J’étouffais dans un monde où tout le monde cirait ses chaussures, où les appartements étaient en ordre et je voulais casser ça. Mais je n’ai jamais cru à l’idée de la révolution. »
https://www.youtube.com/watch?v=wiQfrKtyLMA
Comme d’autres jeunes gens de son âge éblouis par Godard, Philippe Garrel par exemple, faire du cinéma, ici et maintenant, sans aucune formation académique ni apprentissage technique, est non seulement possible, mais vital. En traversant l’Atlantique à 20 ans, pour s’installer à New York, elle découvre le cinéma expérimental américain alors en ébullition : Jonas Mekas, Shirley Clarke, Andy Warhol. Mais c’est surtout l’œuvre du Canadien Michael Snow qui l’impressionne durablement. Elle cite La Région centrale, lent panoramique à 360 ° dans le désert, ou encore Back and Forth.
« C’est un mouvement d’aller et retour dans une salle de classe pendant vingt minutes. La caméra bute toujours sur le même point, mais on est absolument obsédé par la possibilité que cette fois-ci elle aille un peu plus loin. Il crée une tension aussi forte qu’Hitchcock le ferait avec une fiction, un suspense.«
Assouplir le système formel parfait qu’elle a élaboré
Cette puissance du cadre et du plan, elle l’applique dans ses films tournés à New York (Hôtel Monterey ; La Chambre…) avant de l’inoculer dans une narration : le quotidien en temps réel d’une mère de famille qui se prostitue et tue un de ses clients, Jeanne Dielman… (1975), avec Delphine Seyrig. Le film devient une œuvre phare du cinéma moderne, fait le tour du monde et continue d’aimanter les expériences de cinéma les plus contemporaines Gus Van Sant en revendique l’influence sur Elephant et Gerry.
En le revoyant aujourd’hui, on imagine mal qu’un film aussi formellement abouti, presque monstrueux de rigueur logique, puisse avoir germé dans l’esprit d’une femme de 25 ans. Une telle précocité n’a pas été forcément facile à porter. A l’orée des années 80, Akerman s’emploie à assouplir le système formel parfait (fixité des cadres, longueur des plans) qu’elle a élaboré. En empruntant à la danse, à la musique, au documentaire, elle cherche « un air moins raréfié, des plans moins asphyxiants ».
Il a donc fallu un peu de temps à Chantal Akerman pour que cet humour, cette légèreté, cette spontanéité un peu enfantine qui émanent d’elle dans la vie traversent aussi son cinéma. Célébrée pour avoir cassé la narration classique, Chantal Akerman est pourtant une excellente conteuse, qui adore multiplier les anecdotes rigolotes sur elle-même. Elle décrit ainsi ce bref séjour en kibboutz à 18 ans pendant l’été 1968. Elle appartient alors à un mouvement de jeunesse sioniste de gauche et son père espérait qu’elle trouverait un mari juif, mais l’expérience tourne vite court :
« Ramasser les cornichons, c’était pas pour moi… Je ne voulais pas être paysanne. »
En guerre avec le symbole militant
Elle s’obstine à nous faire dire que son petit chien est le portrait craché de Franz Kafka (« surtout dans ses autoportraits »). Prend aussi le temps de raconter sa rencontre avec Delphine Seyrig, son incrédulité initiale face à la maladie qui finit par emporter l’actrice, son amitié qui dure avec Aurore Clément. Elle parle beaucoup, s’interrompt, réfléchit, livre en vrac des pensées non dépolies, y revient, demande à ses auditeurs de les affiner, de les réfléchir à leur tour, précise être depuis longtemps en analyse (« Serge Lebovici m’a sauvé la vie »).
Parce que Jeanne Dielman… fut le film d’une génération de femmes aliénées par les rituels domestiques et que De l’autre côté, documentaire-gifle sur les milices d’autodéfense de rangers texans pourchassant les clandestins mexicains, fut l’un des grands chocs de 2003, on l’imaginait à l’affût du politique, intellectuelle engagée, polyrevendicative. On la découvre beaucoup moins combattante, plus impulsive, sensible et affective, moins sûre d’elle. En guerre avec le symbole militant que certains spectateurs ont voulu faire de ses films.
Dernier sujet d’emportement, un magazine qui, lui consacrant un article cette année, a publié sans son approbation un pictogramme de Je, tu, il, elle, autre réussite précoce de la cinéaste qui, en 1974, s’achevait sur une scène d’amour et de sexe entre deux femmes. Extraite de son contexte, un film lent et magnifique où une femme, jouée par la jeune Akerman, semble partir en quête de son désir, l’image lui paraît « d’une violence dingue », elle qui n’a jamais voulu faire de film militant, pas même féministe, même si elle a appartenu au groupe Psychanalyse et Politique d’Antoinette Fouque dans les années 70.
https://www.youtube.com/watch?v=yKLwkLL9VVE
Elle rejette toute étiquette communautaire, et elle se désintéresse totalement des revendications homosexuelles :
« Avec qui on couche, c’est pas politique. Je suis pour faire les choses comme on a envie de les faire, sans demander la permission à l’Etat. Je ne me pacserai jamais. Parce que je n’ai pas envie d’être sur des listes. Pas envie qu’on fasse des statistiques avec moi. Je n’ai pas envie de leurs droits. Je m’en tape. »
Le kibboutz, les groupuscules féministes, l’extrême gauche, le cinéma homosexuel, Chantal Akerman ne s’agrège à rien. « Ce que je cherche, c’est pas une cause ou un sujet, c’est le cinéma. » Elle l’a rencontré très tôt et très fort. Et a su toujours le retrouver malgré de nombreux déménagements (documentaires, installations, comédies…). Trajectoire d’une cinéaste curieuse, toujours mobile, parfois inquiète. Enigmatique, elle conclut : « C’est dangereux aujourd’hui de faire du cinéma. »
Jean-Marc Lalanne
>> A lire aussi : notre critique de No Home Movie de Chantal Akerman
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