Dans un essai qui fera date sur la question de l’extermination de masse, Diviser pour tuer , le sociologue néerlandais Abram de Swaan éclaire les mécanismes sociaux, politiques et individuels qui conduisent aux massacres : plus de cent millions de personnes sans armes massacrées au cours du siècle dernier. Pourquoi ? Comment ?
Pourquoi certains régimes politiques en viennent-ils à pratiquer l’extermination de masse ? Et pourquoi des citoyens, se mettant au service de ces régimes, tuent-ils en masse ? Si ces deux questions ont toujours formé des énigmes infinies sur la capacité qu’ont les sociétés à puiser au fond d’elles-mêmes leurs pires pulsions de mort, l’analyse qu’en fait le sociologue néerlandais Abram de Swaan dans son essai Diviser pour tuer pourrait marquer un tournant épistémologique.
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Poursuivant une production historique, philosophique, sociologique et littéraire déjà très dense sur le sujet, son étude fouillée éclaire d’un jour nouveau ce processus de déshumanisation propre à l’humanité elle-même. La violence de masse exercée contre des citoyens sans armes a prélevé au cours du siècle dernier un tribut gigantesque en vies humaines, rappelle l’auteur en préambule : au moins cent millions, peut-être plus.Des hommes furent (et seront probablement) prêts à tuer indistinctement, des heures, des jours, parfois des semaines durant ; “Dans certains cas, ils ont continué ainsi pendant des mois et même des années.”
Comment comprendre cette “annihilation de masse” et donc “la violence de proximité massive et asymétrique qui met directement en présence les tueurs et leurs victimes”?
Avant de saisir ce qui motive et conditionne les génocidaires eux-mêmes, Abram de Swaan s’attache à distinguer quatre modes d’extermination de masse. Cette typologie inédite permet ainsi de mieux comprendre les mécanismes différentiels d’explosions de violence dont les contextes n’ont souvent rien à voir entre eux.
De “la frénésie des vainqueurs” au “triomphe des vaincus”
Le premier mode d’extermination identifié par l’auteur a à voir avec “la frénésie des vainqueurs” : c’est à la suite d’une conquête ou d’une occupation que la violence de masse se déploie. L’auteur évoque ici par exemple l’extermination des populations d’Amérique du Sud par les conquistadors espagnols, la mort de près de dix millions de Congolais sous le règne de Léopold II ou les massacres liés à la révolution mexicaine de 1910.
Second mode : “la domination par la terreur”. Le recours à la violence de masse est ici opéré par un régime qui veut mettre en œuvre sa politique. La terreur stalinienne, la Chine communiste, la Corée du Nord, l’Indonésie du général Suharto ou encore les massacres contre les peuples indigènes du Guatemala au début des années 1980, et évidemment l’Allemagne nazie, illustrent tous cette terreur, toujours activée par des agents spécialisés comme la police secrète, les procureurs, les gardiens de camp…
Troisième mode : “le triomphe des vaincus”. Les pillages, viols et meurtres pratiqués à grande échelle par les conquérants dans l’ivresse de leur victoire ont aussi un contre-modèle : celui de tueurs, qui confrontés à la menace d’une défaite imminente déclenchent des campagnes d’extermination contre une faction ciblée de leur population nationale.
Du génocide des Arméniens par les Turcs à celui des Tutsis par les Hutus au Rwanda, du démocide des Khmers rouges au Cambodge au nettoyage ethnique en Bosnie… , tous ces tragiques épisodes s’inscrivent dans ce cadre paradoxal. La solution finale elle-même fut mise en œuvre au moment où l’Allemagne nazie commençait à essuyer des défaites irréversibles.
Quatrième mode d’extermination : “le mégapogrome” ; seul mode où le rôle du pouvoir central reste mineur. Les massacres sont à l’intérieur de ce modèle perpétrés par des bandes armées ou des groupes civils qui ont bénéficié de l’appui des pouvoirs en place, comme en Inde ou au Pakistan en 1947.
La “banalité du mal” ? un cliché à déconstruire
Si la violence n’a ainsi cessé de se transformer à travers l’histoire, et si chaque drame évoqué mérite une analyse spécifique, comme celle du Rwanda auquel l’auteur consacre un chapitre entier, si la violence humaine reste indexée à l’entrelacement d’une histoire naturelle et d’une histoire sociale, un enjeu commun traverse le siècle : comment comprendre l’explosion de violence collective ? Pourquoi la plupart des meurtriers n’avaient jamais fait auparavant de mal à autrui ? Et pourquoi une fois le génocide commis, la grande majorité d’entre eux ne porteront plus atteinte à l’intégrité physique de quiconque ?
“D’où est donc venue cette extrême violence, et comment peut-elle ensuite disparaître, apparemment sans laisser de traces ?”, se demande Abram de Swaan.
Pour étayer sa thèse, l’auteur prend ses distances avec un discours banalisé dans les esprits : celui précisément de la fameuse “banalité du mal” avancée par Hannah Arendt, mais aussi celui qui suivit les expériences de Stanley Milgram sur la soumission à l’autorité, ou encore les réflexions sur les “hommes ordinaires” de Christopher Browning dans son célèbre livre Des hommes ordinaires, le 101e bataillon de réserve de la police allemande et la Solution finale en Pologne.
Pour Abram de Swaan, “la vulgarisation de la doxa Arendt-Milgram-Browning a accouché du grand cliché de notre époque : nous sommes tous des génocidaires en puissance, mais nous ne nous sommes jamais trouvés dans la situation à même d’actualiser cette potentialité.”
Croisant plusieurs niveaux d’analyse – macrosociologique, microsociologique, renvoyant à l’histoire de la lutte des classes, des religions, des idéologies…–, Abram de Swaan affirme que si certaines configurations favorisent des comportements génocidaires, les bourreaux sont rarement des hommes ordinaires. Mais plutôt des hommes issus de professions spécialisées dans l’exercice de la violence (policiers, militaires…).
Un “processus de dé-civilisation”
Ils ont souvent été socialisés dans un cadre autoritaire, comme l’historien Norbert Elias l’a montré dans son étude essentielle des “processus de dé-civilisation”. Si les bourreaux continent de mener une vie normale pendant et après leur activité sanguinaire, libérée de tout sentiment de culpabilité, c’est qu’un mécanisme de “compartimentation mentale” (dédoublement) les protège contre eux-mêmes.
“Les bourreaux ont une faible capacité à percevoir la part active qu’ils prennent dans un événement”, écrit le sociologue. “Ils n’assument pas la responsabilité de leurs actes et soutiennent qu’ils n’ont fait qu’accomplir ce qui leur était commandé, qu’ils ont agi sous la contrainte, ou parce que tout le monde autour d’eux agissait ainsi (…) Et ces mêmes criminels ne manifestent que de façon exceptionnelle des remords, de la honte ou de la compassion (…) Leur conscience morale limitée, leur manque d’agentivité et d’empathie pourraient peut-être nous fournir des indices permettant d’entrevoir les différences entre la plupart des criminels de masse et l’immense majorité de l’humanité”.
C’est pourquoi il importe d’analyser finement les parcours individuels et les contextes sociaux et historiques au cœur desquels ils se déploient pour saisir la cohérence démente du passage à la violence. Les phénomènes d’extermination convoquent autant de facteurs individuels que de motifs collectifs, dans un jeu d’affinités probabilistes.
Au terme de cette stimulante analyse des modes d’extermination de masse, Abram de Swaan nous rappelle à cette sombre évidence autant qu’à cette abyssale étrangeté : les meurtriers de masse sont aussi des personnes, des personnes autres “à maints égards”, différentes, “comme nous le sommes tous”.
Abram de Swaan, Diviser pour tuer, les régimes génocidaires et leurs hommes de main (Seuil, 356 p, 22 €)
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