Harper Lee est décédée ce vendredi 19 février 2016. Après 55 ans de silence, elle avait publié son deuxième roman le 14 juillet 2015. En avril, nous revenions sur le parcours de la Garbo des lettres américaines, grande amie de Truman Capote.
L’annonce d’un nouveau roman de Harper Lee, fin janvier, s’est instantanément changée en événement. Cinquante-cinq ans après avoir publié un unique livre, Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur (1960), vendu à plus de trente millions d’exemplaires dans le monde (il s’en vendrait encore un million par an), Harper Lee viendrait donc de décider, à 88 ans, de faire un come-back pour le moins inattendu.
Celle qui disait avoir tout dit en un seul livre et n’entendait pas le répéter, n’avait en effet rien publié d’autre que quelques articles dans des journaux (Vogue et le magazine d’Oprah Winfrey),et n’avait jamais accordé de véritables interviews. Au fil des années, Harper Lee est ainsi devenue l’une des figures mythiques de la littérature américaine, une sorte de Garbo des lettres, un double féminin de Salinger, malheureusement et injustement éclipsée par le retrait littéraire et public de l’auteur de l’Attrape-Cœurs.
Pourtant, le silence de Lee aura été plus radical – Salinger s’étant exprimé et ayant publié plusieurs livres avant de s’emmurer dans le retrait. Et son Oiseau moqueur, s’il est moins puissant, dans la catégorie romans écrits du point de vue d’un enfant ou d’un adolescent, que Le cœur est un chasseur solitaire de Carson McCullers, s’avère plus beau que L’Attrape-Cœurs ou Franny et Zooey. Reste à savoir si son prochain roman à paraître, Go Set a Watchman sera à la hauteur du précédent, n’ayant pas reçu les soins d’un éditeur. Ou plus précisément, ayant été préalablement refusé par l’éditeur de L’Oiseau moqueur.
Un texte inédit écrit au milieu des années 1950
A l’automne dernier, l’amie et avocate de Harper Lee, Tonja Carter, trouve un étrange manuscrit dans les archives de l’écrivaine, rangé avec le manuscrit original de l’Oiseau moqueur. Elle comprend vite qu’il s’agit d’un texte inédit, écrit au milieu des années 1950 avant même son best-seller. Le roman, ou plutôt un recueil d’histoires de 304 pages, que Lee avait d’abord soumis à son éditeur Tay Hohoff, chez J.B. Lippincott & Co, dans lequel elle mettait déjà en scène les personnages de L’Oiseau, mais vingt ans plus tard, quand Scout (Jean Louise Finch), son alter-ego romanesque, rend visite à son père vieillissant, Atticus Finch, dans la ville fictive de Maycomb, le double de Monroeville, en Alabama, où vécut la famille Lee.
Elle y traitait des problèmes raciaux de l’Amérique des années 50, et de la relation complexe entre la fille et son père. Séduit par les nombreux flash-backs de Scout sur son enfance, Tay Hohoff lui conseilla alors d’écrire un roman entièrement basé sur celle-ci. Ainsi naquit l’un des plus célèbres livres de l’histoire de la littérature américaine, qui nous plonge dans l’étrange foyer des Finch dans les années 30, à travers l’histoire de deux gamins, Scout et son grand frère Jen, élevés par leur père, l’avocat Atticus Finch, qui devra assuré la défense d’un homme noir accusé d’avoir violé une femme blanche.
Un livre qui appartient au club très restreint des véritables œuvres littéraires à avoir connu un succès d’une telle amplitude. Il faut dire que Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur avait tout pour séduire : des enfants qui découvrent peu à peu le monde des adultes, son hypocrisie, ses limites et ses secrets, dans une petite ville conservatrice et raciste, entourés de voisins tous plus farfelus les uns que les autres, d’une gouvernante noire qui remplace comme elle peut leur mère décédée, d’une famille réactionnaire qui reproche à leur père d’en faire des “sauvageons”, et enfin d’un père libre-penseur, juste et droit, qui leur enseigne la bonté et la justice dans un monde sans cesse injuste, avec un humour certain.
La petite Harper se lie très tôt d’amitié avec Truman Capote
Roman d’initiation aussi tendre que drôle, bourré de phrases fortes, doublé d’une critique sociale sans concession, bref, magnifique manifeste contre le racisme et pour la tolérance des différences, L’Oiseau moqueur reçut le prix Pulitzer en 1961, et fut adapté en 1962 par Hollywood avec Gregory Peck dans le rôle d’Atticus Finch (trois oscars). La romancière devint l’amie de l’acteur, au point de se balader dans les rues de Monroeville avec lui, et de lui offrir la montre de son père.
Née Nelle Harper Lee en 1928 en Alabama, de Frances Cunningham et Amasa Coleman Finch, avocat, cadette de cinq enfants – trois sœurs et un frère, Ed, qui meurt en 1951 –, la petite Harper se lie très tôt d’amitié avec Truman Capote, qui venait passer chaque été chez ses tantes, voisines des Lee à Monroeville. Si la rumeur dit un temps qu’il serait le véritable auteur de L’Oiseau moqueur, Capote l’a toujours nié, mais a toujours affirmé avoir inspiré le personnage de Dill, un enfant trop petit pour son âge, affabulateur et extrêmement attachant, qui promet à Scout de l’épouser quand ils seront grands. Plus tard, il fera lui aussi de Lee un personnage des Domaines hantés (1948), et immortalisera la maison dans les arbres des Lee dans La Harpe d’herbes (1951). Harper et Truman ne se marieront pas, mais dès que Lee s’installe à New York en 1950 pour devenir écrivain, ils seront inséparables, comme les deux faces d’une même image, le positif et le négatif, à en juger par leurs parcours littéraires opposés.
Un destin brisé dans l’alcool et la drogue
Alors que Capote se répand en interviews, se dilue dans le journalisme, et sombre dans l’exposition maximale et la mondanité après la sortie de son chef-d’œuvre, De sang-froid, en 1966, ce qui finira par le détruire en tant qu’écrivain, Harper Lee choisit de s’éclipser dans l’ombre et le silence, de mener une vie tranquille entre New York et Monroeville. Dans Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, elle faisait d’ailleurs dire au petit Dill qu’il voulait devenir clown : “La seule chose que je puisse faire en ce monde, compte tenu de ce que sont les gens, c’est rire.” Son rire, hélas, se brisa dans la fête, l’alcool et la drogue. Est-ce en voyant les répercussions dangereuses qu’eut le succès sur son ami que Harper Lee décida de ne plus publier, ni de recevoir les journalistes ?
A la question de son silence, elle donna deux réponses : “Quand vous avez un tel succès, vous ne pouvez que décliner” et “toute la publicité autour de Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur a été trop écrasante”. Harper Lee a toujours brillé par son laconisme. En cinquante-cinq ans, tout ce qu’elle confia aux journalistes, c’est son amour pour son père, “l’un des rares hommes que j’ai connus à faire preuve d’une véritable humilité”, son goût pour le golf, et son désir de publier de meilleurs livres. Sauf que lors de la sortie de son roman, elle ne se remit pas au travail.
Elle préféra accompagner Truman Capote à Holcomb, au Kansas, pour l’aider dans ses recherches sur le meurtre de la famille Clutter afin d’écrire De sang-froid, qu’il lui dédia ainsi qu’à son compagnon, Jack Dunphy. Si Capote en parlait comme d’une sorte de secrétaire, Harper Lee fut davantage que cela. C’est elle qui, avec son allure décontractée et chaleureuse, permettait de briser la glace au cours des entretiens de Capote avec les habitants de la petite ville du Kansas où le meurtre fut commis, qui n’avaient pas l’habitude de personnalités aussi excentriques et théâtrales et se méfièrent d’abord du petit homme.
Dix ans d’enquête sur une véritable affaire criminelle
Et cela frustra peut-être Lee, car à la fin des années 80, après la mort de Truman Capote, elle passa dix ans à enquêter de son côté sur une véritable affaire criminelle, avec le projet d’en faire elle aussi un livre. Intitulé The Reverend, le livre devait raconter l’histoire d’un prêcheur noir, pratiquant le vaudou, inculpé du meurtre de cinq membres d’une même famille, et qui, après avoir acquitté, finit abattu par l’un des parents des morts. Mais Harper Lee n’acheva jamais ce texte, prétextant l’écriture de ses mémoires.
Auparavant, elle avait déjà abandonné l’écriture d’un autre roman qu’elle prévoyait d’intituler The Long Good-Bye. Elle passa le reste de sa vie avec l’une de ses sœurs, Alice, une avocate qui se consacra à la protéger, dans une maison de Monroeville qu’elles partageaient. Elle se promenait en ville en salopette et tennis, ne refusait jamais de signer des autographes, et déjeunait chaque samedi dans un petit restaurant qui l’installa vite dans une salle arrière, tant elle était assaillie par les fans. Elle sortait régulièrement chez ses amis, mais s’éclipsait dès que s’y trouvait un étranger un peu trop curieux de son travail.
On sait aussi qu’elle adorait Jane Austen, Mark Twain, Nathaniel Hawthorne et Eudora Welty. Elle reçut plusieurs récompenses, notamment des mains de George W. Bush et Barack Obama. En 2007, elle subit une attaque qui la lassa en partie sourde et aveugle. En 2011, sa sœur Alice confiait à un ami que Harper serait capable de signer n’importe quel document qu’une personne de son entourage lui soumettrait. Mais Alice est décédée à l’automne dernier, et peu après l’avocate de Lee, Tonja Harper, déclarait avoir trouvé par hasard le manuscrit de Go Set for a Watchman. C’est alors que la bonne nouvelle de la publication de ce dernier s’est vite changée en véritable polémique.
Harper Lee aurait-elle été manipulée ?
Harper Lee, qui se déplace en chaise roulante et n’aurait, paraît-il, plus toute sa tête, placée en maison de repos, aurait-elle été manipulée pour accepter la publication d’un manuscrit qu’elle croyait perdu ou détruit ? “Après beaucoup de réflexion et d’hésitation, je l’ai donné à lire à quelques personnes en qui j’ai confiance et j’étais heureuse qu’ils considèrent ce livre comme valable au point d’être publié”, a déclaré l’auteure.
Plus tard, elle se serait dit humiliée et indignée qu’on puisse penser qu’elle n’ait plus la faculté de prendre une telle décision, elle qui a toujours veillé à sa postérité et n’a pas hésité, au cours de ces dernières années, à intenter divers poursuites en justice contre quiconque se servait de son nom ou du titre de son roman contre son gré. Pourtant, depuis l’annonce de la publication de ce deuxième titre, ses déclarations n’ont pas été faites en public, mais ont toujours été restituées par Tonja Carter, ou par son agent littéraire, Andrew Nurnberg. Et le vice-président de HarperCollins, qui prévoit pour la sortie du livre le 14 juillet un premier tirage de deux millions d’exemplaires, ne lui a jamais parlé directement.
Fin février, Nurnberg, las de la polémique, a décidé d’inviter les éditeurs étrangers à se déplacer à Londres pour le lire dans son bureau avant de l’acheter. “Nous ne souhaitons pas vendre ce livre à l’aveugle, a confié l’agent à Publishers Weekly. Ne serait-ce qu’à cause des sottises publiées dans la presse par certaines personnes qui paraissent déterminées à remettre en cause les motivations quant à la vente de ce livre, et à dénigrer ses mérites littéraires, sans même en avoir lu un seul passage.” En France, ce sont les éditions Grasset qui publieront Go Set for a Watchman en traduction, en octobre 2015 ou janvier 2016, en même temps qu’une réédition en grand format de Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur.
Le livre était sorti au moment de la reconnaissance des droits civiques des Afro-Américains et de l’abolition de la discrimination dans les écoles et universités. Même s’il se situe dans les années 50, et que les droits des minorités ont depuis considérablement avancés, on peut hélas parier que l’apologie de la tolérance que prônait sans doute déjà Harper dans Go Set a Watchman sera toujours d’actualité.