Chercheur et saxophoniste, Raphaël Imbert part sur les traces du religieux dans la Great Black Music, de La Nouvelle-Orléans à “saint” John Coltrane. Un livre touffu mais érudit.
“Le jazz n’est pas mort, il a juste une drôle d’odeur”, chantait Frank Zappa au début des années 70. Zappa est mort et le jazz est toujours vivant, et pour Raphaël Imbert, il serait plutôt en odeur de sainteté. Ce saxophoniste et chercheur à l’EHESS entend mettre en avant une dimension à son avis trop oubliée de “la plus savante des musiques populaires, et de la plus populaire des musiques savantes” : la spiritualité.
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Raphaël Imbert montre que le jazz, né dans les bouges de La Nouvelle-Orléans, musique des pimps, des junkies et des gangsters, reste pourtant empreint tout au long de son histoire d’une religiosité hétérodoxe mais omniprésente, souvent occultée par les musiciens eux-mêmes et peu étudiée par les critiques. Le musicien et chercheur – son livre est le résultat d’un voyage d’études aux USA – traque les traces du sacré qui imprègne la Great Black Music, des brass bands des funérailles de La Nouvelle-Orléans au mysticisme de Coltrane.
Jazz Supreme est un ouvrage touffu, truffé de notes de bas de page et de concepts sociologiques, qui a tendance à partir dans tous les sens mais qui est heureusement sauvé par l’érudition de son auteur et la richesse des informations qu’y trouvera l’amateur de jazz.
Brass bands et second line
L’Amérique, on le sait, est une terre profondément religieuse, créée par des communautés fuyant la persécution, et les Afro-Américains ont su trouver leur place dans ce foisonnement d’Églises et de cultes, inventant peu à peu, dans le seul espace où ils pouvaient se regrouper et s’exprimer ; leurs propres cérémonies, tolérées et même encouragées par les maîtres blancs. Pour suivre le fil de cette religiosité sous-jacente mais constante, Raphaël Imbert privilégie quelques moments clés et quelques artistes phares, même si certains, comme Albert Ayler, soufflant hystérique et mystique halluciné, sont bien oubliés aujourd’hui.
Tout part évidemment de La Nouvelle-Orléans et plus particulièrement des processions funéraires, où se nouent les liaisons originelles entre la mort, mystère suprême, et la religion. C’est lors des “jazz funerals” où le défunt était accompagné à sa dernière demeure par une ou plusieurs fanfares mobiles – ces brass bands popularisés par la série Treme – que s’est peu à peu inventé ce nouvel idiome.
Ces funérailles deviennent un moment intense où à une affliction de plus en plus théâtrale se mêle peu à peu une joie dionysiaque. L’orchestre, au retour du cimetière, accélère le rythme et abandonne les hymnes religieux, au profit d’un répertoire marqué par le blues et le répertoire profane. Se joint alors au cortège la fameuse “second line”, foule de danseurs en délire qui accompagnent dans les vapeurs d’alcool et d’herbe la procession dans une bacchanale de plus en plus trépidante. Second line est devenu ainsi le nom d’un “pattern” – un rythme –, de batterie, typique du style New Orleans et qui a essaimé dans la soul et le funk, jusqu’au hip-hop.
Certains chercheurs voient dans ces cérémonies la résurgence de sociétés initiatiques africaines. C’est en tout cas une des premières manifestations de ce syncrétisme génial qui mêle background africain et musiques européennes, vaudou et chants religieux venus du protestantisme.
Black islam et be-bop
Imbert revient aussi sur le tropisme musulman des boppers des années 40 et 50 qui adoptent des patronymes exotiques : Ahmad Jamal, Yusef Lateef, et bien d’autres. Un Afro-Américain qui devenait musulman espérait ainsi échapper à sa couleur.
Citons l’hilarant Dizzy Gillespie : “Quand tous ces gens-là ont su par exemple qu’Idrees Sulieman, qui venait de se faire musulman, pouvait se permettre de rentrer dans les restaurants réservés aux Blancs et de ramener des sandwichs aux autres parce qu’il n’était plus ‘noir’ – malgré sa teinte de cheminée mal ramonée – ils se mirent à se convertir par fournées.”
Mais ces conversions n’étaient bien sûr pas seulement opportunistes, il existe un authentique islam noir aux USA, qu’on songe à Malcolm X, mais Imbert en montre là aussi le caractère syncrétique, bien loin de l’orthodoxie sunnite ou chiite. C’est le point commun, semble-t-il, de cette spiritualité afro-américaine, son refus des dogmes figés au profit d’une ouverture au sacré en général, à une transcendance universelle, qui peut prendre parfois des allures de melting-pot new age où s’agglutinent une égyptomanie fumeuse, un ésotérisme déjanté qui va jusqu’au culte des soucoupes volantes, qu’on songe aux prestations illuminées d’un Sun Ra.
Coltrane béatifié
Mais l’apôtre du jazz sacré reste John Coltrane (1926-1967), personnalité authentiquement mystique, béatifié par l’African Orthodox Church. Le saxophoniste a su intégrer dans ses créations toute l’histoire du jazz, de Sydney Bechet au free. Pour lui, le religieux était inséparable de sa recherche musicale. En 1964, il publie A Love Supreme, un chef-d’œuvre que viennent de reprendre en big band les frères Belmondo. Sur la pochette, il écrit : “J’ai fait l’expérience, grâce à Dieu, d’un éveil spirituel qui m’a mené à une vie plus riche, plus remplie, plus productive. À cette époque, j’ai humblement demandé que me soient donnés les moyens et le privilège de rendre les gens heureux à travers la musique.”
Il est vrai que Coltrane est un des rares jazzmans à avoir réussi à toucher un public plus large que celui des amateurs habituels. Imbert, pour tenter d’approcher la mystérieuse aura qui caractérise son génie singulier, se livre à une longue exégèse de l’un de ses thèmes les plus connus My Favorite Things. Il en décode longuement les diverses versions, de la plus mainstream à la plus free.
My Favorite Things est un standard, un de ces morceaux issus du répertoire de Broadway dans lequel les jazzmans puisent sans fin, une valse écrite par le duo Rogers-Hammerstein et popularisée par le film bien cucul tiré de la pièce éponyme La Mélodie du bonheur. C’est cette scie que Trane transformera en hymne incantatoire, porté par la polyrythmie incandescente de son quartet qui amènera des générations d’aspirants musiciens à la découverte du jazz. Pourtant ce thème d’une simplicité “biblique”, c’est le cas de la dire, a été très peu repris, il reste un diamant noir inaccessible, indissociable de son atmosphère mystique.
http://www.youtube.com/watch?v=UY43yHzgeZM
Où souffle l’esprit du jazz aujourd’hui ? L’aventure du free avec ses personnalités hors normes, ses allumés inclassables comme Ayler ou Sun Ra a peut-être été le dernier avatar d’un jazz mystique. Malgré ses virtuoses et ses stars, le jazz risque de devenir une sorte de musique classique bis, d’une très grande richesse certes, mais “désenchantée”. Pour Raphaël Imbert, qui y voit une des “premières manifestations du sacré contemporain”. il représente la possibilité d’une transcendance moderne qui ne prend plus la forme d’une religion particulière.
Jazz suprême, initiés, mystiques et prophètes, de Raphaël Imbert, éditions de l’Eclat. Harmonia Mundi
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