Depuis bientôt presque quarante ans, Jacques Aumont fabrique de la théorie avec du cinéma. Et cet artisanat délicat et savant (la pensée autour du cinéma), il le diffuse comme personne. Tout individu qui a traîné ses sacs en bandoulière dans les couloirs de Paris-III ne peut ignorer l’éclat de son enseignement, la limpidité avec laquelle […]
Depuis bientôt presque quarante ans, Jacques Aumont fabrique de la théorie avec du cinéma. Et cet artisanat délicat et savant (la pensée autour du cinéma), il le diffuse comme personne. Tout individu qui a traîné ses sacs en bandoulière dans les couloirs de Paris-III ne peut ignorer l’éclat de son enseignement, la limpidité avec laquelle il investit des champs ardus (esthétique, iconologie…) pour traiter de grandes questions transversales (la couleur au cinéma, qu’est-ce que l’analyse ?…). Sa façon de rendre disponible et séduisant un savoir immense a quelque chose d’unique.
Cette pensée, dispensée à l’oral pour ses cours, s’est toujours prolongée dans des livres. Et cette actualité éditoriale est aujourd’hui double. Son premier livre, Montage Eisenstein, sorti une première fois en 1978, reparaît dans une version légèrement retouchée et propose à nouveau une impressionnante immersion dans les écrits et les livres du génie maudit. Le second est une nouveauté, Matière d’images, qui prolonge une réflexion en profondeur sur les liens souterrains entre peinture et cinéma à travers des études sur Hitchcock, Kubrick… L’occasion donc de revenir sur une triple trajectoire, celle d’un cinéphile façonné par la grande ébullition des années 60, celle d’un intellectuel attaché à montrer en quoi le cinéma constitue un objet de pensée en soi et enfin, celle d’un grand pédagogue.
CLAN
Jacques Aumont Pour les gens de ma génération, il n’y avait pas d’autres façons de s’intéresser au cinéma que le mode de la cinéphilie amoureuse. Certains ont choisi les cinémas de quartiers. Pour moi, c’était la Cinémathèque française. J’ai commencé à la fréquenter un peu tardivement, pendant Polytechnique. La Nouvelle Vague avait déjà déferlé. Je découvrais en même temps le cinéma classique et le cinéma moderne. Sans savoir qu’il était moderne, car pour un jeune cinéphile de l’époque, il n’y avait pas de différence entre Welles, Huston, Minnelli d’un côté et Godard de l’autre.
Très vite, le cinéma est devenu une expérience clanique. J’ai rencontré Sylvie Pierre, qui m’a présenté les gens des Cahiers. J’ai commencé à m’asseoir à côté d’eux à la Cinémathèque. A l’époque, les jeunes avaient déjà pris le pouvoir. Jean Douchet avait pris de la distance. Jean Narboni et Jean-Louis Comolli menaient déjà la barque. Moi, je ne lisais pas Les Cahiers avant de les rencontrer. Je lisais Positif, j’adorais John Huston… J’ai basculé d’un camp à l’autre parce que j’étais très influençable, et que parler avec Narboni, c’était quelque chose d’éblouissant. Il avait des arguments à la fois très rationnels et totalement séduisants, et nul ne lui résistait. Et puis j’ai rencontré Jacques Rivette qui a vraiment fait mon éducation. Il m’a transmis une façon de prendre le cinéma au sérieux, non seulement comme quelque chose auquel on s’intéresse mais dans lequel on peut vivre. Devenu ingénieur à l’ORTF, j’allais quand même à la Cinémathèque trois fois par jour. Et puis, en 1967, j’ai commencé à écrire aux Cahiers.
GAUCHISME
Godard a toujours été important, mais au début pas plus que d’autres. Pour ma génération, c’est vraiment avec La Chinoise, puis avec le groupe Dziga Vertov qu’il est devenu mythique. Tout à coup, on était ébloui par quelqu’un qui allait jusqu’à renoncer à l’art pour une cause. Ce ne sont pas ses meilleurs films, mais c’était le geste le plus radicalement libre qu’on pouvait faire à l’époque. D’un point de vue personnel, le basculement dans le maoïsme a été très confus. Les Cahiers se sont mis à fréquenter Tel Quel, qui nous a entraînés dans des zones où nous étions novices. Et puis un sous-marin de la CGT, Philippe Pakradouni, est arrivé aux Cahiers et a failli les tuer définitivement. On s’est vraiment fait manipuler.
Je me demande souvent s’il y a un lien de nature entre le fait d’avoir été cinéphile de cette façon-là et celui d’avoir été gauchiste de cette façon-là. Le lien, c’est d’avoir été dedans sur le mode de l’adoration plutôt que celui de la critique. L’école Langlois était une école de l’adoration. Elle reposait non seulement sur un culte de la personnalité, mais aussi sur une doxa de l’amour partagé. C’était un gourou. Je ne regrette pas du tout, parce que cette idée de connaissance par l’amour était une belle utopie, mais c’était aussi une école de l’aveuglement, qui nous a fait tomber amoureux de la même façon du communisme. Langlois, lui, n’était pas dangereux et il nous donnait une nourriture spirituelle. Avec les mauvais bergers du gauchisme, c’était différent. Finalement, j’ai été foutu dehors des Cahiers. J’étais jugé trop tiède. Heureusement, ça n’a pas eu de conséquences graves.
DANEY
Quand je me suis retrouvé exclus des Cahiers, le cinéma s’était considérablement éloigné de ma vie. Là-bas, on ne voyait plus qu’une toute petite partie du cinéma. On a complètement raté la mutation maniériste du cinéma américain des années 70, Peckinpah, De Palma, Scorsese… Mais aussi Fassbinder. Ça a été dramatique pour récupérer ça. Certains l’ont fait assez vite, comme Serge Daney qui, heureusement pour lui, était parti en Inde et s’est tenu éloigné des années Mao.
Serge a été un grand critique. Mais aucun d’entre nous ne s’en est aperçu avant 1980 et son transfert des Cahiers à Libé. Avant, Serge était pour nous un compagnon agréable, un peu marginal, un peu décalé, qui faisait des choses bizarroïdes et dont on ne percevait pas encore la profonde originalité. J’ai relu par hasard sa critique de Théorème de Pasolini, parue dans Les Cahiers à la sortie du film. Il y a déjà tout Daney. C’est un peu formaliste, avec ce truc consistant à dire que le film parle de sa réception. Mais c’est un article formidable qui pourtant, à l’époque, nous avait juste paru malin.
LACAN
En 1970, un prof de lettres, à Censier – Paris-III, voulait monter une filière cinéma et a invité un petit groupe des Cahiers à venir faire des cours. C’était dans l’air du temps. Avec Pascal Bonitzer, Pascal Kané, Pierre Baudry, Jean-Louis Comolli, nous faisions des cours croquignolesques, dans des amphis bondés, où les étudiants descendaient en nous interpellant « D’où tu causes ? Mais que fais-tu des masses laborieuses ? » Moi, je commençais à m’intéresser aux formes filmiques, aux questions vraiment esthétiques. Donc, j’étais très suspect. Dans les années 70, il fallait que je rencontre quelque chose qui déstructure mon rapport au savoir, qui m’évite de tomber dans une conception académique vraiment emmerdante de l’enseignement, l’histoire du cinéma, ses grandes dates, etc. J’ai eu la chance de vouloir enseigner un savoir impossible. Mes premiers cours étaient sur Lacan alors que je n’y connaissais rien. J’ai dû inventer une façon de rendre ça possible. Ce qui importe, c’est le degré de vitalité des idées qu’on propose. Enseigner, c’est d’abord trouver quelque chose d’intéressant à dire. Et au fond, je ne crois pas qu’on enseigne des contenus, mais plutôt des attitudes, des façons de se comporter face à l’intellect.
DE BARTHES À DELEUZE
En se déprenant du structuralisme et de la sémiologie, on a jeté le bébé avec l’eau du bain. Ce n’était pas forcément des procédures scientifiques et même pas du tout. Mais ce n’était pas en soi une mauvaise chose de dire, comme Barthes au début de S/Z, qu’il faut relire et que c’est en relisant qu’on comprend. Ça paraît évident, mais il faut sans arrêt le répéter. Le principe de l’analyse, c’est la re-vision, pas la vision. On est sorti de la fiction, de la captation imaginaire. Et puis, attention aux détails. Dans le détail peut apparaître quelque chose de très significatif. Du temps de Barthes, on disait « significatif ». Aujourd’hui, on dit plutôt « fort ». Deleuze, avec son vitalisme, est passé par là et a convaincu tout le monde que les choses intéressantes n’étaient pas significatives mais vivantes. Mais on reste dans la méthode des résidus, c’est-à-dire l’idée que l’analyse doit s’intéresser à ce qui paraît le moins important.
L’AUTEUR
J’ai attendu longtemps pour écrire une monographie classique comme mon livre sur Ingmar Bergman (2003). J’ai quand même été élevé au lait althuserro-barthésien, Blanchot, »Mort aux auteurs », « Les idées ne viennent pas de l’auteur ». Avec évidemment les énormes contradictions liées à ma cinéphilie qui était complètement auteuriste (rires) ! C’était de la schizophrénie. Quand j’ai commencé à enseigner le cinéma, c’était exclu pour moi de passer par l’entrée « Auteur ». Si on m’avait dit en 1980, que j’allais écrire un livre sur Bergman, je me serais fâché. Je trouvais Cris et chuchotements obscène comme conception du cinéma. Trop de narcissisme, trop d’artisterie. Bien sûr, c’étaient des conneries.
LE CINÉMA À LA FAC
A Censier, les étudiants de cinéma sont déraisonnablement nombreux par rapport à une finalité sociale. Une société comme la nôtre n’a pas besoin de 350 étudiants de cinéma nouveaux par an. Mais une certaine proportion arrive à un débouché professionnel pas absolument éloigné de ce qu’ils voulaient. Un quart atterrit dans des métiers de la culture, de la communication. Ce n’est pas la réalisation, mais ce n’est pas sans rapport avec leur objectif. Quant à imaginer une sorte de CAPES de cinéma, qui permettrait de former des profs de collège ou de lycée, je suis partagé. En termes professionnels, il y a de gros arguments pour. Et dans ma position, je ne peux pas les négliger. Je serais content que certains de mes très bons étudiants aient de quoi se nourrir. En même temps, l’idée de ce que pourrait très vite devenir l’enseignement du cinéma au collège, c’est-à-dire le ressassement d’un savoir lagarde-et-michardisé, ça me fait horreur. Ça pose un problème plus vaste, celui de l’organisation en France du rapport entre l’enseignement, la culture et l’accès au métier. On est le pays riche qui a le moins bien résolu ces questions. Le symbole en est le bac, ce foutu bac, auquel mes étudiants sont si attachés qu’ils appellent à voter non à l’Europe. C’est proprement absurde. Le bac, c’est le culte du diplôme qui ne veut rien dire. Je ne suis pas content du tout de la façon dont l’enseignement est structuré, ni de ma place dans ce processus. Mais je suis content quand j’ai le sentiment d’avoir rendu service à quelques-uns. Ce n’est pas une perspective élitiste. Mais je sais très bien que, structuré comme ça, l’enseignement ne peut pas remplir sa fonction démocratique qui serait de servir à tout le monde.
LE CINÉMA, UN HUMANISME
Pour moi, les cinéastes intéressants aujourd’hui sont aussi inventifs que ceux d’hier. Il y a des choses passionnantes chez Hong Sang-soo, Kaurismaki, Ferrara ou même Kim Ki-duk qui est pourtant un cinéaste très branquignol. Gus Van Sant est le cinéaste qui me captive le plus. Il y a chez lui l’intelligence, la conscience de la situation historique, la curiosité, une réjouissante absence de bon goût… Je continue de penser, malgré les bouleversements de la société, de l’industrie du cinéma et des médias en général, que le cinéma est un formidable outil de pensée. Même des gens qui n’ont pas envie de penser y arrivent grâce au cinéma. Parfois sans le savoir, parce que même dans le cinéma de divertissement, il y a de la pensée. C’est une perspective humaniste, mais franchement, il n’y en a pas d’autre. ||
Montage Eisenstein, Editions Images modernes, 286 pages, 24 e.
Matière d’images, Editions Images modernes, 175 pages, 22 e.