« Les pieds nickelés Picards contre le Goliath du luxe », c’est le sous-titre de « Merci patron ! ». Entretien avec François Ruffin, réalisateur de ce film mi-documentaire, mi-parodique, à la « gloire » de Bernard Arnault.
Lundi 8 février, salle Olympe de Gouges dans le XIe arrondissement de Paris. François Ruffin, rédacteur en chef du journal Fakir, présente son film Merci Patron ! au public, à l’occasion d’une grande fête rouge. Il faut se battre pour entrer, ce qui suscite quelques commentaires chez des spectateurs frustrés : « Ces gauchos, ils ne valent pas mieux que les autres ». A l’intérieur, la salle est comble. Fanfare, discours militant d’un ancien salarié de Goodyear, exaltation de la foule… On s’attend presque à l’Internationale, mais il n’en sera rien.
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On ne révélera pas l’issue de Merci patron !, mais on ne dévoile rien en écrivant que le plan de départ de François Ruffin ne fonctionne pas. Il est supplanté par une intrigue rocambolesque qu’aucun scénario n’aurait pu imaginer. Le journaliste ruse, se travestit, se moque et n’a honte de rien. Le tout dans un seul objectif : piéger Bernard Arnault, PDG de LVMH, et plus grande fortune de France. Ironique, et jamais misérabiliste, François Ruffin se filme en fan du milliardaire, déterminé à rétablir le dialogue entre les anciens salariés licenciés du groupe LVMH et lui.
A Poix-du-Nord, près de Valenciennes, il fait la connaissance de Serge et Jocelyne Klur : anciens ouvriers d’une filiale LVMH, ils ont été licenciés quand leur usine a été délocalisée en Pologne. Sans emplois, criblés de dettes, ils ne peuvent plus chauffer leur maison et ont fêté Noël avec une tartine de fromage blanc. Ils risquent de perdre leur maison. Bien décidé à réconcilier « la France d’en bas avec la France d’en haut« , François Ruffin promet de porter l’histoire des Klur aux oreilles de Bernard Arnault, qui, il en est sûr, ne restera pas insensible. Entretien avec cet insolent à l’occasion de la sortie du film en salles, le 24 février.
Comment avez-vous eu l’idée de faire ce film ?
François Ruffin – C’était à l’automne 2012, la France était morose, la gauche aussi… Je me suis dit, soit je fais une dépression, soit je fais un truc à la con. Donc j’ai décidé d’enfiler un t-shirt « I love Bernard », et comme au début des westerns, je suis allé chercher des alliés : une bonne sœur rouge, des délégués syndicaux, des anciens ouvriers licenciés…
Pourquoi faire un film sur Bernard Arnault ? Pourquoi pas un autre grand patron ?
J’ai beaucoup travaillé sur lui depuis 2005 à l’occasion d’émissions [François Ruffin était reporter dans l’émission Là-bas si j’y suis, sur France Inter, ndlr] et d’articles dans Fakir. Donc j’ai fait sept ans de repérage sans le savoir, puisque je n’avais pas encore décidé de faire le film. Bernard Arnault, c’est quand même l’homme le plus riche de France, LVMH c’est le premier groupe de luxe au monde… Et puis LVMH avait des usines près de chez moi, je connais la misère de ces gens-là. Donc je voulais faire un parallèle entre la pauvreté de ces gens, et l’extrême richesse de Bernard Arnault.
Comment devait se dérouler le film, au départ ?
Pas du tout comme il se déroule finalement ! Au départ, le point d’orgue du film devait être mon intervention à l’assemblée générale des actionnaires de LVMH, mais comme on le voit c’est un échec. Mais vous savez, quand on est de gauche, on est habitué aux échecs, donc on sait rebondir. Cela produit un effet inattendu qui est encore mieux ; ce scénario n’aurait pas pu être écrit.
Pourquoi choisir la famille Klur, en particulier ?
J’ai côtoyé beaucoup de foyers, d’anciens salariés de l’entreprise d’Ecce (filiale de LVMH), dont les Klur, qui sont vraiment l’incarnation de cette misère. En fait il n’y a pas vraiment eu de discussion : je suis allé les voir, ils ont commencé à parler, et au bout de deux minutes on tournait, ils crevaient l’écran. Et puis, malheureusement, dans leur situation, ils n’avaient plus rien à perdre.
Comment expliquer la crainte que le journal Fakir inspire à Bernard Arnault, comme on le constate dans le film ?
C’est notre puissance qu’il redoute ! (rires) Non, je plaisante bien sûr. Mais je pense qu’il redoute notre capacité d’entêtement, et notre capacité à catalyser, à rassembler des acteurs prêts à nous suivre.
Pourquoi utiliser le film documentaire comme une arme politique ?
Aujourd’hui, le média populaire, c’est l’image. Les articles de presse ne sont pas inutiles, bien sûr, mais ils sont plus adaptés aux analyses. Ce qui n’est pas le cas de ce film. Pour toucher, raconter des histoires, émouvoir, l’image est beaucoup plus efficace.
Est-ce qu’il y aura des retombées médiatiques dans les journaux que possède Bernard Arnault ?
Non. Naïvement je pensais qu’il y aurait au moins une brève dans les pages culture. Mais les journalistes des Echos et du Parisien qui sont venus aux projections presse m’ont dit qu’ils n’écriraient rien. Et au-delà des journaux que possède Bernard Arnault, il y a aussi beaucoup de magazines pour qui LVMH représente un budget publicité énorme, qui ne parleront pas non plus du film, bien sûr.
Le soir du lancement de Merci Patron ! à Paris, il y a eu des échauffourées dans la salle à la fin du film. On vous a reproché d’être démago, de vous moquer des Klur et de n’être là que pour faire de la pub à Fakir… Qu’est ce que vous avez à répondre à ça ?
Il n’y a qu’à Paris qu’on voit ça. C’étaient trois pékins de l’ultra-gauche qui se considèrent comme l’incarnation du peuple. Pourtant, j’ai l’impression d’avoir fait un film potentiellement populaire, qui peut toucher tout le monde. Je les emmerde. Ma fierté, c’est d’avoir organisé cette grande fête, où plus de mille personnes se sont déplacées, où il y avait des syndicats, des intellectuels, et des « gens du peuple ». Quand des personnes qui sont dans la même situation que les Klur ressortent du film avec les yeux rougis et en me disant merci… Il n’y a rien de plus important.
On vous a également reproché de ne proposer aucune solution sur le long terme, de ne sauver que les Klur… Quelle est la suite de Merci patron ! ?
Moi je suis militant au quotidien, donc ma lutte ne s’arrête pas au film. Après, mardi on se réunit à la Bourse du Travail : il y aura des Goodyear, des salariés d’Air France et les opposants au projet Notre-Dame-des-Landes. Le but c’est ça : faire la jonction entre tous ces militants. Le film est un peu comme une fable. Moi je suis la représentation du petit bourgeois intellectuel, Bernard Arnault, c’est l’oligarchie, et ensuite il y a la classe populaire. Mais c’est seulement en s’associant qu’on arrive à déranger l’oligarchie. Moi tout seul, je ne suis pas très puissant, et les Klur tout seuls ne le sont pas non plus. Donc la suite c’est ça : le rassemblement.
Il paraît que vous avez subi des pressions depuis le film, c’est vrai ?
Oui, je sais que j’ai été suivi par des hommes de Bernard Arnault, mais rien de menaçant. C’est plutôt bien, en fait, ça donne de l’importance au film, à notre action, ça montre qu’on a eu un impact.
Et les Klur ? Ils ne risquent vraiment rien au niveau légal, par rapport à la clause de confidentialité depuis que le film est public ?
Non. Si jamais ils se font attaquer en justice, maintenant que Merci patron ! va sortir, on pourra lever suffisamment de fonds pour les aider. Ensuite, le film ridiculise déjà LVMH, vous imaginez si ils trainaient les Klur dans un procès, l’image du groupe que ça enverrait ? Ils ne prendraient pas le risque. Si j’étais un politique, je souhaiterais presque qu’ils tentent une action aussi absurde, pour qu’ils se ridiculisent encore plus. Mais bien sûr, je ne le souhaite pas aux Klur, et je suis persuadé qu’il n’y aura pas de problème.
Propos recueillis par Adélaïde Tenaglia
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