DJ légendaire de l’Haçienda de Manchester dans les années 80, Dave Haslam a souhaité rencontrer Jamie xx qui incarne l’héritage de cette révolution dance-floor.
Les deux prochains mois, The xx apportera la touche finale à son nouvel album, son troisième. Six années se sont écoulées depuis le triomphe aussi bien médiatique que commercial du fondamental premier album XX ; trois ans et demi depuis sa suite, Coexist. Depuis, Jamie Smith, cofondateur du groupe, a été constamment sur la brèche, à la fois sur le troisième album de The xx et sur une audacieuse carrière personnelle.
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Jamie xx est un jeune homme tellement occupé qu’il a zappé notre première rencontre prévue dans un café de l’East End de Londres, alors que j’étais venu exprès de Manchester. Un deuxième rendez-vous fut pris, cette fois au téléphone, trois jours plus tard. Il était censé être chez lui. Aucune réponse. Puis, il partit pour une série de DJ sets en Australie. Je l’y ai pourchassé, sans réponse. Mais il finit par m’appeler. Du Japon.
Une nouvelle culture de la nuit vite incontrôlable
En octobre 1988, le mois de naissance de Jamie, j’officiais deux soirs par semaine derrière les platines de l’Haçienda, le célèbre club de Manchester. Cette année-là, dans ce club précis, nous vivions en direct les premiers soubresauts d’une nouvelle ère : une révolution était en marche. Pourtant juste émergentes, la house et la techno dominaient déjà là-bas la scène musicale.
Nous vivions une nouvelle culture de la nuit
Avec elles déboula la drogue incontournable des dance-floors : l’ecstasy. Soudain, nous vivions une nouvelle culture de la nuit, vite devenue incontrôlable jusqu’à son triomphe. Un peu plus tard, notre vie et notre boulot de ces années-là allaient devenir le sujet de livres, de documentaires, et même de films, comme 24 Hour Party People.
A travers les grésillements de la ligne téléphonique, nous discutons longuement de l’état actuel de la club culture. Jamie a le même âge qu’elle, et elle est désormais aux mains de sa génération. Nous évoquons le son aussi puissant que mélancolique de The xx. Nous parlons aussi des sons fracturés, concassés de ses disques solo, dont le récent In Colour est sorti l’an passé.
Un DJ réservé et timide
Pas d’effusions, pas de discours : Jamie xx n’est pas la personne la plus bavarde à interviewer. C’est un homme de labeur, plus à l’aise avec ses différents rôles de l’ombre qu’avec les mots. Parmi ses nombreux états de service, il a produit Drake, remixé le Bloom de Radiohead et mené une existence de véritable globe-trotter en tant que DJ. Le 24 février, il jouera ainsi au Zénith de Paris devant plusieurs milliers de clubbeurs.
Le fait que Jamie soit si discret, réservé, voire timide ne surprendra pas ceux qui sont familiers de sa musique. Même si ses productions et DJ sets sont largement basés sur des basses énormes, ses chansons que l’on pourrait décrire comme des hymnes à la débauche se révèlent nettement plus contemplatives, élégiaques qu’elles en ont l’air. Il n’est pas forcément un performeur-né.
Ça fait dix ans qu’il joue sur scène avec The xx mais il semble toujours mal à l’aise lors de ses sets, fuyant les projecteurs derrière ses platines. “Je me sens pourtant de plus en plus chez moi sur scène, promet-il. Je danse sans retenue quand je passe des disques ! Ça ne fait que quelques années que je me retrouve seul sur scène, ça m’a pris du temps pour m’y habituer. Tout dépend de ce que je ressens dans la salle, des gens que j’y connais et de ce que j’ai bu. Du whisky.”
Se connecter à la chimie de la salle
Faire le DJ à jeun n’est pas facile, il faut se connecter à la chimie de la salleet, pour communiquer avec les clubbeurs, il vaut mieux être sur la même longueur d’onde. A l’Haçienda, je passais des disques face au chaos, surtout à l’époque de la fin des années 1980 où tout le monde était gavé d’ecstasy. J’avais moi aussi envie de plonger dans ce bordel, ça aurait été sublime. Pendant trente secondes.
“Depuis que je fais DJ, j’ai essayé pas mal de drogues” Jamie xx
Jamie acquiesce : “Depuis que je fais DJ, j’ai essayé pas mal de drogues, mais tout le monde a toujours l’air de mieux s’amuser que moi. Les drogues et le DJ-ing ne font pas bon ménage chez moi, j’ai besoin de me concentrer quand je passe de la musique et les drogues me distraient.”
Si vous posez la question à n’importe quel DJ, musicien electro ou simple fan, tous vous répondront qu’un certain club à une certaine époque a contribué à faire d’eux ce qu’ils sont aujourd’hui. Pour Laurent Garnier et les Chemical Brothers, par exemple, ça a été l’Haçienda. Sans hésiter, Jamie répond que pour lui, ce fut un petit sous-sol du quartier londonien de Shoreditch, rebaptisé Plastic People (l’endroit a fermé en janvier 2015).
Un élève de Four Tet
Là, une fois par semaine, se tenaient les soirées FWD>> qu’il ne ratait presque jamais et où il découvrait les derniers titres dubstep : un son venu du sud de Londres qui était en plein essor et déjà en mutation. “Pour moi, ça comptait parce que j’avais grandi à Londres et que tous les sons qu’on y entendait provenaient de ma ville.”
“Et puis je venais juste d’atteindre l’âge pour enfin avoir le droit d’entrer en club ! Avant ça, les seuls ‘clubs’ où je réussissais à me faufiler jouaient de la musique atroce, le seul intérêt était de passer une soirée avec mes potes bourrés. Là, il se passait vraiment un autre truc.”
Quand il commence à traîner au Plastic People, Jamie a délaissé ses potes bourrés. Il n’appartient à aucune clique et se rend souvent au club tout seul. Il vient voir la plupart des DJ, qu’ils jouent du dubstep ou de la techno. Il ne rate jamais Kieran Hebden (Four Tet), dont les soirées légendaires mélangent tous les genres. Pas étonnant qu’un élève de cette école que fut Plastic People ait sorti un album comme In Colour.
Un club qui donne le sentiment d’appartenir à une famille
On y retrouve cette ouverture d’esprit, cet éclectisme. Il trouve même la place pour accueillir un titre aussi r’n’b que I Know There’s Gonna Be (Good Times). Jamie confirme : “Ma palette s’est enrichie au fil des ans. Au Plastic People, on entendait du dubstep, du two-step et de la techno. Même quand j’y allais tout seul, que je restais au fond de la salle, je pouvais totalement m’immerger dans la musique et ne me soucier de rien d’autre…”
En 1988, le pouvoir d’attraction de la révolution rave tenait à son côté positif, communautaire. Jamie s’y retrouve totalement. Cet esprit était ce qui le faisait fréquenter avec une telle assiduité le Plastic People, et il irradie son titre de 2014, All Under One Roof Raving.
“Cette impression d’appartenir à une famille est la force des meilleurs clubs, même si tu n’y passes pas ton temps à discuter avec les autres : ce qui compte, c’est d’être ensemble. Même si je n’étais qu’un petit mec dans le public, j’avais l’impression d’être partie prenante.”
Une grande place accordée au silence
La sociabilité de Jamie commença pourtant à grimper de quelques échelons au fur et à mesure de son assiduité. Au Plastic People, il finit par sympathiser avec Kieran Hebden ou Sam Shepherd (Floating Points). Le club mal éclairé, qui contient à peine deux cents personnes, est devenu le terreau d’une nouvelle génération.
Sur son album There Is Love in You de 2010, Four Tet publie même le titre Plastic People, qui sonne comme la BO d’une vie dans un cocon. Comme la musique de Jamie, ce morceau gomme les tranchants du chaos qui règne dans ce genre de clubs. L’euphorie y devient intime, intériorisée.
A l’origine, Jamie n’était pas producteur : il l’est devenu lors de la réalisation du premier album de The xx, puis a évolué avec son album de remixes de Gil Scott Heron, We’re New Here en 2011. L’une de ses forces est la place qu’il réserve au silence. Une attirance pour l’espace que l’on retrouve également chez Kraftwerk, Joy Division ou dans les productions originelles de Derrick May, qui ont posé les fondations même de la techno.
Un art consommé du sample
L’espace et le silence sont en musique aussi importants que la mélodie ou le rythme : le silence est un espace par lequel l’auditeur peut se faire happer. “Je suis d’accord, admet Jamie. C’est le meilleur compliment que l’on puisse me faire. Pour The xx, j’imagine que ça vient simplement du fait que nous avons débuté à quatre, avant de n’être plus que trois.”
“Quand il s’est agi de jouer sur scène, nous avons fait le maximum” Jamie xx
L’un des éléments-clés de la production de Jamie xx – en plus des lignes de basse, de l’écho et du son du silence – reste l’utilisation des samples, résonances du passé nous connectant à notre mémoire commune ou intime. Et l’histoire de la musique semble être une ressource et une inspiration importantes pour lui.“Quand il s’est agi de jouer sur scène, nous avons fait le maximum, et le maximum s’est révélé ne pas être grand-chose. Mais ça a fonctionné, les gens ont commencé à en parler et nous avons alors travaillé autour de ce son.” Quelle que soit la création, ce qu’on coupe ou laisse de côté est aussi important que ce que l’on conserve. “Oui, ça fait partie de notre processus d’écriture depuis cette époque.”
La sauvagerie du jazz
“Les choses que j’écoute désormais le moins sont les nouveautés, les disques qui n’ont pas encore été publiés. Il y a tant à découvrir ailleurs. Et quand j’officie en tant que DJ, j’essaie surtout de passer des morceaux que les gens ne connaissent pas, des morceaux que j’aime.”
Ce goût pour l’imprévisible, du moins lors d’un DJ set, est une qualité importante. Après 1988, la culture club est devenue une industrie, un phénomène global de superclubs, d’electronic dance music et de gros sous. La révolution des raves était domptée : passer de la marge au mainstream est la tendance habituelle de toute révolution culturelle.
Il y a un siècle, le ragtime débarquait, faisait sensation, secouait les dance-floors partout en Europe. Mais à partir des années 1940, le jazz a muté, glissant de l’avant-garde à un courant plus commercial, compatible avec une large diffusion radio. En opposition à ce basculement est né le be-bop, qui a fini par redonner sa sauvagerie au jazz.
Un álbum solo, paulé par ses camarades de The xx
Les premiers représentants du mouvement comme Dizzy Gillespie et Charlie Parker ont tordu ses rythmes et élargi sa palette sonique : cela me rappelle la manière dont les habitués du Plastic People, avec quelques autres, ont réussi à bousculer la dance-music.
Cette comparaison avec le be-bop semble plus valide encore lorsqu’on réalise que la musique de Jamie, de Floating Points ou de Four Tet est majoritairement instrumentale. “Je ne suis pas un parolier”, explique Jamie, qui n’est pas non plus du genre à se satisfaire des rythmes standardisés et des divas mercenaires de la house.
Sur In Colour, les voix étaient majoritairement celles de ses camarades au sein de The xx, Romy Madley Croft et Oliver Sim – l’un des morceaux sur lequel chante Romy, Loud Places, est particulièrement grandiose.
Un troisième album malgré les conflits
Lors de l’écriture d’In Colour, la frontière entre le travail de Jamie en solo et les chansons de The xx s’est ainsi quelque peu troublée. “Romy et Oliver aimaient tellement deux des morceaux qu’ils désiraient les conserver pour notre prochain album. Ils voulaient construire sur les fondations de Stranger in a Room, mais je l’ai gardée pour moi, en ne touchant pas à sa structure assez basique.”
“L’autre titre est The Rest Is Noise, pour laquelle Oliver a écrit des paroles : nous l’utilisons sur l’album mais j’ai également travaillé sur une version instrumentale, parue en bonus d’In Colour.” Ces conflits potentiels n’empêchent pas Jamie de considérer la distance qui peut exister entre lui et ses deux camarades, entre le groupe et ses propres projets, comme une force créative.
“Pouvoir faire mes choses dans mon coin m’aide clairement. L’autre élément est que j’ai 27 ans : on change, en dix ans. Ils ont leurs propres vies et j’ai créé la mienne. Si nous n’avions que le groupe, la pression serait beaucoup plus importante.”
Des projets avec Romain Gavras
Je lui suggère que ses talents seraient employés magnifiquement s’il s’attelait à la BO d’un film. Est-ce un objectif à long terme ? “Je ne suis pas sûr, répond-il. Je veux d’abord créer mon propre studio, produire plus de gens et peut-être, effectivement, composer pour le cinéma. Jusqu’à présent, aucun projet de ce genre n’a pu aboutir.”
Homme occupé, Jamie admet n’être jamais aussi heureux que lorsqu’il peut se perdre dans la musique. Comme au temps où il se tenait à l’arrière de la salle du Plastic People. “Les moments les plus heureux de ma vie sont ceux où je suis seul en studio et que je sens que j’aboutis à une percée.”
Jamie a également commencé à travailler sur un projet télé avec Romain Gavras. “Il a tourné le clip de Born Free de M.I.A., ainsi que celui de Justice où des gamins courent dans Paris en fracassant tout sur leur passage”, me rappelle-t-il, et j’essaie d’imaginer le mélange de sa musique élégiaque et songeuse et des visions viscérales de Gavras. C’eut été une improbable combinaison.
Mais l’idée qu’un DJ et producteur introverti sillonne le globe pour se produire devant 5 ou 10 000 personnes est tout aussi improbable. Comme l’est celle qui rappelle que trente ans après la révolution des raves, son esprit renaisse et soit encore célébré. Comme l’est celle que Jamie xx canalise l’esprit originel du be-bop. L’improbable a du bon.
concert Jamie xx le 24 février à Paris (Zénith)
texte traduit par Thomas Burgel et JD Beauvallet
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