Dans une longue enquête qui vient d’être éditée en France, l’anthropologue Gabriella Coleman dresse un portrait fouillé des différents mouvements et actions des Anonymous. Pédago et fascinant.
Un immense labyrinthe. L’anthropologue Gabriella Coleman a trouvé la métaphore la plus appropriée pour décrire le fonctionnement des Anonymous. Un mouvement social ? Une organisation ? Un groupe d’internautes désorganisés ? Une hydre à mille têtes impossible à démanteler ? « Anonymous est un non-être mythique dont l’existence ne devient concrète que si un observateur extérieur prononce son nom », résume l’auteure, qui a passé plusieurs années « infiltrée » au sein de ce groupe hétérogène et en a tiré un grand livre Anonymous : hacker, activiste, faussaire, mouchard, lanceur d’alerte, paru aux Etats-Unis en 2014 et dont la traduction française vient de sortir en France.
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Le masque de Guy Fawkes, révolutionnaire du XVIIe siècle est devenu, depuis la fin de l’année 2006, leur symbole. C’est à la fois une aubaine pour les médias, qui en ont profité pour représenter facilement une entité multiforme, mais également un obstacle, car le « collectif » compte, dans les faits, presque autant de branches et de sensibilités que de membres. Un seul point commun les réunit : l’attachement à « l’humour et l’irréverence« .
Gabriella Coleman, qui a suivi les développements du mouvement depuis 2008 — et intensivement à partir de 2011 —, offre une vision beaucoup plus nuancée et détaillée de sa composition. Un exemple criant : deux des premières actions de ces groupes d’internautes, toutes deux estampillées « Anonymous » mais qui ne suivent pas la même logique et ne prônent pas les mêmes actions.
Chanology vs. AnonOps
Le « Projet Chanology » débute en 2008 et marque la première grande action médiatique des « Anonymous ». Alors que l’Eglise de Scientologie essaie à tout prix de faire disparaitre d’internet une vidéo de Tom Cruise, dans laquelle il fait l’apologie de la secte, les internautes s’organisent pour qu’elle soit reprise partout, et décident « d’expulser l’Eglise d’internet« .
Sur le site 4chan (surnommé le « trou du cul de l’internet ») mais aussi sur les canaux IRC (Internet Relay Chat, des réseaux informatique sur lesquels plusieurs personnes peuvent dialoguer ensemble instantanément), ils s’encouragent à attaquer le site de la Scientologie par des attaques Ddos (attaque informatique qui consiste à inonder de requêtes un site ou une plateforme pour les rendre indisponibles), mais aussi à « troller » bien comme il faut, envoyant des milliers de pizzas non payées à l’adresse des églises scientologues ou des faxes de pages noires pour ruiner le stock d’encre de leurs imprimantes.
Une vidéo concrétise l’esprit des Anonymous, « à la fois drôle et sérieuse, taquine et menaçante ». « Anonymous en est venu à la conclusion que votre organisation mérite d’être détruite », entame une voix métallique.
Mais Chanology devient rapidement un mouvement social légal, qui abandonne les attaques DDos et mobilise des membres « dans la vraie vie », qui multiplieront les manifestations coordonnées dans plusieurs villes.
A l’inverse, l’opération « Payback » de la branche appelée « AnonOps » (lancée en 2010), repose entièrement sur l’illégalité : il s’agit de multiplier les attaques de type Ddos sur tous les « adversaires du piratage en ligne ».
« Les deux groupes les plus actifs du collectif, Chanology et AnonOps, n’auraient pas pu être plus différents l’un de l’autre en termes de tactiques (…) D’ailleurs, dans un geste de reconnaissance de ces querelles intestines et de ces élans sectaires, Anonymous adoptera plus tard le leitmotiv ‘Anonymous n’est pas unanime’ », écrit Gabriella Coleman.
Derrière le masque
A force de fréquenter les forums, chats et rencontres IRL, Gabriella Coleman a eu accès aux « coulisses » des débats entre Anonymous : son livre est parsemé de copiés-collés de conversations sur canaux IRC fascinants, dans lesquels on observe comment l’idée d’une ou deux personnes se transforme en action exécutée par des centaines.
L’un d’entre eux, qui a emprunté le pseudonyme « golum » a ainsi réussi, seul, à provoque une attaque contre le site du bureau du représentant au commerce des Etats-Unis pour attaquer l’ACTA, un traité international censé « renforcer la propriété intellectuelle ». Il lui a suffit de l’affirmer, dans un chat, de manière très assurée, qu’il fallait le faire. Et ce, malgré l’opposition de quasiment tous les autres internautes (« J’ai entendu tous vos arguments contre une attaque par saturation. Mais le fait est que nous devons les réveiller » puis « C’est officiel. Commencez à vous préparer.« )
L’anthropologue a également réussi à fendre le masque de Guy Fawkes pour aller à la rencontre des hommes et les femmes (mais surtout les hommes) derrière les claviers. Où l’on découvre des personnes comme Andrew Auernheimer, alias Weev, « ancien président d’une des cliques de trolls les plus fermées qui existent encore aujourd’hui, au nom plutôt choquant de Gay Niggers Association of America« . Un « troll de renommée mondiale » mais « très intelligent » à qui elle ne peut s’empêcher de s’attacher et de discuter pain sans gluten et « dégénérescence des institutions américaines ».
Remettre l’humain au cœur du mouvement Anonymous : voilà la plus grande réussite de cette énorme enquête :
« Qui peuvent bien être ces gens ? un voisin? Une jeune fille ? Une secrétaire ? Un concierge ? Une étudiante ? Un bouddhiste ? Quel que soit leur profil, une chose est sûre : cette entité, qui a vu le jour en tant que réseau de trolls, s’est métamorphosée en un foyer de résistance sur le net », résume-t-elle.
Avec pédagogie, Coleman définit pour conclure, dans les dernières pages de son livre, tous les termes parfaitement opaques pour les néophytes mais qui ont contribué à créer et consolider l’univers des Anonymous: des black hats (« hacker menant des activités illégales dans un but délibérément malveillant ») aux tricksters (« personnage mythique dont les caractéristiques sont d’être espiègle, malicieux, désordonné et imprévisible ») en passant par le fameux lulz (« état d’esprit propre à l’humour noir des Anonymous ») qui constitue l’ADN du mouvement.
Gabriella Coleman, Anonymous : hacker, activiste, faussaire, mouchard, lanceur d’alerte, Lux editions, 2016.
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