Livre de la consécration en 1998, Les Particules élémentaires inaugure pour Houellebecq une série de controverses. Entre expressionnisme et réalisme grinçant, le roman explore les destins contrastés de deux enfants de Mai 68.
Quand paraît Les Particules élémentaires, fin août 1998, Michel Houellebecq a 42 ans. Il s’est mis en congé de son emploi d’ingénieur informaticien à l’Assemblée nationale et ne sait pas encore que son roman deviendra un tel best-seller qu’il n’aura plus jamais besoin d’y retourner.
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Houellebecq a déjà publié des poèmes et un essai sur Lovecraft, mais surtout un premier roman quatre ans plus tôt, Extension du domaine de la lutte (Maurice Nadeau), qui l’a imposé comme le plus prometteur des jeunes auteurs français.
En mettant en scène l’enfer qu’était l’entreprise, il plongeait déjà les mains manucurées de la littérature française dans le cambouis du réel et de la contemporanéité. Autant dire que son deuxième roman était très attendu.
Un tournant dans la littérature française
Quand même pas au point de prévoir le raz-de-marée qu’il allait susciter : couverture médiatique sans précédent, ventes qui s’affolent (400000 exemplaires), Houellebecq déchaîne les passions. Les Particules marque non seulement un tournant dans la littérature française, mais aussi dans la trajectoire de l’écrivain.
“Je ne m’attendais pas à un succès aussi énorme”
Du jour au lendemain, il deviendra plus qu’un auteur à succès : un phénomène d’amplitude mondiale. “Je ne m’attendais pas à un succès aussi énorme, se souvient Michel Houellebecq aujourd’hui. Je n’arrive toujours pas à l’expliquer. Peut-être était-ce dû à des raisons conjoncturelles : la médiocrité de ce qui existait par ailleurs. J’ai récemment relu Extension du domaine de la lutte et Les Particules élémentaires, et objectivement, le premier aurait pu lui aussi provoquer un électrochoc national, autant que le deuxième.”
“Mais pour moi, mon meilleur livre, c’est La Possibilité d’une île. A cause de sa troisième partie qui le dépasse. Mais je ne sais pas si le point de vue de l’auteur est si intéressant que ça. C’est un point de vue très technique et ça, les gens n’en ont rien à foutre, et c’est légitime.”
“J’ai quitté Maurice Nadeau à cause d’un différend esthétique”
Maurice Nadeau n’est plus l’éditeur de Houellebecq : celui-ci publiera Les Particules dans une plus grande maison d’édition, Flammarion, alors sous la houlette de Raphaël Sorin. “J’ai quitté Maurice Nadeau à cause d’un différend esthétique : il avait refusé de publier mes poèmes.”
“Il n’aimait ni Breton ni Aragon, mais la poésie de Prévert ! Raphaël Sorin les a acceptés, sans doute parce qu’il attendait mon prochain roman. J’ai donc publié Les Particules chez l’éditeur qui publiait ma poésie.”
Dans le contexte littéraire assez feutré, pour ne pas dire apathique, de la fin du XXe siècle, Les Particules élémentaires a eu l’effet d’une bombe. Houellebecq y démontrait qu’un écrivain français pouvait encore faire preuve d’ambition, celle de dire le monde de son temps, d’annoncer celui de demain, voire du surlendemain.
Un roman qui plonge au cœur de la trivialité quotidienne
Celle aussi d’écrire un roman total qui mêlerait les idées au romanesque, qui serait aussi bien métaphysique que philosophique et mixerait le tout avec la trivialité du quotidien, trop souvent tenue à l’écart du roman français.
Des pères absents qui se consacrent à leurs affaires
Le livre tourne autour de deux demi-frères, Michel et Bruno, abandonnés par une mère pressée de vivre la libération sexuelle en Californie, et par des pères absents qui se consacrent à leurs affaires (la chirurgie esthétique pour l’un, preuve qu’on peut modifier et techniquement améliorer l’humain par la science, un des grands thèmes du livre). Michel grandira chez sa grand-mère, pendant que Bruno se retrouvera au pensionnat, brutalisé par les autres enfants.
Quand on demande à Michel Houellebecq quel fut le point de départ de son livre, il hésite longtemps, pour finalement lâcher : “Probablement, la vraie source, c’est un truc qui m’est arrivé : je suis revenu sur les lieux de mon adolescence, à Crécy-en-Brie. Ce sentiment trouble et triste qu’on éprouve toujours sur les lieux de son enfance, comme je l’écris, c’est ça la vraie racine.”
Des emblèmes du malheur humain engendré par Mai 68
“L’adolescent que j’avais été était plus proche de l’adolescence de Michel que de celle de Bruno. Ce sont les pages que je préfère dans le livre, quand Michel et Annabelle se retrouvent à Crécy, quelque chose a merdé et ils ne savent pas exactement quoi. Le paysage est intact mais quelque chose a changé.”
A l’âge adulte, Michel et Bruno vivront différemment leurs difficultés à se lier aux autres, profondément, affectivement : Michel, devenu chercheur en biologie, est incapable d’aimer, pendant que Bruno se perd dans une vie de frénésie sexuelle.
Tous deux représentent, pour Houellebecq, autant d’emblèmes du malheur humain engendré par Mai 68, dans un monde où les libertaires d’hier ont ouvert la porte au libéralisme le plus féroce. Le livre s’achevait sur le clonage, allié à l’hypothèse d’une modification de l’ADN inventée par Michel : une manière de perfectionner l’humain pour ne plus qu’il souffre.
Houellebecq fascine autant qu’il fait grincer des dents
Aurélien Bellanger, 35 ans, qui a signé deux romans aux titres houellebecquiens ainsi qu’un essai sur l’écrivain, Houellebecq écrivain romantique, en 2010, se rappelle du choc qu’il a éprouvé en découvrant Les Particules : “J’ai longtemps cru que le monde était devenu plus moderne que le roman, que le roman était une forme esthétique du XIXe siècle et qu’il était devenu inadapté à la complexité de notre monde. Les Particules élémentaires m’ont fait changer d’avis immédiatement. La littérature était quasiment devenue un maniérisme de la modernité. Ce livre l’a ouverte sur autre chose.”
En 1998, “Les Particules élémentaires” est le livre dont il faut parler
Lors de la rentrée 1998, en plus de faire la couverture du numéro de rentrée littéraire des Inrockuptibles, Michel Houellebecq est partout. Les Particules élémentaires est sans conteste le livre dont il faut parler, qu’il faut avoir lu, sur lequel il faut avoir un avis, pour ou contre lequel il faut se positionner.
La polémique n’est jamais très loin. La Revue perpendiculaire, publiée par le même éditeur, vire l’écrivain de son comité éditorial pour des raisons politiques. Déjà, Houellebecq fascine autant qu’il fait grincer des dents.
Les Particules élémentaires représente “l’histoire du monde réel depuis trente ans”
Peut-être parce qu’il sait plus que quiconque dévoiler ce qui fait mal, alors qu’on s’empresse de le cacher pour maintenir l’illusion d’une cohésion sociale, avec le “bonheur” en étendard publicitaire – cohésion et bonheur, deux illusions que Houellebecq va fracturer.
“Les Particules élémentaires est un roman ambitieux. Il s’agit rien moins que de l’histoire du monde réel depuis trente ans, depuis le triomphe libéral-libertaire de l’après-68. Roman de génération donc, comme il s’en écrit beaucoup ces derniers temps, avec cette nuance de taille qu’il s’agirait plutôt ici d’une dégénération, de la dissolution des liens qui tenaient ensemble, pour le pire et le meilleur, les enfants d’une même société”, écrivait Pierre Lepape dans Le Monde des livres du 28 août 1998. Parmi les détracteurs de l’écrivain, il est de bon ton de l’accuser d’avoir accouché d’un roman balzacien, autant dire “réactionnaire”.
“Mon livre a un côté complètement surexcité. Mes personnages sont à fond tout le temps, c’est ce qui est différent d’avec un vrai roman réaliste où les personnages sont aussi à fond qu’ils le sont dans la vie, c’est-à-dire jamais. Ici, je suis plus proche des Possédés de Dostoïevski que de Madame Bovary de Flaubert. Les Particules est un livre expressionniste plus que réaliste”, explique Michel Houellebecq.
L’invention d’une esthétique qui donne un adjectif : “houellebecquien”
Houellebecq impose une esthétique, déjà présente dans Extension, qui va marquer notre époque – du supermarché à la boîte à partouze, métaphores d’une réification de l’être en produit par la société libérale – d’où découlera même un adjectif, “houellebecquien”, dès Les Particules élémentaires.
Une esthétique houellebecquienne qui deviendra le grand fourre-tout où ranger ce qui est glauque, triste, dépressif. Sa marque de fabrique : le mal-être de l’homme contemporain qui échoue à trouver sa place dans le monde d’aujourd’hui, surtout face au désir et à la séduction, vaste marché consumériste où s’appliquent aux êtres les règles de compétitivité du marché.
“La vie, c’est rien, on se fait chier”
“Oui, Les Particules a fixé l’esthétique houellebecquienne pour l’éternité, soupire l’écrivain. On ne peut plus revenir là-dessus. Je l’assume. ‘Tout peut arriver dans la vie et surtout rien’, c’est une bonne phrase, ça suffit à résumer une esthétique. Le gimmick pour lequel je resterai, c’est : la vie, c’est rien, on se fait chier. Ce que je ne peux pas contredire car c’est une analyse très juste : dans la vie, il ne se passe rien. Il n’y a pas de malentendu là-dessus, même si c’est une simplification. L’emblème de cette esthétique dite houellebecquienne a été la photo prise par Renaud Monfourny pour Les Inrocks, celle où je porte un sac Monoprix.”
Houellebecq, un génie nihiliste ? Peut-être. Grâce aux Particules élémentaires, il est le seul écrivain français (depuis Camus et Sartre) à devenir une star à l’étranger. Preuve d’un renouveau sans précédent (depuis longtemps) de la littérature hexagonale.
Les Particules élémentaires (Flammarion)
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