En 2005, Alain Platel prend d’assaut le plateau de l’Opéra de Paris avec Wolf. Dix ans plus tard, le chorégraphe et metteur en scène se souvient de son épopée Mozart pour voix et corps.
Un centre commercial à l’abandon que l’on pourrait trouver dans une banlieue européenne délaissée. C’est le décor de Wolf, une des créations les plus fortes du Belge Alain Platel. “Lorsque je suis en tournée, je visite toujours deux choses : les centres commerciaux et les cathédrales”, plaisante à peine le chorégraphe, qui se replonge avec nous dans les souvenirs de cette aventure humaine et artistique hors norme. Façon de dire que ces lieux de commerce sont devenus les nouveaux temples d’une société en mal de repères ?
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Wolf, c’est tout à la fois un instantané de nos années 2000 et une relecture de l’opéra. A priori, le monde du lyrique n’intéressait pas Alain Platel. “J’avais même un sentiment négatif sur l’opéra. Gérard Mortier, Gantois comme moi, est venu me voir après mon spectacle Iets op Bach. Il pensait qu’il était possible d’aborder autrement la musique et les grands compositeurs.”
Mortier est alors une personnalité incontournable dans le milieu, après ses succès à la tête de la Monnaie (la maison d’opéra de Bruxelles) ou la création en Allemagne d’un nouveau festival pluridisciplinaire, la Ruhrtriennale.
Alain Platel est alors à un tournant de sa carrière
Surtout, on lui a proposé l’un des postes les plus prestigieux, celui de directeur de l’Opéra national de Paris. Il téléphone régulièrement à Alain Platel ; cela durera quatre ans. “Il m’a avoué qu’il n’avait jamais fait cela avec aucun autre artiste…”
Platel est alors à un tournant de sa carrière : il vient de créer coup sur coup des pièces à succès comme La Tristeza complice ou Bernadetje (Victoria) – cette dernière avec Arne Sierens. Tous des Indiens, production acclamée dans le monde entier, a vu le jour en 1999, veille de la fin du siècle.
“Je suis allé dans les territoires occupés au début des années 2000”
Il se sent vidé, annonce qu’il arrête, qu’il a tout dit. “Mes collaborateurs se sont foutus de moi. Ils ne m’ont jamais cru.” Et puis le Belge a vécu des choses autrement plus fortes que les habituelles périodes de répétitions et représentations. “Je suis allé dans les territoires occupés au début des années 2000. J’ai travaillé avec des Palestiniens, on a imaginé des échanges également avec d’autres artistes du collectif des Ballets C de la B” Alors un opéra…
Tirer Mozart des griffes de mélomanes parfois bornés
Lorsque Mozart entre dans sa vie, Alain Platel voit progressivement se dessiner Wolf. Sur le plateau, il convoquera une humanité à la dérive. Plantera des drapeaux, y compris israélien et américain. Ira même jusqu’à en brûler certains. “Aujourd’hui, je ne le referais sans doute pas.”
Néanmoins, en observateur de l’actualité, le Flamand sait bien que Wolf anticipait à sa façon un peu de ce qui se joue aujourd’hui. Montée des discours antimigrants ou phobies de tout poil. Le télescopage avec l’univers du compositeur né à Salzbourg, adulé par ses contemporains avant de mourir dans la misère, et dont les opéras sont souvent montés sous un déluge de mièvrerie, va s’avérer fécond.
Il ne s’agit pas tant de “choquer” l’abonné du premier rang que de tirer Mozart des griffes d’un cercle de mélomanes parfois bornés. Le rendre à tous. Platel puise dans le répertoire, retient une cinquantaine de pièces, imagine un canevas avec le chef d’orchestre Sylvain Cambreling. Un travail insensé.
Mozart, artiste populaire
Sans oublier une touche musicale personnelle : une chanson de Céline Dion qui ouvre le spectacle ! Ce sera A New Day Has Come – tout un symbole. “Aussi étonnant que cela puisse paraître, Sylvain ne connaissait pas Céline Dion. Il était à New York lorsque je lui ai parlé d’une de ses chansons pour Wolf. Il est allé dans une boutique, a écouté ses disques et a trouvé cela possible”.
De Prince à Nina Simone, la musique populaire a toujours eu sa place dans les créations des Ballets C de la B. Pour Alain Platel, Mozart est tout autant un artiste de masse. “Si Céline Dion et Mozart avaient vécu à la même époque, elle l’aurait chanté, il aurait composé pour elle… Enfin peut-être !”
Le puzzle Wolf se met progressivement en place : la distribution, outre les chanteurs lyriques, comprend des danseurs de tous horizons (du classique avec Raphaëlle Delaunay au contemporain avec Samuel Lefeuvre, ou Serge-Aimé Coulibaly venu du Burkina Faso).
Improvisations, brouillage des frontières
Les répétitions commencent : de longues périodes d’improvisation où tout le monde fait des propositions. Il y a, embarqués dans cette aventure folle, deux sourds-muets – Platel avait appris la langue des signes quelque temps auparavant. Il n’a pas oublié son passé d’orthopédagogue confronté à des personnes subissant certains troubles du comportement. Il lui semblait intéressant d’appréhender la façon qu’ont les sourds-muets de se “connecter” à la musique. Et à la danse.
“Pour les sourds-muets, bouger veut forcément dire quelque chose”
“Je me suis rendu compte qu’ils avaient du mal à comprendre pourquoi nous bougeons juste pour le plaisir, pour le fun. Pour eux, bouger veut forcément dire quelque chose. Ce n’est pas gratuit. Les danseurs ont énormément appris à leur contact.”
Le chorégraphe a également l’idée d’utiliser les chanteurs comme de vrais acteurs-danseurs. Une nouvelle génération de voix du lyrique s’est ouverte peu à peu à des propositions théâtrales exigeantes. Gérard Mortier, qui fera appel à des metteurs en scène “explosifs” comme le Polonais Warlikowski ou le Suisse Marthaler, est passé par là.
“La meute de Wolf, c’était quand même quelque chose, non ?”
Enfin, pour compléter son casting, Platel convoque sur scène une meute de chiens. “Personnellement, je ne me trouve pas vraiment extrême, pas très extravagant. Parfois, je regarde en arrière et je me demande comment j’ai pu oser cela. La meute de Wolf, c’était quand même quelque chose, non ?”
Il s’est souvenu des chiens dans les rues de Buenos Aires – certains libres, d’autres promenés par des gens dont c’est le gagne-pain. “On y donnait alors Iets op Bach avec la compagnie. Peut-être que l’idée m’est restée en tête.” Les chiens viendront une fois par semaine en studio pour s’habituer aux interprètes.
Deux danseurs de la troupe seront responsables des bêtes, avant et après le spectacle. Une autre forme d’engagement. Après la tournée, Platel gardera d’ailleurs un des cabots : Flint. Le titre même, Wolf, évoque tout à la fois Wolfgang (Amadeus Mozart) et Wolfshund (“chien-loup” en allemand).
La dernière touche, c’est le décor. Bert Neumann – un nom soufflé par Mortier – a mis en forme le centre commercial évoqué par Alain Platel, avec graffitis, néons et grilles métalliques. Sans oublier ces couloirs que l’on imagine insalubres, parcourus en fredonnant Mozart par les solistes Marina Comparato, Aleksandra Zamojska et Johannette Zomer.
“Le clash serait peut-être inévitable mais intéressant”
Le choc visuel est immense. Le public d’habitués comprend vite que cet opéra n’en est pas vraiment un. A sa création en 2003 à la Ruhrtriennale, les spectateurs adhèrent. Dans la foulée, la production est attendue au Festival d’Avignon, dans la cour d’Honneur. Le mouvement des intermittents, entraînant l’annulation du Festival, en décidera autrement.
La tension était palpable
Deux ans plus tard, Wolf arrive à Garnier, et c’est une autre affaire. “J’ai compris que Gérard voulait le montrer à Paris dans ce lieu si chargé d’histoire. Le clash serait peut-être inévitable mais intéressant.” On se souvient d’une des représentations parisiennes ; où la tension était palpable. La scène des drapeaux que l’on brûle passerait-elle ?
Au final, c’est une salle groggy et partagée qui salue l’engagement des artistes. Certaines scènes sont mémorables, comme cette fille qui semble “accoucher” d’un petit chien trimbalé sous son maillot ; un danseur hip-hop qui se prend pour une étoile de l’opéra ; un ange qui survole la scène – on l’a peut-être rêvé, celui-là. Télescopage inouï. Des SDF squattent Garnier, des chiens rôdent. La révolution est en marche le temps d’une représentation.
Des réactions violentes
Platel osera même demander à Gérard Mortier de pouvoir laisser la meute courir dans l’escalier monumental de l’entrée, pour les besoins du tournage d’un film, Les Ballets de ci de là. Les dates parisiennes seront en définitive un beau moment de partage.
“Je me souviens qu’à Vienne deux chiens se sont lâchés durant le spectacle. Il y avait une odeur horrible dans la salle ! Après, quelqu’un est venu me voir etm’a dit : Comment faites-vous pour que les chiens fassent au bon moment ?”
Plus sérieusement, le chorégraphe se remémore des réactions violentes – “Je suis engagé en Belgique contre la montée des nationalismes… J’ai l’habitude” – ou d’autres plus douces, tel ce courrier d’un maire d’une ville près de Paris, qui lui avouera avoir changé sa manière de prendre des décisions après avoir assisté à Wolf.
“Un artiste ne fait qu’une chose dans sa vie”
Des années plus tard, Alain Platel acceptera une autre commande de Gérard Mortier, alors en poste au Teatro Real de Madrid. Ce sera C(H)Oeurs, autour de la musique de Verdi. Cette fois-ci, ce sont des pancartes rappelant celles des insurgés dans les rues espagnoles qui mettront le feu aux poudres.
“La première a été terrible, avec un public bourgeois vociférant. La direction de l’opéra n’osait pas me dire que les locations étaient basses. Au bout de la troisième soirée le public a changé, s’est rajeuni. Ils ont fini sold out.”
“Je ne monte pas sur les barricades, j’écris des lettres ouvertes”
Depuis Wolf, la fin d’un cycle dans son esprit, Alain Platel a créé quelques grandes pièces de ce qu’il appelle sa “danse bâtarde”. Il reste cet artiste “engagé dans la société”, n’hésitant pas à utiliser sa position pour élever la voix, prendre part au débat public. “Je ne monte pas sur les barricades, j’écris des lettres ouvertes qui passent dans la presse.”
Surtout, il signe des œuvres fortes en prise avec notre réalité. On y danse, on y joue. On est dans l’instant présent tout simplement. Sans complaisance. “Un artiste ne fait qu’une chose dans sa vie”, lui asséna un jour son propre père. Alain Platel avoue qu’il n’a pas compris la sentence la première fois. Il en est fier désormais.
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