Une voix nerveuse alliée à une revendication de vérité : en 1999, L’Inceste va changer la vie de Christine Angot en lui apportant la célébrité et marquer la littérature en faisant de l’autofiction un phénomène.
En septembre 1999, un roman détonne dans le paysage littéraire. Un titre comme une gifle : L’Inceste. Des phrases courtes, un rythme nerveux, saccadé. Une voix hors norme vient d’émerger, qui va influencer nombre d’écrivains et ouvrir la littérature française à ce que l’on a appelé l’autofiction, pour en faire une mode, voire un phénomène.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Christine Angot vit alors à Montpellier. Elle a 41 ans et a déjà écrit six romans – de Vu du ciel en 1990 à Sujet Angot en 1998 – où elle a déjà abordé l’inceste que lui a fait subir son père. Dans L’Inceste, ce sera plus frontal.
Si l’écrivaine jouit d’une petite cote et divise déjà la presse, c’est ce livre qui la fera basculer dans la célébrité. Comme chaque début de roman, l’écriture de L’Inceste lui a semblé difficile. Elle attrape A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie d’Hervé Guibert et y repère la première phrase, “J’ai eu le sida pendant trois mois. Le test s’avérait positif”, qu’elle reproduit en l’adaptant à ce qu’elle vit : “J’ai été homosexuelle pendant trois mois.” Et plus loin : “Le test s’avérait positif.”
“Ça ne va pas, rien n’est audible, rien n’est clair”
“Je vivais une histoire avec une fille, j’étais mal, je ne comprenais pas cette histoire. Et puis j’ai eu une idée, qui m’a plu, j’en avais parlé à Jean-Marc (Roberts, son éditeur, décédé en 2013 – ndlr) : je vais faire un livre sur les mérites comparés de l’homosexualité et de l’hétérosexualité. Mais une fois que j’avais dit ça, je n’avais pas de livre, ce n’est pas tout une idée, une idée c’est même rien.”
“Le moment à trouver, c’est de ne plus être dans les phrases”
“Et avec cette écriture, j’ai commencé à être en difficulté, comme chaque fois que je commence un livre. Ça ne va pas, rien n’est audible, rien n’est clair, il n’y a pas une seule phrase qui fasse disparaître la phrase et qui montre les choses. Ce ne sont que des mots, un écran de mots, rien d’autre. Le moment à trouver, c’est de ne plus être dans les phrases mais dans autre chose, conduit par elles mais qui les rend transparentes. Commencer par ‘J’ai été homosexuelle pendant trois mois, le test s’avérait positif, etc.’ me permettait d’être au premier degré et en même temps de tracter plein de nuances.”
Dans sa première version, le texte s’arrêtait dans un moment de crise, quand Marie-Christine s’apprête à passer Noël avec sa famille. Le livre devait alors s’intituler No man’s land. Angot rend son manuscrit à Roberts et tout le monde est content.
“Ce qui est important, c’est la forme, et surtout pas le formel”
Mais peu à peu, l’écrivaine ne l’est plus tant que ça et se remet à écrire. Ce sera la dernière partie du roman, puissante, violente, sur l’inceste. “Un matin, j’écris : ‘Je ne peux pas dire ‘J’ai été folle pendant trois mois…’, je suis folle, c’est la clinique ou vous parler.’ Et là je sais que j’adhère à une vérité. Parce qu’il y a des moments où on se dit : je ne peux plus vivre.”
“On sent qu’on ne peut plus vivre et on sait qu’on ne va pas se tuer : on est coincé dans un entre-deux. Ces moments-là existent. Alors je fais quoi ? Je me dis que le livre n’est pas fini. Et là, je suis vraiment en train de faire le livre, je me sens dans une profondeur, je sens que je ne suis pas dans une chose formelle du tout.”
“On peut toucher une forme qui touche la vérité”
“Même si à cet endroit du livre la forme est très présente, et contraignante. Ce qui est important, c’est la forme, et surtout pas le formel. On ne peut pas toucher la vérité, mais on peut toucher une forme qui touche la vérité. Souvent, dans la littérature qui se dit contemporaine, il y a plus de formalisme que de forme.”
“Dans le livre, deux parties coexistent, deux choses se superposent, la tragédie (car on est dans la tragédie avec l’inceste), et la comédie, et c’est ce qui fait le livre, la comédie, parce que le ‘dire’ c’est vivant, parce que c’est gai de parler, c’est inventif.” Le titre, ensuite, s’est imposé de lui-même, et Angot s’excusera auprès de Roberts qu’il soit aussi peu attractif.
“Ce livre va être pris comme une merde de témoignage”
Si le roman constitue un tournant dans le champ de la littérature française, c’est aussi parce qu’il annonce un programme littéraire qui fera école : nommer les “personnages” par leur vrai nom, au risque de procès (l’un des meilleurs passages consistant à reproduire intégralement la lettre de l’avocate des éditions Stock pointant tous les passages à risque), rendre la vie privée publique, c’est-à-dire rendre public tout ce qui se pratique (souvent de violent) en toute impunité dans le privé, utiliser des techniques romanesques pour dire la vérité, sans pourtant jamais la travestir en fiction, dégager la parole de sa gangue sociale, la dégager de ses poncifs, de son conformisme, qui la rendraient plus acceptable.
La phrase clé de L’Inceste étant peut-être : “Ce livre va être pris comme une merde de témoignage.” Dix-sept ans plus tard, Christine Angot nous l’explique : “Sur cette question, la souffrance dans la déshumanisation, celle de gens qui sont utilisés et cessent d’être des humains, cette souffrance-là quand on y est confronté, socialement, il y a une injonction à parler.”
“Cette injonction est précise et encadrée, elle ne fonctionne que sur deux régimes de parole : celui de la victime, ou la parole perverse, la jouissance du pourquoi. Ce sont deux blocs sans nuances. Dans L’Inceste, on n’est ni dans l’un, ni dans l’autre, mais dans tout un tas de nuances de la relation du supérieur à l’inférieur, et inversement, qui miroitent. Je crois que c’est ça qui a dû surprendre. C’est aussi pour ça que je parle de joie : trouver une forme qui n’est ni le formel littéraire, ni une forme sociale. La littérature est là quand on échappe aux deux.”
“Trouver dans la littérature les conditions du réel”
Pour Angot, la question du supérieur/inférieur doit aussi disparaître de la relation avec le lecteur. “C’est ce qui a dû provoquer des moments de mépris à mon égard. Tout ce qui est surplomb dans l’écriture, par le commentaire ou par une espèce de façon d’écrire intimidante, je l’évite ou je le retire. Je veux trouver dans la littérature les conditions du réel.”
“Dans le réel, il n’y a pas de narrateur”
“Dans le réel, il n’y a pas de narrateur, donc ça aussi je l’enlève. Ou plutôt, je m’arrange pour que la focalisation se porte sur un personnage, éventuellement narrateur subjectif, et qu’une autre narration, à l’équilibre et vraie, soit prise en charge par le lecteur, individuellement et invisiblement.”
“Quand je lis, est-ce que je suis à l’intérieur ou est-ce que je regarde de l’extérieur ? J’ai toujours privilégié l’intérieur. Est-ce que je suis avec le personnage, au point de m’oublier, ou est-ce que je suis en train de lire un texte qui a été écrit par un auteur ? Si c’est ça, très bien, mais je ne suis ni dans le réel, ni dans la littérature. Moi, je ne veux pas être en train de lire un livre.”
“Elle veut être célèbre, Christine”
Angot rencontre Jean-Marc Roberts après que Gallimard a refusé de publier son troisième roman, Interview. Il le publie alors chez Fayard où il officie à l’époque, puis continuera de publier les textes de l’écrivaine chez Stock, dont il prend la direction en 1998.
“Elle veut être célèbre, Christine, et j’ai tellement envie qu’elle le soit”, confiait-il en 1999 à Mathieu Lindon qui, avec Claire Devarrieux, a choisi de suivre le lancement de L’Inceste pour Libération. La célébrité sera en effet au rendez-vous, presque du jour au lendemain, grâce au passage très remarqué de l’écrivaine dans Bouillon de culture, l’émission de Bernard Pivot.
“Pas envie d’être un personnage du livre de Laclavetine”
“Quand j’ai appris que Jean-Marie Laclavetine (éditeur chez Gallimard – ndlr), un de ceux qui avaient empêché la publication chez Gallimard d’un de mes livres, y était lui aussi invité, j’ai annoncé à Jean-Marc que je ne pouvais pas y aller, car je n’aurais rien pu dire, à moins de tout expliquer, ce serait ennuyeux, et je risquais d’être agressive.”
“Jean-Marc me convainc d’y aller et on décide que je ne parlerai que de mon livre. Je vais à l’émission dans cet esprit. Je me concentre bien, j’arrive sur le plateau. Ça commence par Laclavetine, son livre comme par hasard a pour sujet un éditeur qui n’en peut plus de lire des trucs nuls et qui décide de créer un atelier pour que les gens cessent d’écrire. Il parle de son livre, je ne moufte pas.”
“Pivot interroge Michèle Gazier : ‘Est-ce que vous avez apprécié ?’ Elle dit oui. Puis Pivot se tourne vers moi et me dit : ‘Vous-même, Christine Angot, vous avez été dans cette situation…’ Je refuse le rôle, pas envie d’être un personnage du livre de Laclavetine. Au lieu de répondre, je lui dis : ‘Et moi, vous ne me demandez pas si j’ai apprécié ce livre ?’”
“L’une des polémiques les plus violentes de ‘Bouillon de culture’”
Bernard Pivot se souvient de l’épisode avec amusement : “Et là, elle descend le livre de Laclavetine en flammes. Et j’apprends au même moment qu’il avait refusé l’un de ses manuscrits. Ce qui devait être une émission assez tranquille est devenu l’une des polémiques les plus violentes de Bouillon de culture. Le lendemain, tout Saint-Germain-des-Prés ne parlait que de ça.”
“Le seul espace libre et vrai est la page écrite”
Christine Angot marquera à jamais les esprits comme celle qui refuse de jouer le jeu : “A l’époque, le code, ce n’était pas du tout ça. Le code, c’était : gens de bonne compagnie qui écrivent des livres, qui sont tous gentils les uns avec les autres, mais pour qui au fond les livres ne sont pas importants.”
Le jour de l’enregistrement, début septembre 1999, Josyane Savigneau consacre la une du Monde des livres à L’Inceste. Aussitôt, les ventes explosent : Angot est devenue un phénomène avec qui il va désormais falloir compter.
Ironie de la vie : deux mois après la sortie du roman, le 2 novembre 1999, l’auteur apprend que son père vient de mourir : “Je m’attendais à ressentir du soulagement. Je n’en ressens pas. Je suis surprise. Je ressens de la solitude. Je ne peux partager mon sentiment avec personne.”
“Quant à la culpabilité, je n’en ressens aucune. Les livres ne tuent pas, bien au contraire. Ils sont pacifiques, parce que le rapport entre une forme et la vérité ça produit du calme, pour tous ceux qui acceptent d’entrer dans une lecture. Plus tard, chaque fois que j’y penserai, j’éprouverai de la tristesse à l’idée que, dans mon cas, le seul espace libre et vrai est la page écrite, que je n’ai jamais pu en trouver un ailleurs.”
L’Inceste (Stock)
{"type":"Banniere-Basse"}