Découvert il y a un an dans le cadre de la Quinzaine des réalisateurs cannoise, La Blessure sort enfin sur les écrans. Le film de Nicolas Klotz, coécrit avec Elisabeth Perceval, est à la fois un grand film de cinéma et un grand film politique, chose rare dans le paysage français, où le film politique […]
Découvert il y a un an dans le cadre de la Quinzaine des réalisateurs cannoise, La Blessure sort enfin sur les écrans. Le film de Nicolas Klotz, coécrit avec Elisabeth Perceval, est à la fois un grand film de cinéma et un grand film politique, chose rare dans le paysage français, où le film politique ne l’est souvent que par son sujet, et rarement par sa forme (voir par exemple Le Couperet, dernier film de Costa-Gavras). Le parcours de Nicolas Klotz est tout à fait singulier. Après avoir réalisé deux adaptations littéraires réputées académiques au tournant des années 90, La Nuit bengali (d’après Mircea Eliade) et La Nuit sacrée (d’après Tahar Ben Jelloun), il se consacre au documentaire (surtout musical) avant de retourner à la fiction. Paria, tourné en 2000, est un beau film sur les SDF, interprétés par des acteurs professionnels.
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La Blessure marque une nouvelle étape dans son évolution. Cette fois, les sans-papiers sont joués par de vrais réfugiés, et Klotz travaille de plus en plus la forme : son style (sans doute marqué par son travail théâtral il est également metteur en scène de théâtre et a notamment adapté L’Intrus de Jean-Luc Nancy), mêle rigueur du cadre et sensualité des corps. Elisabeth Perceval, comédienne, est la scénariste de Nicolas Klotz depuis toujours, et la mère de leur fille Héléna (qui vient de réaliser un court métrage). Comme les Straub-Huillet ou les Gianikian, les Klotz-Perceval sont d’abord de belles personnes.
ENTRETIEN > Vous avez écrit le film en vous appuyant sur les récits de réfugiés et de demandeurs d’asile que vous aviez rencontrés, et vous l’avez tourné avec d’autres étrangers résidant en France. Comment avez-vous fait pour gommer la distance entre vous et ces demandeurs d’asile ?
Elisabeth Perceval On s’est sentis très proches, très naturellement. Quand on fait un cinéma qui essaie de vivre et de résister de toutes ses forces, un cinéma de la non-distraction, je pense que beaucoup de choses nous lient à eux, même si ça peut avoir l’air surprenant. La peur de disparaître par exemple. La peur d’être réduit à une grille de plus en plus petite. Il y a une précarité, une reconnaissance en commun. Et donc un bonheur d’être ensemble. Ensuite, la confiance, cela prend du temps. Il y a une relation amoureuse qui s’établit, une intimité très charnelle. Quand vous êtes dans un squat, il y fait très chaud, les fenêtres sont murées, il y a très peu d’air. Les gens sont déshabillés. Vous vous déshabillez. Le temps du demandeur d’asile est très particulier. C’est un temps suspendu, le temps de l’exil. Il s’étire dans l’attente, le corps s’engourdit, on risque d’y disparaître. Il fallait entrer dans ce temps.
Notre rapport n’a jamais été de juger, ni de se demander : « Sont-ils de vrais demandeurs d’asile ? » La construction idéologique du faux demandeur d’asile fait de l’exilé victime un exilé coupable. Il y a toute une dérive à ce niveau. Ce qui nous intéressait particulièrement, c’était comment ils étaient accueillis. Comment passe-t-on la frontière ? Comment se passe leur vie ici ? Les lieux les plus immédiats où aller étaient donc les lieux de domiciliation de ceux qui viennent d’arriver (Croix-Rouge, France Terre d’asile, La Cimade…). Petit à petit se dessine une géographie des gestes et des lieux. Reconstituer une géographie pour pouvoir inscrire cette fiction. Bien après, il y a eu les squats. On n’y rentre pas comme ça car on y est d’abord l’intrus.
Ce sont des personnages de fiction mais ce que vous montrez (brutalités policières, froideur administrative, prostitution, deals, etc.) est aussi très réaliste. Quelle part avez-vous voulu donner à l’aspect documentaire ?
E. P. C’est avec l’ensemble des témoignages recueillis depuis des mois que nous avons imaginé le réel de La Blessure. Il n’y a pas de réalisme dans ce film. Le réalisme, c’est quelque chose qui se fabrique. Là, c’est plutôt un rapport au réel. Je veux faire la différence. Là où on s’attendrait à un traitement documentaire, par exemple quand les policiers rembarquent de force les étrangers dans l’avion, tout paraît « réaliste » et pourtant vous imaginez bien que l’expulsion n’a pas été tournée à Roissy. C’est là qu’on se rend compte à quel point le cinéma est avant tout la mise en présence d’un regard et de son intensité. Je n’ai jamais eu le désir d’informer ou de révéler des choses sur la demande d’asile et surtout pas de jouer avec des effets de dramatisation. C’est un travail sur la perception des présences, la rencontre de deux mondes : ceux qui ont des droits et ceux qui n’en ont pas. La brutalité est là où ces deux mondes se séparent, mais aussi où ils entrent en contact et se touchent.
Tout cela est très stylisé à l’écran. Vous avez mis en scène les récits qu’on vous a faits, mais qu’on ne peut jamais voir ?
Nicolas Klotz Avec l’écart qui existe entre ce qu’ils ont vécu et comment cela se traduit pour nous en terme de cinéma. Cet écart-là m’intéresse beaucoup. De la même manière, j’aime bien cette remarque sur le film comme réaliste et, en même temps, il y a une dimension fantastique dans le film, notamment dans sa première partie, qui décolle, parce que réellement, il n’y a pas que les avions qui décollent, le réel aussi… Ce qui est beau avec le cinéma et le travail de la forme, c’est que cela permet peut-être de montrer comment le réel se présente à nous et nous échappe en même temps.
E. P. La scène du cachot par exemple. Beaucoup de témoignages nous racontent que les gens y sont entassés. Qu’ils ne peuvent pas s’asseoir ou s’allonger tous ensemble. Il leur faut attendre le bon vouloir des policiers pour aller aux toilettes. Alors ils pissent dans des bouteilles en plastique ou font sur eux, ils ne peuvent pas se laver… Dans le film, il y a un homme qui urine dans une bouteille, les gens sont propres, certains personnages sont couchés sur le dos. Nous avons quelques éléments très réels comme le hublot de surveillance. Et surtout la présence de ces corps stockés là dans la lumière crue des néons. Il ne s’agissait pas de reconstituer : mettre quarante bouteilles d’urine, salir le sol de taches, d’excréments…
Pourquoi des monologues ?
E. P. La Blessure n’est pas du tout un film de bavardages ou de dialogues, mais un film d’adresse, de déposition (déposer une parole sur l’écran). Ce n’est pas seulement des corps qui échouent vers vous, c’est une parole qui se lève. Le corps peut être allongé, blessé, entravé, malmené mais la parole reste debout. C’est la verticalité de la parole qui m’intéressait dans le monologue. Dans les squats, je me retrouvais dans la situation d’être comme un premier témoin de cette parole douloureuse, éprouvante. C’était très bouleversant et j’avais envie que le public puisse en vivre l’expérience, et de retrouver ce dispositif très simple : il y a quelqu’un qui parle, et quelqu’un qui l’écoute.
N. K. Le monologue soulage parce qu’il a une forme. Un monologue informe ferait l’effet contraire. On a besoin de la forme pour que ce soit supportable.
E. P. Le sujet du film est politique, mais le film est politique d’abord par la forme. Il ne suffit pas d’avoir un sujet politique ou social. Si les formes qu’on emploie pour exprimer ce sujet vont dans le sens d’un objet culturel de consommation, vous mettez le spectateur dans un rapport de consommation. L’esthétique, les choix formels sont les plus subversifs et sont aujourd’hui les plus politiques. On peut très bien raconter une histoire d’amour et être politique.
N. K. Quand je tourne, le travail sur la forme génère des rapports entre les gens qui n’ont rien à voir avec ceux sur un film « classique ». On est attentifs à d’autres choses, et du coup le film pose la question du politique par ce biais-là aussi. Mais c’est compliqué, ce mot « politique »… Il me semble que les philosophes (Nancy, Rancière ou Deleuze) posent la question du politique de manière beaucoup plus pertinente que certains cinéastes, plus immédiatement « politiques ». On ne peut pas dissocier la métaphysique de la politique, par exemple. Il y a quelque chose dans le fait même d’aller au cinéma, dans le fait même du regard, qui dépasse de loin simplement le cadre du politique. Et si je travaille sur cette dimension « métaphysique », ça se répercute sur la forme, sur le rapport entre le spectateur et le film. Le cinéma français va peu dans cette direction-là. Le cinéma français social est souvent perçu comme un peu ringard parce qu’il évacue cette dimension. Parce qu’il confond souvent moralisme et politique.
On se retrouve parfois avec des artistes qui ne sont plus que des militants.
E. P. Nous ne sommes pas des militants.
N. K. En tant que cinéaste, je me rends compte que là où ça bloque le plus, pour trouver de l’argent pour un film, c’est avec les questions formelles. C’est selon la forme que vous décrivez que l’argent vient ou pas. Les seuls films intéressants à faire sont ceux qui sont difficiles à financer. Autrefois, il y avait une galaxie de lieux où l’on pouvait financer des films très différents (Pasolini, Cassavetes, Eustache, Fassbinder, Bresson…). Aujourd’hui, les cinéastes et les producteurs s’entassent toujours au même guichet, avec les mêmes esthétiques. Alors qu’ils devraient s’exposer, de manière à ce que ce soit clair que lui travaille ici et que l’autre travaille là, ce qui pourrait amener d’autres modes de financement. Notre film sort sur vingt-quatre copies dans cent cinquante villes en France, c’est très bien. Mais produire un film est vraiment de plus en plus un cauchemar. La question qui m’importe, c’est : comment organiser concrètement cette idée que les cinéastes ne se « planquent » plus. Pour finir le film dans sa version cinéma, et malgré une rallonge d’Arte, nous avons dû créer une société de production, nous endetter.
Vous voulez dire que ces cinéastes « qui se planquent » devraient faire d’autres films que ceux qu’ils font ?
N. K. C’est dur de dire le mot « planquer ». Je pense surtout que certains cinéastes pourraient faire d’autres films que ceux qu’ils font, mais qu’ils n’en ont pas envie, parce qu’ils sont épuisés. Il faut se regarder les uns les autres, que les réalisateurs se parlent, même avec la distance qui s’impose, et arrivent à définir de nouvelles formes de solidarité. On s’est fait déposséder de l’essentiel. Notre liberté. La solution pourrait passer par des lieux de production où l’on pourrait produire de la pensée, de la parole, où les cinéastes pourraient discuter. Les cinéastes de ma génération avaient l’idée qu’il fallait que les films marchent selon les critères de Canal+. On a été bernés, on est K.-O. aujourd’hui ; depuis que Canal+ s’est retiré de nos films, le CNC et Arte sont surchargés de demande. Même Arte se désengage peu à peu du cinéma d’auteur français. Si on ne s’engage pas pour trouver de nouvelles solutions, il faudra peut-être quinze ans pour s’en remette.
Comment avez-vous choisi la musique du film, Joy Division ?
N. K. Il y a du désespoir et de la résistance chez Joy Division. Au bout du désespoir, soit vous en mourez, soit vous découvrez une joie fatale qui libère un désir de vie fulgurant. C’est une sorte de mot de passe avec les spectateurs…
E. P. C’est une musique très imparfaite, ne serait-ce que dans l’enregistrement. Et malgré tout, ça résiste. Papi et Blandine peuvent enfin, ce soir-là, marcher librement, se toucher, se désirer, et cette musique leur colle bien à la peau.
N. K. Il y a quelque chose d’héroïque aussi, dans ce passage-là.
Pourquoi un écran noir à la fin du film ?
N. K. Parce qu’il n’y avait plus de plan et que je ne voulais pas couper le monologue… (rires). Ça fait une belle fin : on termine dans le noir avec quelqu’un qui vous parle directement, et c’est troublant. C’était aussi un moyen d’empêcher le film de se refermer, comme une blessure qui ne pourrait pas se refermer. Et puis les Africains ont une belle expression : ils ne disent pas « travail au noir » mais « travail dans le noir »… ||
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