Journaliste pour le mensuel américain The Atlantic, Ta-Nehisi Coates a plongé dans les racines du racisme américain dans le livre Une colère noire.
Ta-Nehisi Coates est très grand et très curieux. Installé dans un petit fauteuil dans les locaux d’Autrement, sa maison d’édition parisienne, le journaliste américain n’hésite pas à interrompre l’interview pour se resservir une tasse de café (allongé, à l’américaine bien entendu) et poser des questions sur la France, sa politique et ses grévistes. Installé avec sa famille à Paris depuis septembre, Coates cultive un franglish qui roule les r – et insiste pour déshabiller la société américaine dans une langue de Molière un poil pimpée. Captivant, charmant, et très demandé, le lauréat du National book award 2015 nous consacre un moment avant un rendez-vous pro avec les comics Marvel. Histoire de raconter d’où il tire sa Colère noire.
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Comment expliquer qu’un pays progressiste dirigé par un président noir soit encore soumis à de grandes violences raciales?
(Silence) La France a eu un président du Conseil juif, Léon Blum, et ça n’a pas mis fin à l’antisémitisme. Le Pakistan a eu une femme Premier ministre, Benazir Bhutto, et ça n’a pas mis fin au sexisme. Des problèmes comme le racisme, l’antisémitisme et le sexisme ont tendance à être systémiques, et ne sont pas le fait d’un individu seul. Un homme n’est pas le système, même si c’est lui qui en est à la tête. Ni George Washington ni Lincoln n’ont permis d’abolir le racisme aux Etats-Unis. On peut imaginer que c’est pareil pour Obama, il est prisonnier de cette violence systémique.
Mais comment comprendre que le focus sur les rapports de race soit arrivé assez tard au terme de son second mandat ?
La lutte contre la violence policière à l’égard des Noirs est présente depuis toujours. C’est très très vieux. Ce qui est nouveau, c’est qu’on peut désormais sortir nos téléphones de nos poches et filmer ce qui est en train de se passer. Grâce à ça, la violence policière contre les Afro-Américains –Trayvon Martin, Michael Brown, Eric Garner… – s’est affichée en première page. Ce sont les nouvelles technologies qui ont redonné du souffle au mouvement civique. C’était déjà vrai à l’époque de Martin Luther King où pour la première fois, des caméras de télévision ont enregistré ce qui se passait. La technologie a changé, mais le discours du mouvement civique est toujours le même.
Comment dépasser ça alors?
Le pays devrait arrêter de se voiler la face. Nous les Américains, on se raconte que nous sommes un pays exceptionnel avec une grande histoire, qu’on n’a jamais fait de mal à personne. Nous sommes bons, d’ailleurs on est tellement bons qu’on est meilleurs que tous les autres. C’est ce récit mythique qui fait que quand la police tire sur quelqu’un, la première réaction est de blâmer la victime : “Elle l’a bien cherché”, “Comment elle était habillée?”… Pour les Américains, les policiers – des représentants de l’Etat avec une autorisation de tuer – sont forcément innocents, d’une manière ou d’une autre. Et tant qu’ils continueront à penser ça, on restera au devant de grands problèmes.
Pensez-vous que nous sommes face à un problème similaire en France?
Je ne sais pas, je ne connais pas assez le pays, j’apprends encore beaucoup. La seule observation que je peux faire, c’est que comme aux US, la question qui se pose c’est qui fait partie de l’Etat-nation, et qui est en dehors. Je suis conscient qu’il y a des problèmes mais ça ne fait pas assez longtemps que je vis ici. J’ai décidé d’emménager en France pendant un an ou deux pour que mon fils de 15 ans connaisse autre chose que l’Amérique. Mais mon objectif n’était pas de l’emmener dans un pays utopique où le racisme n’existe pas (rires).
Dans votre livre, vous expliquez que le progrès n’est pas obligatoire, que la poursuite du bonheur n’existe pas… Des prises de position contraires au “rêve américain”. Êtes-vous anti-américain?
Haha, j’adore les Etats-Unis ! Mais si j’étais français et que je connaissais aussi bien la France que les US, je suis sûr que je dirais à peu près la même chose. Le problème de l’Amérique, ce n’est pas l’Amérique elle-même, c’est la nature de l’Etat, la nature du pouvoir. C’est ça le problème, pas le sang américain à proprement parler.
Espérez-vous qu’Une Colère noire provoque un changement aux Etats-Unis ?
On ne sait jamais ce qui peut arriver. J’ai écrit un livre, est-ce que quelqu’un qui a de l’influence l’a lu ? Est-ce qu’il compte agir ? Qui sait ? Le problème que l’on affronte aujourd’hui ne peut pas se résoudre avec un livre. J’ai juste besoin d’écrire.
Au même moment où vous recevez le National book award pour un livre sur le racisme, Donald Trump est en tête de la course aux primaires républicaines. Comment expliquez-vous son succès?
Cela tient en deux mots : racisme et rancœur, deux forces qui ont toujours été très puissantes dans la politique américaine – tout comme en France. Trump pourrait gagner les primaires, mais il ne pourra pas remporter la présidentielle. Son discours ouvertement xénophobe ne passera ni en Californie, ni à New York, ni dans l’Illinois… Même les Etats du Sud sont de plus en plus divers d’un point de vue démographique : les Afro-Américains se réinstallent en masse en Virginie ou en Caroline du Nord, des Etats que leurs ancêtres avaient quittés au moment de la grande migration en 1910.
Vous avez eu des mots très durs sur votre lectorat blanc, en disant que vous étiez surpris qu’il s’intéresse à vos écrits…
Moi, je veux parler avec ma communauté, parler et écrire comme je le veux, sans avoir à me soucier de ce que pensent les Blancs. Si je commence à me demander comment écrire pour répondre aux envies de mon lectorat blanc, c’est la fin de ma carrière d’écrivain. Clairement. Ce n’est plus de la littérature, ça devient de la propagande.
Dans Une colère noire, vous écrivez : “En Amérique, la destruction du corps noir est une tradition – un héritage.” Avez-vous emprunté cette rhétorique du corps au féminisme?
Quand j’étais étudiant à Howard, une fac de Washington DC, j’ai pris des cours de théorie féministe. La prof parlait constamment du corps des femmes, du corps des femmes, du corps des femmes… Je ne comprenais pas très bien. C’est plus tard que j’ai compris : tous les opprimés sont opprimés par le corps. L’oppression est physique. Le viol n’est pas un problème théorique, c’est littéralement prendre possession du corps d’un autre. Rien qu’en parler efface déjà la dimension physique de l’acte, vous voyez ce que je veux dire ? Tout comme la question du droit à l’avortement, qui n’est pas un problème théorique mais un problème physique. C’est vrai que je ne fais pas beaucoup référence au corps noir féminin dans le livre, je me place plutôt dans un corps d’homme. Mais la théorie féministe reste l’une de mes influences.
Vous êtes journaliste, votre livre n’est pas un livre de fiction, mais vous vous décriez comme un écrivain…
(Rires) Ça, c’est une remarque très française !
(Rires) Désolée !
Non je vous explique, ici il n’y a pas de tradition de “creative nonfiction”, de la non-fiction romancée en quelque sorte. Ça n’existe pas. (Silence.) Goddammit, that’s the most incredible thing in the world ! (rires) Le journalisme, c’est un type d’écriture, le roman, c’est un type d’écriture… je suis un writer, un écrivain dans tous les cas. Vous connaissez le magazine The New Yorker? Voilà, c’est ça. La creative nonfiction a l’esprit d’un roman, avec une voix, un rythme, une mise en scène, tout en portant un propos d’enquête. Il y a des éléments de journalisme dans ce que j’écris, mais ce n’est pas ça.
Est-ce que c’est quelque chose que vous avez appris de David Carr (grande figure du New York Times, ex-toxicomane au caractère de cochon, mort l’année dernière – ndr)?
Hum. (Silence.) Lui, c’est ma meilleure influence. David était… David serait si fier maintenant. C’était un mec génial. Il m’a appris à ne jamais arrêter de poser des questions, de continuer. Il était si dur avec moi. On me demande pourquoi je suis aussi dur dans mes écrits, aussi sec, mais c’est parce qu’on m’a appris à virer le bullshit, de foncer dans le tas. Il ne faut pas écrire pour que les gens se sentent à l’aise. Non. Ça, c’était David. Il m’a aussi appris que rien ne vaut une bonne histoire pour faire passer des idées radicales. Par exemple, quand j’ai voulu traiter le sujet des réparations que le gouvernement américain devrait verser aux descendants des esclaves, je n’ai pas écrit une tribune, je suis allé raconter l’histoire de Clyde Ross, qui toute sa vie a vécu le racisme le plus brutal. C’est un peu la méthode du cheval de Troie. Il faut un arc narratif, un récit, pour expliquer une situation.
C’est la fin de notre entretien. Comment avez-vous commencé à collaborer avec Marvel et HBO?
Avant de sortir le livre, Marvel m’avait contacté pour écrire le scénario de plusieurs comics mettant en scène le super héros Black Panther. Pour HBO, c’est David Simon, le créateur de The Wire, qui m’a proposé de collaborer avec lui sur une nouvelle série. Je n’ai pas le droit d’en parler pour le moment (rires).
Journalisme, livres, comics, série… Avez-vous l’impression d’être devenu la voix de votre génération?
(rires) J’essaie juste de m’en sortir. Ecrire, c’est si difficile.
Propos recueillis par Mathilde Carton
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