Retour sur une bataille et un chef-d’œuvre rêveur, récompensé par la Palme d’or en dépit d’une presse parfois malveillante.
Cannes, dimanche 23 mai 2010. 20 h 30. “Le film m’a paru aussi étrange et beau qu’un rêve.” C’est par ces mots laconiques mais fermes que Tim Burton, président de jury en fin d’exercice, légitime, à la conférence de presse post-palmarès, l’attribution de sa Palme d’or.
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Le film s’intitule Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures et le nom du cinéaste thaïlandais qui en est l’auteur contraint la presse internationale à de périlleux exercices articulatoires (assortis de blagues parfois lourdes) : Apichatpong Weerasethakul.
Une œuvre déjà culte avant 2010
Le choix s’avère du genre clivant. Une partie sensible de la presse internationale (dont Les Inrocks) fait la ola. La consécration palmée d’Oncle Boonmee vient couronner dix ans de militantisme critique à claironner que ce Thaïlandais génial est l’un des deux ou trois artistes majeurs apparus au XXIe siècle naissant.
Au nom du public, la critique réac répand son fiel
Découvert lors de son deuxième film (Blissfully Yours, 2002) à Un certain regard, déjà récompensé avec le troisième (prix du jury pour Tropical Malady, 2004), Apichatpong Weerasethakul est un enfant cannois et cette Palme pour son sixième film propulse en pleine lumière une œuvre qui, dans l’ombre de l’art et essai pointu et de la cinéphilie, bénéficiait du plus grand culte.
Mais la pleine lumière parfois aveugle. Tout à coup très exposée, l’œuvre subit de violentes attaques. Le choix du jury présidé par Burton est taxé d’arrogant et d’élitiste. Certains critiques crient à la fraude. Et cette sédition populiste (car c’est toujours au nom du public, qui a bon dos, que la critique réac répand son fiel) trouve son acmé dans les colonnes et sur le site du Figaro, où les critiques maison distribuent des gerbes de haine anti-Boonmee (déclaré “Palme de l’ennui”).
Une victoire artistique en pleine guerre civile
“Je dois être extrêmement protégé car je n’ai pas su à l’époque qu’une partie de la presse française s’était déchaînée contre le film. En Thaïlande en revanche, les médias ont rendu compte de la victoire cannoise comme un exploit national. Même des médias qui ne s’intéressent que très peu au cinéma et vraiment pas du tout au type de films que je fais en ont parlé.”
Pourtant, cette victoire artistique intervient à un moment où le pays fait la une de la presse internationale. Depuis le 14 mars, une guerre civile fait rage. Le parti antigouvernemental, dit des “chemises rouges”, proteste dans les rues de Bangkok et est réprimé par les forces du gouvernement, “les chemises jaunes”, de façon particulièrement sanglante. Alors que le Festival de Cannes est commencé depuis quelques jours, un important leader de l’opposition est abattu d’une balle dans la tête.
C’est dans ce contexte de turbulences extrêmes que le cinéaste part pour Cannes. “Le jour où je suis parti était le pire. On n’avait jamais connu un tel chaos à Bangkok. Mais tout cela devait arriver : tout à coup, les sous-privilégiés ont pris la parole, ont été assez courageux pour exprimer leurs besoins et déclencher une guerre de classe.”
Une épouse défunte, un fils disparu
Bien qu’enfouie sous l’apparence d’une chronique panthéiste d’une infinie douceur, cette violence politique est inscrite dans le film. Son coproducteur français, Charles de Meaux, en raconte la genèse. “Jo (tel que ses proches surnomment Apichatpong Weerasethakul – ndlr) est parti d’un texte très connu en Thaïlande. Traditionnellement, au moment de mourir, les gens ont pour coutume de faire écrire leur vie par un moine. L’un de ces textes, datant du XIXe siècle, s’intitule Oncle Boonmee. Il a profondément marqué Jo, qui a essayé d’en interroger les fondements. Mais ce texte ancien, il le fait résonner avec l’histoire récente de la Thaïlande.”
Une zone entre l’ici et l’ailleurs, les vivants et les morts
On suit donc l’agonie d’un vieil homme, installé dans une zone rurale au nord du pays. Ses proches s’installent chez lui. Mais pas seulement ceux qui sont encore en vie. Son épouse défunte, son fils disparu et réincarné en grand gorille aux yeux rouges jaillissent de la jungle et accompagnent aussi le mourant dans sa dernière traversée.
Le film campe sur une zone interstitielle entre l’ici et l’ailleurs, les vivants et les morts, les êtres de chair et les esprits. Mais les fantômes libérés sont aussi ceux de l’histoire. Les massacres perpétrés contre les militants communistes dans les années 1970, auxquels a participé l’oncle Boonmee, reviennent le hanter dans ses derniers jours.
Un triomphe à l’échelle confidentielle de Weerasethakul
En France, porté par sa Palme d’or, Oncle Boonmee rassemblera près de 130 000 spectateurs. Une contre-performance pour une Palme d’or mais un triomphe à l’échelle du cinéma confidentiel d’Apichatpong Weerasethakul, dont aucun autre film n’avait jusque-là dépassé 20 000 entrées. En Thaïlande, passé la minute de gloriole nationale, le film n’a été distribué qu’avec une copie et n’a pas dépassé les 5 000 spectateurs.
Mais comme le dit son monteur, Lee Chatametikool, quelle que soit la fortune commerciale de ses films, Apichatpong Weerasethakul est un role model pour tous les jeunes artistes du pays : “Il a accompli un parcours qu’aucun cinéaste n’avait accompli. Du coup, il donne la force d’espérer des choses qui paraissent impossibles.”
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