En 1996, le jeune réalisateur révolutionne la comédie d’appartement parisienne avec un film au souffle romanesque incomparable. Une génération d’acteurs émerge alors et le cinéma d’auteur se trouve ainsi rebooté.
A bien y réfléchir, et sans médisance aucune, c’est un film qui semble d’abord prendre ses racines dans une norme de ce que serait le cinéma français, ou même (plus généralement) l’écriture française : norme littéraire, romanesque, sentimentale, naturaliste.
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En même temps, c’est un film qui incendie ce cadre pour produire un flamboyant hors-norme, un véritable jamais-vu, par son langage, ses caractères, sa durée (trois heures), ne serait-ce même que par son titre.
Cérébral et sexuel
Des paradoxes comme celui-ci, Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle) en regorge : cérébral et sexuel, populaire et élitiste, dépressif et euphorique…
L’histoire est la suivante : Paul Dédalus (Mathieu Amalric), patronyme emprunté au Portrait de l’artiste en jeune homme de James Joyce, est un universitaire qui ne parvient pas à terminer sa thèse de philosophie.
Il est pris entre trois femmes : celle qu’il ne parvient pas à quitter, Esther (Emmanuelle Devos), un peu fruste, n’appartenant pas tout à fait à son univers d’intellectuels en vieux pulls verdâtres ; celle qu’il ne pourra jamais conquérir, Sylvia (Marianne Denicourt), avec qui il flirte (douloureusement) bien qu’elle soit la compagne de son meilleur ami ; et une troisième, venue s’ajouter incongrument à ce sac de nœuds, Valérie (Jeanne Balibar), qui le séduit en le défiant et le pousse joyeusement dans ses retranchements, agissant comme un virus pour tirer de Paul une force insoupçonnée.
En toile de fond, une affaire d’amnésie : un ancien ami de Paul, devenu un pop philosophe imbuvable et couronné de succès, revient enseigner à Nanterre ; ils ne s’adressent pas la parole, mais Paul ne parvient pas à se rappeler pourquoi ils se sont disputés…
La mère, l’amante, la fille
On peut imaginer à quel point Comment je me suis disputé… était, aux premiers temps de son écriture, un capharnaüm de scènes entremêlées. En premier lieu, sont disposés ces trois archétypes féminins (la mère, l’amante, la fille), comme des pôles autour d’une figure centrale masculine – cette trinité féminine est aussi illustrée dans Conte d’été d’Eric Rohmer, sorti quasi simultanément (juin 1996), nous laissant libres d’imaginer un certain passage de relais dans le cinéma d’éducation sentimentale à la française.
Puis s’ajoute cet étrange antagonisme masculin, mais aussi une multitude de “films dans le film”, accordant aux personnages secondaires de larges moments, des scènes satellitaires et pourtant fondamentales – ce frère, interprété d’ailleurs par le propre frère d’Arnaud, Fabrice Desplechin, qui découvre sa foi en couchant avec Marion Cotillard (“Elle, en culotte, qui dansait, c’était l’image la plus exacte de l’Esprit saint.”) et décide illico d’entrer dans les ordres ; ce compagnon de Valérie, joué par Denis Podalydès, qui livre un long et poignant monologue sur sa condition d’homme médiocre ; et beaucoup, beaucoup d’autres de ces séquences, montées comme des alvéoles dans le film.
“Démonstration sur la nature de l’amour ou de la rivalité”
C’est là qu’intervient Emmanuel Bourdieu, philosophe, universitaire et coscénariste du film, venu aider Arnaud Desplechin dans la dernière partie de son travail d’écriture et d’agencement des fragments du projet.
“J’avais déjà un monticule de scènes et une vraie hétérogénéité”
Le réalisateur raconte : “J’avais déjà un monticule de scènes et une vraie hétérogénéité. Cette hétérogénéité était désirée, mais s’accompagnait de l’envie que le film soit une démonstration : démonstration sur la nature de l’amour ou de la rivalité, ou de la connaissance, etc. On a donc introduit une colonne vertébrale, très liée au philosophe Stanley Cavell, qui serait le parcours d’un sceptique. Paul, sceptique, se demande : comment est-ce que je peux être sûr d’avoir connu quelqu’un, d’avoir aimé, même maladroitement ?”
Mettre donc le film en branle, initier une réflexion dialectique qui sublimerait les envies éparses de scènes et les situations isolées, sans toutefois saborder cette dimension efflorescente, cette incroyable générosité du film. “J’étais très attaché à ce que l’hétérogénéité des scènes soit conservée et traduise un hédonisme, un côté élégiaque : une élégie urbaine, parisienne bien sûr… Que la démonstration ne soit pas sèche, mais sensuelle.”
Woody Allen, le modèle
Sensuelle, on pourrait ajouter truculente, tant le texte de Desplechin parvient à être à la fois d’une souveraine sophistication quant à l’examen des sentiments et d’un humour ravageur (voir la scène mémorable où Paul et son cousin évoquent les filles “pieds” et les filles “genoux”, rapport à leur position favorite lorsqu’elles font l’amour au-dessus du garçon).
De son propre aveu, le cinéaste venait de faire “deux films nobles”, La Vie des morts et La Sentinelle, films de deuil et de spectres, en face desquels Comment je me suis disputé… allait exprimer une volonté plus profane, vivante, joyeuse et d’autant plus perçante dans son étude de caractères.
Or, Desplechin a un modèle américain très cher : Woody Allen. Celui de Manhattan, de Maris et Femmes, le détenteur, certes d’un talent comique légendaire, mais aussi d’une efficacité analytique du langage (dans le même genre, le cinéaste cite aussi Jerry Seinfeld) que tout spectateur de comédies américaines a maintes fois envié à la langue de Shakespeare.
La rigueur un peu distanciée du français
Avec l’anglais, l’examen intime prend toujours une dimension plus performative et agissante qu’avec la rigueur un peu distanciée du français. Une préoccupation centrale du cinéma de Desplechin consiste à réussir – à force de cisèlements percutants du texte, d’alchimies délicates entre registres argotique et soutenu, de perception du sens profond de l’aphorisme et de la punchline – à inventer un langage en français, approchant cette dynamique, cette liberté.
“La singularité ne se voyait que jouée”
A l’époque, Desplechin est déjà entouré de sa bande naissante de collaborateurs. Les acteurs principaux que sont Emmanuelle Devos, Marianne Denicourt, Thibault de Montalembert et Emmanuel Salinger ont déjà tourné dans ses deux précédents films.Il corrige : “Ce n’était pas un ‘désir’ ; je me suis simplement rendu compte que je savais le faire. Et c’est marrant : ça ne se voyait pas au scénario. La singularité ne se voyait que jouée. On n’a pas eu tout de suite l’avance sur recettes : ils ont fait la fine bouche et moi je pensais : ‘Merde, c’est singulier quand même ! On a trouvé un truc, une solution à cette différence entre le cinéma d’auteur français et le cinéma populaire américain.”
Le cinéaste de 35 ans, dès lors qu’il les a choisis pour Comment je me suis disputé…, n’est pas encore absolument sûr de qui jouera qui, lui qui goûte notoirement les interversions impromptues, pouvant aisément échanger les répliques de deux personnages en quasi-dernière minute.
Qui est Paul Dédalus ?
Alors que le casting des trois femmes est finalement conclu par l’engagement de Jeanne Balibar (à laquelle il faudrait ajouter le quatrième personnage plus en retrait de Chiara Mastroianni), reste une épineuse question : qui est Paul Dédalus ?
On l’a dit : un sceptique. Sceptique sur cette seule question : est-ce que la vie lui arrive ou n’est-il qu’un perplexe de passage chez les vivants, condamné à les admirer, à contempler sans voix leur incarnation ?
Il n’est pourtant pas fade, ni vraiment spectral, au contraire : il fait bien ici et là l’expérience physique de l’amour, de l’orgueil, de la colère, du sexe, mais sans que cela ne semble le guérir de son sentiment de paralysie ou lui donner au moins l’impression que son existence se déroule.
Tout cela se devine sur le visage de Mathieu Amalric, encore inconnu à l’époque, réalisateur de courts métrages, dans l’un desquels Arnaud Desplechin l’a vu jouer (Les Yeux au plafond).
Grandes et belles actrices
Lorsqu’il donne la réplique aux autres personnages, se lit dans ses yeux un état sidéré d’attention, d’écoute de l’autre, de fascination, en même temps qu’une discrète tendance au mimétisme.
Rien de cela n’est bien sûr étranger au drôle de rapport qu’Amalric entretient avec ces grandes et belles actrices, toutes plus expérimentées que lui. Mais c’est d’un acteur aussi attentif, aussi polymorphe dont le film a besoin pour que puissent apparaître, comme dignement compris et regardés, tous les paradoxes qui agitent – et sauvent – les trois personnages féminins principaux.
“Il n’y a pas de plus malicieuse raison que la prétendue folie de Valérie”
Paradoxes énoncés ainsi par Desplechin : “Esther est bête, Sylvia est amère, Valérie est folle ; mais il n’y a pas de plus grande intelligence que la bêtise d’Esther ; il n’y a pas de plus grande générosité que l’amertume de Sylvia ; il n’y a pas de plus malicieuse raison que la prétendue folie de Valérie.”
Amalric : “Ce film m’a inventé”
Amalric le dira à plusieurs reprises :“Ce film m’a inventé.” Un défi : la proposition ne lui est faite que dix jours avant le tournage, le texte est colossal…Un événement personnel : il rencontre Jeanne Balibar sur le tournage, ils vivront dix ans ensemble et auront deux enfants. Un succès professionnel : il reçoit le César du meilleur espoir masculin et entame – sans l’avoir prévu – la brillante carrière de comédien que l’on sait.
Mais ce que le film invite en lui, c’est aussi la reconnaissance de son double, le nœud d’une complicité fraternelle avec Desplechin qui dure encore aujourd’hui : fascination mutuelle, dialogue riche et fructueux, fidélité parmi les plus fortes du cinéma d’auteur français contemporain.
L’acteur ajoute : “Dans la microseconde après avoir accepté le rôle, je pensais : ‘Fais un film à toi, tout de suite après.’ Et le lendemain de la fin de tournage, je pars en Turquie chez un ami et j’écris Mange ta soupe (son premier long métrage – ndlr). Si Comment je me suis disputé… y a apporté quelque chose ? Je ne sais pas où, ni comment, mais c’est absolument évident.”
“Arnaud crée la richesse du jeu”
Emmanuelle Devos ajoute : “Il joue beaucoup pour montrer aux comédiens et se tient pendant les prises tout près de nous, sous la caméra. Je me rappelle d’Eric Gautier qui lui tapait sur la tête quand la fumée de sa cigarette apparaissait dans le cadre ! On sent toujours sa présence, ce qui a même pu déranger certains acteurs avec qui il a travaillé.”
Ces acteurs, ce sont aussi des physiques, et là il faut réparer une injustice faite à Desplechin : celle qui consiste à faire de son cinéma un pur cinéma de texte. “On croit que ce sont des films où l’on ne fait que parler, mais ils sont très corporels. On tombe beaucoup, notamment. Arnaud crée la richesse du jeu, il décortique tout et il est très fort en gestes”, précise Amalric.
“Arnaud Desplechin peut faire jouer un portemanteau !” Mathieu Amalric
Aux César, où il reçoit le prix du meilleur espoir masculin, Amalric, ému et stupéfait, prononce un discours où il cite ses camarades nommés (Jeanne Balibar et Emmanuelle Devos) ou précédemment récompensés (Emmanuel Salinger pour La Sentinelle) et rappelle qu’“il y a une personne derrière tout ça, c’est Arnaud Desplechin. Et il peut faire jouer un portemanteau !”, avant de quitter la scène devant une salle hilare.
La science du jeu et des gestes est bien sûr aussi le ciment d’un érotisme. Pas un érotisme glamour, chichiteux, mais un érotisme des mouvements simples, des matières même ingrates, de la beauté souvent dure et crue des visages.
Sensualité bergmanienne
Desplechin et Eric Gautier aspirent à rendre cette sensualité bergmanienne des carnations, des peaux. Même si le chef op a déjà un peu d’expérience au moment du tournage (notamment La Vie des morts), Comment je me suis disputé… est de son propre aveu son premier vrai “travail périlleux sur la pellicule”.
Il utilise une Agfa, peu plébiscitée pour la couleur à cause de son manque de naturalisme lié à de drôles de dominantes magenta ou vertes. Elle périclitera, même si d’autres directeurs de la photographie apprécient alors sa singularité comme Christopher Doyle pour Chungking Express de Wong Kar-wai.
Elle confère au résultat final une richesse chromatique très inhabituelle dans le genre du “cinéma d’appartement parisien”. On croirait une collection de séquences issues de plusieurs films différents.
A chaque scène sa dominante : adieux sur le boulevard, entre flaques étincelantes de pluie argentée ; confidences nocturnes, radicalement sous-exposées ; ou encore quelques instants résolument expressionnistes, comme le basculement lumineux à la découverte d’un journal intime rempli de secrets.
“On dormait avec Jeanne sur un lit de camp”
A Cannes, le film est en compétition aux côtés notamment de Fargo des frères Coen et de Crash de David Cronenberg. Amalric se souvient : “Il y avait un aspect Cendrillon. On dormait avec Jeanne sur un lit de camp, les filles s’étaient fait prêter des robes pas très chères…” Comment je me suis disputé… n’obtient aucun prix – à ce jour, huit des onze longs métrages d’Arnaud Desplechin ont été sélectionnés à Cannes et aucun n’a été récompensé – mais constitue un des événements les plus remarqués du Festival. Un mot un peu facile à dégainer commence déjà à se faire entendre : “générationnel”. Est-il fondé ?
Sortant dans la foulée de sa présentation cannoise, le film rassemble 250000 spectateurs. On peut parler de succès.Mais de quel succès ? Celui de Comment je me suis disputé… ne se mesure pas tellement par le nombre. Ce sont les jeunes cinéphiles qui l’adoptent tout de suite.
“J’étais complètement subjuguée”, “je voulais ressembler aux personnages”, “ce fut un passage initiatique”, lit-on dans les témoignages recueillis quelques années après par Télérama. Dans les années suivantes, le film renouvellera toujours cette capacité à ainsi s’inviter dans l’intimité de ses spectateurs, à leur être proche et précieux.
L’origine des axes de l’œuvre de Desplechin
Dans les Cahiers, Antoine de Baecque signe avec “Le livre ouvert” un beau texte qui pressent bien cette dimension-là : “Il est étonnant de voir qu’un milieu restreint et des personnages communs sont ici capables de se mesurer au monde, de se confronter aux histoires de chaque spectateur et d’en supporter la concurrence. Là où nombre des films s’écroulent de façon dérisoire, Comment je me suis disputé…, pourtant totalement égocentré, résiste, et résiste longtemps.”
Le film est en effet le magnum opus, l’origine des axes de l’œuvre de Desplechin – statut qu’il ne renie pas du tout : “ce film m’a inventé”, dit-il aussi, reprenant mot pour mot et malgré lui les termes d’Amalric.
Les acteurs, les structures, les noms de Comment je me suis disputé… ne cesseront de tournoyer dans ses films suivants. Jusqu’à Trois souvenirs de ma jeunesse qui se pose carrément, en 2015, comme un prequel lycéen au film, racontant la jeunesse de Paul (Quentin Dolmaire) et Esther (Lou Roy-Lecollinet) ; film avec lequel Desplechin soulève l’épineuse question de l’âge, du risque de vieillissement de son cinéma, de sa capacité à filmer la jeunesse.
Pour s’en tirer haut la main avec ce langage qui n’appartient qu’à lui, ce style emporté et souverain, cette qualité littéraire toujours aussi vivante et atemporelle à la fois. Dolmaire et Amalric, qui selon le souhait de l’auteur ne se rencontrent pas avant le tournage, ne trouveront qu’une seule explication à cette très forte parenté qui les unit pourtant à l’écran, dans la diction, les gestes, la présence : “C’est l’écriture. C’est l’écriture d’Arnaud.”
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